Voici la huitième partie d'une série
d'articles traitants des événements de mai-juin 1968 en France. La première
partie, mise en ligne le 28 mai, traite du développement de la révolte
étudiante et de la grève générale jusqu'à son apogée fin mai. La seconde
partie, mise en ligne le 29 mai, examine la manière dont le Parti
communiste (PCF) et son pendant syndical, la CGT, ont permis au président
Charles de Gaulle de reprendre les choses en main. Les troisième
et quatrième
parties, mises en ligne les 21 juillet et 12 août, s'intéressent au rôle joué
par les pablistes ; les quatre dernières parties examinent le rôle de
l'organisation de Pierre Lambert, l'Organisation communiste internationale (OCI).(
cinquième
partie, sixième
partie,septième
partie).
Le profil
politique de Pierre Lambert
En conséquence de l'échec de la Socialist Labour League
(SLL) britannique à analyser la dégénérescence politique de l'OCI, cette
histoire est restée dans l'ombre durant de nombreuses années. L'on savait peu
de choses sur l'évolution politique de l'OCI, ses débats internes et le profil de
ses dirigeants.
Cependant, durant les 15 dernières années, un grand nombre
de mémoires personnels, de travaux historiques de qualité variable et d'études
universitaires sérieuses sont parus en France au sujet du mouvement trotskyste.
Une raison importante de cet intérêt grandissant tient à la nomination de
Lionel Jospin, ancien membre de l'OCI, comme premier ministre après la victoire
électorale du PS en 1997, et aux succès électoraux de trotskystes autoproclamés
comme Arlette Laguiller et Olivier Besancenot.
En septembre 2006, Jean Hentzgen a soutenu son mémoire de
maîtrise, une étude détaillée de l'histoire des débuts de l'OCI, à la faculté
d'histoire de l'Université de Paris I, sous la direction de Michel Dreyfus,
auteur d'une histoire de la CGT et historien des mouvements ouvriers modernes
en France. [36]
S'appuyant sur un fond d'archives important, des entretiens
avec des témoins des événements et des travaux antérieurs, l'auteur nous
présente l'histoire de la majorité du PCI [prédécesseur de l'OCI] de 1952 à
1955. En 1952, Michel Pablo avait exclu la majorité de la section française, le
PCI, de la Quatrième Internationale parce qu'elle s'opposait à la politique de « l'entrisme
sui generis », c’est-à-dire, de l'entrée dans le Parti
communiste s'appuyant sur la dissolution du PCI en tant qu'organisation
indépendante. En 1953, la majorité du PCI faisait partie des organisations
fondatrices du Comité international de la Quatrième Internationale. À partir de
1965, elle s'est appelée l'OCI.
Le travail d'Hentzgen établit clairement qu'il y avait, dès
le début, deux courants différents dans le PCI. L'un, mené par Pierre Lambert,
était caractérisé par une approche syndicaliste. Il concentrait son travail sur
les syndicats et, plus tard, sur le milieu social-démocrate. L'autre, mené par
Marcel Bleibtreu, mettait l'accent sur la polémiqueavec le Parti
communiste.
Le conflit entre ces deux courants gagna en intensité et en
âpreté. En mars 1953, Lambert remplaça Bleibtreu en tant que dirigeant de
l'OCI. Deux ans plus tard, Bleibtreu et ses camarades les plus proches étaient
expulsés du parti malgré les protestations du Comité international. Ces deux
factions présentaient des faiblesses politiques importantes, et beaucoup des
questions complexes liées à la lutte contre le révisionnisme pabliste ne furent
jamais clarifiées dans la section française.
Bleibtreu, sous le pseudonyme de Favre, fut le premier à
s'opposer aux thèses révisionnistes de Pablo lors d'une réunion du Comité
exécutif international de la Quatrième Internationale en novembre 1950. Sous le
titre « Où va Pablo ? » il soumit ces thèses à une critique
politique et théorique intensive. [37]
Ce document fut publié en juin 1951 et contribua de façon
très importante à l'orientation politique de la majorité de la section française.
Bleibtreu, le dirigeant le plus important de la tendance, était né en 1918 et
avait rejoint les trotskystes français en 1934, alors qu'ils travaillaient dans
la SFIO social-démocrate. Après la guerre, il publia le journal du parti, La
Vérité, et devint le secrétaire politique du PCI. Il était médecin de
profession, et mourut en 2001.
