Voici la septième partie d'une série
d'articles traitants des événements de mai-juin 1968 en France. La première
partie, mise en ligne le 28 mai, traite du développement de la révolte
étudiante et de la grève générale jusqu'à son apogée fin mai. La seconde
partie, mise en ligne le 29 mai, examine la manière dont le Parti
communiste (PCF) et son pendant syndical, la CGT, ont permis au président
Charles de Gaulle de reprendre les choses en main. Les troisième
et quatrième
parties, mises en ligne les 21 juillet et 12 août, s'intéressent au rôle joué
par les pablistes ; les quatre dernières parties examinent le rôle de
l'organisation de Pierre Lambert, l'Organisation communiste internationale (OCI).(
cinquième
partie, sixième
partie,huitième
partie).
L'évolution
de l'OCI vers la droite
Les événements de 1968 marquent un tournant
dans l'histoire de l'OCI. Au moment de la grève générale, l'OCI, dont les
racines plongeaient dans le mouvement trotskyste, avait déjà évolué dans une
direction centriste très marquée, ses choix politiques s'orientaient de plus en
plus vers les bureaucraties stalinienne et réformiste. Trois ans plus tard,
elle rompit avec le mouvement trotskyste international et devint un soutien
important du Parti socialiste français, et, par conséquent, de l'état bourgeois
français.
Le mouvement étudiant et la grève générale
avaient amené à l'OCI plusieurs milliers de nouveaux membres et de contacts.
Ils avaient rejoint une organisation qui se déclarait trotskyste, mais la
trajectoire centriste de l'OCI les orienta vers les appareils bureaucratiques.
Ils ne furent pas formés comme des marxistes mais plutôt éduqués à devenir des
opportunistes.
Ces jeunes gens, qui remplacèrent progressivement
les cadres plus âgés, jouèrent un rôle important dans l'évolution de l'OCI vers
la droite. Beaucoup d'entre eux passèrent par la suite au Parti socialiste et s’embarquèrent
dans une carrière politique qui leur ouvrit les postes les plus élevés de l'Etat.
L'évolution de l'OCI vers la droite était
fortement liée à une couche sociale à laquelle elle avait accordé une attention
toute particulière en 1968 – les bas échelons de la bureaucratie syndicale,
qu'elle appelait « les cadres organisateursde la classe ouvrière ».
Comme nous l'avons vu, l'OCI espérait que la
crise politique qui s'accentuait amènerait ces « cadres » à un
conflit avec les « appareils » et les pousserait vers la gauche. Cet
espoir s'appuyait non seulement sur une mauvaise compréhension du caractère des
syndicats, mais il reposait également sur une estimation inexacte du régime gaulliste,
dont l'OCI surestimait largement la solidité.
Dès 1958, lorsque le Général de Gaulle était
revenu au pouvoir au moment où la crise algérienne avait atteint son apogée et
qu'il avait promulgué une constitution taillée sur mesure pour ses besoins,
l'OCI avait qualifié son pouvoir de bonapartiste. « De Gaulle n’est pas un
élément parmi d’autres du personnel politique de la bourgeoisie française, »
écrivait l'OCI dans un article programmatique publié dans La Vérité au
début de 1968, sous le titre « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de
l’avant-garde. » Pour l'OCI, de Gaulle s'était imposé à sa classe et avait
obtenu son soutien parce qu'elle ne pouvait « livrer son combat contre le
prolétariat et contre ses rivales internationales que corsetée par un Etat fort
qui soumette toutes les couches sociales, mobilise toutes les ressources de
l’économie, tende tous les ressorts de la société au profit exclusif du grand
capital. » [25]
L'OCI prêtait à De Gaulle les qualités d'un
quasi-surhomme : « L’État qu’il a édifié est le corset de fer qui
permet à une bourgeoisie sénile et impotente de se tenir sur ses jambes
[…] une façade pour permettre aux dirigeants ouvriers d’entretenir les
illusions électoralistes dans les masses. »
Pendant longtemps, l'OCI mena une existence
plus ou moins cachée parce qu'elle s'attendait à ce que de Gaulle adopte une
forme de pouvoir ouvertement dictatoriale. Elle était convaincue que, dans l'hypothèse
d'une crise sérieuse, il écraserait le mouvement ouvrier avec l'aide des
dirigeants syndicaux, qui faisaient partie intégrante de l'État.