Pierre Lambert (1920-2008) avait rejoint le groupe de
Raymond Molinier et Pierre Frank en 1937, groupe qui, de par sa ligne
opportuniste différait fortement de Trotsky comme de la ligne officielle de la
section française à ce moment-là. Durant la guerre, Lambert était actif dans
les syndicats illégaux, et après la réunification des trotskystes français en
1944 il dirigea leur travail syndical. Il apporta son soutien à la majorité
opposée aux pablistes après quelques hésitations. L'une des principales raisons
de son soutien à ceux qui s'opposaient aux pablistes semble avoir été que la
politique d'« entrisme sui generis » risquait de
détruire le travail syndical du PCI. Dans le contexte de ce travail, beaucoup
de camarades plus jeunes des usines s'étaient courageusement opposés aux
staliniens.
De nombreux aspects de la politique suivie plus tard par
Lambert étaient déjà apparents avant la rupture d’avec les pablistes.
Nous avons déjà relevé qu'en 1947 il avait fait passer une résolution au PCI
insistant sur l'indépendance complète entre les syndicats et les partis
politiques. De 1950 à 1952, Lambert participa à la publication d'un journal
syndical, intitulé L'Unité, dont le comité de rédaction comprenait des
syndicalistes de différentes orientations politiques. À côté des trotskystes du
PCI, il y avait des anarchistes et des réformistes, y compris des
anti-communistes déclarés. Certains d'entre eux – tel l'anarchiste
Alexandre Hébert qui fut secrétaire du syndicat Force Ouvrière en
Loire-Atlantique de 1947 à 1992 – ont conservé une loyauté à vie envers
Lambert.
En juillet 1952, le PCI tint son huitième congrès où, pour
la première fois, la majorité et la minorité pabliste se réunirent séparément.
Au cœur du congrès de la majorité, il y avait la lutte contre les
pablistes, sur laquelle Bleibtreu et Lambert s'accordaient. Ils s'accordaient
également sur le fait que l'OCI ne devait pas se laisser exclure de la
Quatrième Internationale, mais plutôt rester à l'intérieur et se battre pour un
changement d'orientation et pour sa réintégration.
Cependant, des tensions se développèrent concernant les
questions sur lesquelles concentrer le travail politique. Bien que Bleibtreu rejetât
la politique de Pablo de dissoudre la section entière dans le Parti communiste,
il considérait qu'il fallait développer une faction secrète de cadres choisis à
l'intérieur du Parti communiste. Pour sa part, Lambert était d'avis que
l'organisation était trop faible pour ce genre de travail et cherchait à concentrer
toutes les forces du parti sur le travail syndical.
Ces tensions s’amplifièrent dans les mois qui suivirent.
Lors d'une réunion du comité central, fin décembre, Bleibtreu se chargea du
rapport politique ; Lambert du rapport syndical. Hentzgen résume les
points de vue opposés ainsi :
Pour Bleibtreu, « le PCI doit combiner intervention du
parti indépendant, travail fractionnel clandestin et aide à la structuration
des oppositionnels de gauche [au PCF]. Le parti révolutionnaire se construira à
partir de cette opposition de gauche. »
Et pour Lambert, « la tâche première des
révolutionnaires consiste à reconstruire les organisations syndicales très affaiblies :
CGT d'abord, mais aussi FO. Le militantisme syndical permettra aux trotskystes
de pénétrer au sein des masses et de s’y enraciner. Par
l’efficacité de leurs mots d’ordre et les actions qu’ils
proposeront, les trotskystes parviendront à faire agir les travailleurs et
joueront peu à peu le rôle de direction. » [38]
Ces deux points de vue étaient dangereusement proches de
ceux des pablistes, qui disaient que le parti révolutionnaire n'émergerait pas
des cadres existants de la Quatrième Internationale, mais d'une fraction de
gauche à l'intérieur d'organisations stalinienne ou réformiste influencées par
les trotskystes.
Les espoirs de Bleibtreu quant au développement d'une
opposition de gauche dans le Parti communiste français (PCF) trouvent leur
expression la plus claire dans son alliance avec André Marty. Ce vétéran du
stalinisme, qui tirait son prestige d'une mutinerie sur un navire de guerre
français au large d'Odessa en 1919, avait été secrétaire de l'Internationale
communiste de 1935 à 1943 et avait organisé les brigades internationales
pendant la guerre d'Espagne. Il tomba en disgrâce en 1952 et fut exclu du PCF.
Bien que les actions brutales de Marty contre les oppositionnels de gauche en
Espagne lui aient valu le surnom de « Boucher d'Albacete » et qu'il n’y
avait guère d’indication qu'il ait fait une sérieuse remise en question
de son passé stalinien, Bleibtreu le considérait comme le dirigeant d'une
opposition de gauche.
Bleibtreu rencontra personnellement Marty, qui déclara son
intérêt pour une collaboration, mais ce dernier était également en contact avec
les pablistes. La majorité du PCI mena une campagne pour défendre Marty, et
créa les Comités de redressement communiste pour l'occasion, ceux-ci étaient censés
former une opposition de gauche contre la direction stalinienne. En janvier
1953, La Vérité, lança un appel à Marty : « Allez de l’avant,
et vous serez le porte-parole d’abord, l’organisateur ensuite, du
prolétariat révolutionnaire de ce pays ! » [39]
Bleibtreu courtisa Marty durant trois ans environ,
rencontrant une opposition importante dans le PCI. Bleibtreu gagna la réputation
de prôner « le pablisme sans Pablo », ce qui sapa considérablement
son autorité. À partir de mars 1953, il était en minorité au comité central et
Lambert prit la direction du PCI.
Alors que Bleibtreu maintenait le contact avec André Marty,
Lambert plaçait de grands espoirs dans un autre membre dirigeant du Parti
communiste français, Benoît Frachon, le chef de la fédération syndicale CGT.
En 1951 et à nouveau en 1953, Frachon appela à l'unité
d'action de tous les syndicats et gagna ainsi le soutien complet de Lambert.
Bien qu'il y ait eu des tensions entre Frachon et d'autres dirigeants du PCF,
elles ne furent jamais de nature fondamentale. Le tournant de la CGT vers « l'unité
dans l'action » était plutôt lié au fait que le PCF envisageait la
possibilité de rejoindre le gouvernement et cherchait par conséquent à se
rapprocher des partis réformistes.
En 1954, le PCF apporta bien son soutien à un gouvernement
de coalition des socialistes, radicaux-socialistes et gaullistes de gauche sous
la direction de Pierre Mendès-France. Lambert, cependant, déclarait que
l'appareil de la CGT était – contrairement à celui du PCF – attaché
aux masses.
La revendication de l'unité était au cœur du travail
syndical du PCI. À partir de 1953, il appelait à l'organisation d'« assises
pour l'unité d'action syndicale » pour réunir les représentants de
différentes organisations syndicales au niveau local et national. Les membres
du PCI dans les syndicats avaient reçu l'instruction de lier tous les problèmes
de la vie syndicale par le slogan des « Assises nationales pour l'unité
d'action syndicale. »
Le PCI maintint une position très complaisante à l'égard des
dirigeants syndicaux. En mars 1954, il organisa une conférence nationale qui se
concentrait expressément sur l'« unité dans la démocratie » et non
sur le programme du parti. L'apparition à cette conférence de George
Frischmann, secrétaire général du syndicat des Postes et haut fonctionnaire à
la CGT, fut fêtée comme un grand succès. Par la suite, le « Comité
permanent des Assises » envoya une délégation qui comprenait trois
trotskystes aux différents sièges des syndicats, dont la CGT.
Finalement, Lambert rencontra personnellement le dirigeant
de la CGT, Frachon, et sur son insistance, fut à nouveau accepté en tant que
membre de ce syndicat dont il avait été exclu. Frachon croyait que la campagne
du PCI en faveur de l'unité des syndicats ne constituait pas une menace pour la
bureaucratie.
Le 16 novembre 1953, le Socialist Workers Party (SWP)
américain publia la « Lettre ouverte, » qui appelait à une rupture
avec les pablistes et à la création du Comité international. Ce fut accueilli
avec enthousiasme par le PCI. Leur isolement international arrivait à son
terme.
La Vérité, titra « Le trotskysme vaincra, un
appel des trotskystes américains contre les liquidateurs de la Quatrième [Internationale] »
Le 23 novembre, le PCI organisa la première réunion du Comité international à
Paris. Bien qu'il ne fût plus secrétaire du parti, Bleibtreu représentait le
PCI au Comité international et Gérard Bloch prit le rôle de secrétaire. En
dépit de ce changement, les controverses au PCI continuèrent de plus belle.
D'autres différends s’ajoutèrent à ceux qui existaient
déjà. Après la mort de Staline et l'écrasement du soulèvement de Berlin-Est en
juin 1953, des appréciations divergentes des partis staliniens avaient été
développées. La tendance de Bleibtreu défendait le soutien critique aux
courants ostensiblement de gauche dans la bureaucratie, alors que la majorité
du parti autour de Lambert et Bloch rejetait cette position et appelait à une
révolte des travailleurs – comme celle qui s'était produite à Berlin-Est.
Il y avait aussi des divergences concernant les mouvements
de libération nationale. Sur ce point, Lambert – à la manière des
pablistes – appelait à un soutien inconditionnel sans critiques, alors
que la tendance de Bleibtreu disait que le soutien devait être combiné avec une
critique fraternelle.
À partir de mai 1952, le PCI entretint de bonnes relations
politiques et personnelles avec Messali Hadj, le dirigeant du Mouvement pour le
triomphe des libertés démocratiques (MTLD) et du MNA (Mouvement national algérien).
Lorsque Hadj fut exclu d'Algérie par la police, des membres du PCI s'occupèrent
de ses enfants. Le MTLD était soutenu par beaucoup de travailleurs algériens en
France, certains d'entre eux avaient travaillé étroitement avec le PCI dans la
CGT. Cependant, Hadj était et restait un nationaliste bourgeois.
Avec l'éclatement de la guerre de libération algérienne en
1954, le soutien au MNA, que Lambert assimila à un parti révolutionnaire
prolétarien durant un temps, prit plus d'importance dans le travail du PCI. Le
PCI se chargea de tâches logistiques et contribua au travail clandestin. La
tendance Bleibtreu critiqua cette position et accusa la direction de faire
preuve d'« une attitude d’opportunisme servile à l’égard du
MTLD et de ses insuffisances. » [40]
En Algérie, le MNA fut supplanté par le Front de libération
national (FLN), issu d'une scission dans l'organisation secrète armée du MTLD
et ayant peu de liens avec la classe ouvrière. Il tirait sa force du soutien du
gouvernement égyptien de Gamal Abdel Nasser, qui lui fournissait des armes, et
de ses actions brutales contre ses rivaux politiques. Hadj répondit à son
isolement croissant en évoluant politiquement vers la droite. À l'été 1958, ses
partisans participèrent à des négociations avec le gouvernement français et le
PCI mit un terme à ses relations avec lui.
Les tensions entre factions au sein du PCI devinrent de plus
en plus âpres au cours de l'année 1954. Le Comité international, et surtout sa
section britannique, tenta en vain d'apaiser les tensions et d'induire une
coopération positive entre les deux ailes. Finalement, Bleibtreu et deux de ses
partisans – Michel Lequenne et Lucien Fontanel – furent exclus pour
un motif disciplinaire : ils avaient répondu à une convocation de la
police contre l'avis du bureau politique. Mais une fois au commissariat, ils
avaient refusé de faire une déposition, comme le requerrait la politique
établie du parti. Mais le bureau politique leur avait demandé d'ignorer la
convocation ce qui aurait entraîné leur arrestation.
Dans une déclaration du 21 mai 1955, le Comité international
exprima sa colère devant l'expulsion de Bleibtreu, Lequenne et Fontanel,
demandant qu'ils soient réintégrés et représentés dans tous les comités
importants du parti. Cependant, cette demande n'était pas recevable pour le
comité central du PCI qui rejeta la demande du Comité international.
La tendance de Lambert dominait alors le PCI, lequel ne
jouait qu'un rôle mineur dans le travail du Comité international. En 1963, lors
de la réunification du SWP américain avec les pablistes dans le Secrétariat
unifié, la section française resta alignée sur le Comité international.
Cependant, tous les documents importants contre la réunification furent rédigés
par la section britannique.
En France, le PCI se consacra au travail dans les usines, où
il maintint une confortable répartition des tâches avec les opportunistes de
Voix ouvrière (VO) durant plusieurs années. Cela ne se termina qu'en 1966, à la
suite de la controverse lors du troisième congrès mondial du Comité
international. Depuis 1959, les deux organisations imprimaient et distribuaient
leurs tracts devant les usines en commun. Le dirigeant de VO, Hardy,
travaillait comme visiteur médical et possédait une voiture dont il faisait
souvent profiter Lambert.
Après leur expulsion, Bleibtreu et Lequenne évoluèrent
également vers la droite. Ils rejoignirent la Nouvelle Gauche où ils développèrent
leur propre tendance et participèrent à la fondation du Parti socialiste unifié
(PSU), une organisation attrape-tout de gauche d'où ont émergé de nombreux chefs
de gouvernement et de ministres par la suite. En 1968, sous la direction de
Michel Rocard, le PSU contrôlait la fédération étudiante UNEF.
Durant quelque temps, Bleibtreu fut membre du comité
politique du PSU et en fut même secrétaire général, jusqu'à son départ en 1964.
Après cela, il fut actif dans de nombreuses initiatives – pour la paix au
Viêt-Nam, contre la pauvreté infantile, et dans les années 1990 contre
l'embargo sur l'Irak. Lequenne partit en Algérie en 1963 pour soutenir le
régime nationaliste, il y rejoignit les pablistes et devint membre du
Secrétariat unifié. De 1974 à 1995, il travailla au journal Libération.
Lequenne mourut en 2006.
Le centrisme de l'OCI qui s'exprima ouvertement en 1968
avait une longue préhistoire. En dernière analyse, il résulta de l'abandon par
la section française de la lutte contre le révisionnisme pabliste.
Fin
Notes :
36. Jean Hentzgen, « Agir au sein de la classe. Les
trotskystes français majoritaires de 1952 à 1955, » Université de Paris I,
septembre 2006.
37. « Where is Pablo Going ? » par Bleibtreu
(Favre), juin 1951 dans Trotskyism versus Revisionism, vol. 1, London, 1974.