L'OCI écrivait : « Démanteler
politiquement le mouvement ouvrier, détruire et disperser les cadres
organisateurs de la classe, tel est l’objectif conjoint de De Gaulle et des
appareils. » Les « appareils » étaient confrontés à
l'alternative de « périr ou se résoudre à s’intégrer à État bourgeois et à
devenir l’agent direct de l’exécution des plans meurtriers du bonapartisme »,
alors que « les cadres organisateurs, demeurant sur le terrain de la lutte
de classe, tendent à "décoller" de la politique de l’appareil. »
Mais en 1968, la réalité était assez
différente de ce que l'OCI avait imaginé. Le régime gaulliste se révéla
nettement plus faible que l'OCI ne l'attendait. Il n'osa pas réprimer la grève
générale de 10 millions d'ouvriers par la force. Pour en venir à bout, il utilisa
non seulement les services des « appareils », mais aussi, et surtout,
ceux des « cadres » sur lesquels l'OCI avait fondé ses espoirs. Et
alors que les concessions que le régime accordait aux travailleurs étaient
relativement faibles, les vrais bénéficiaires de cette grève générale furent ces
« cadres ».
Pour une large couche de bureaucrates
syndicaux, 1968 marquait le début d'une ascension sociale qui leur garantissait
des positions bien établies et une influence politique. Une partie des accords
de Grenelle consistait en une stabilisation et une intégration légale des
syndicats dans l'industrie, un point sur lequel le gouvernement avait insisté,
contre la volonté initiale des associations d'employeurs.
Les accords garantissaient également la
continuation de l'administration conjointe du système d'assurance sociale par
les syndicats et les employeurs. Les budgets des différents régimes d'assurance
sociale, subventionnés par l'Etat, valaient des milliards, ce qui assura des
revenus toujours plus élevés pour les nombreux permanents syndicaux (dont
beaucoup de membres importants de l'OCI), alors même que le nombre de syndiqués
baissait.
De plus, l'unification des multiples
groupes sociaux-démocrates dans le Parti socialiste en 1969 et son alliance
électorale avec le Parti communiste fournit des occasions d'avancement
politique à de nombreux fonctionnaires. La « gauche », discréditée par
son rôle abject dans la guerre d'Algérie et sous la Quatrième République, était
redevenue une force politique. Ses nombreux postes au niveau local, régional et
(après l'élection de François Mitterrand à la présidence) national, se révélèrent
très attractifs.
Après 1968, l'OCI maintint son orientation
vers la bureaucratie et adapta son programme politique à son avancement social.
À partir de 1971, elle n'établissait plus de distinction entre les « cadres »
et les « appareils », faisant aussi bien la cour aux « appareils ».
Mitterrand, que l'OCI avait violement attaqué en 1968, pouvait maintenant
prendre la parole lors d'un grand rassemblement organisé par l'OCI pour le
centième anniversaire de la Commune. Le « front unique de classe »
n'était plus assimilé au « comité central de grève », mais à
l'alliance électorale entre les partis socialiste et communiste.
L'OCI alla même jusqu'à critiquer certains
groupes radicaux parce qu'ils avaient présenté leurs propres candidats. En
1969, l'OCI s'en prit violement à la Ligue communiste internationaliste pabliste
(future LCR) parce qu'elle avait présenté son propre candidat à l'élection
présidentielle, Alain Krivine. Cet acte, clamait l'OCI dans son journal des
jeunesses, Jeunesse révolutionnaire, était « destiné à diviser les
ouvriers "avancés" des ouvriers fidèles à leurs organisations et à
leurs partis » et donnait « des armes à la bourgeoisie comme à
l’appareil stalinien ». En 1974, elle condamna la participation de Krivine
et d'Arlette Laguiller de Lutte ouvrière comme des « candidatures sans
principe contre le Front Unique Ouvrier ». [26]
En 1971, l'OCI envoya plusieurs membres
s'inscrire au Parti socialiste. Leur tâche n'était pas d'y développer une
fraction, mais plutôt d'y soutenir Mitterrand. De tous ces membres, c'est
Lionel Jospin qui a le mieux réussi, il a rapidement gravi les échelons du
cercle de conseillers du futur président, lui succédant au poste de président
du parti en 1981. À ce moment, Jospin était encore un membre de l'OCI et
prenait conseil régulièrement auprès de Pierre Lambert. Des témoins ont depuis
confirmé que Mitterrand était bien conscient de la véritable identité politique
de son favori. De 1997 à 2002, Jospin fut Premier ministre socialiste de la
France.
L'OCI conquit également l'« appareil »
de la troisième confédération syndicale française, Force ouvrière, et l'organisation
étudiante UNEF. Pendant longtemps, les membres du parti et ses sympathisants furent
à la tête de ces deux organisations. En 1986, Jean-Christophe Cambadélis, en
charge du travail de l'OCI auprès des étudiants durant de nombreuses années,
passa directement du comité central de l'OCI à la direction du Parti
socialiste, emmenant 450 membres de l'OCI avec lui.
À partir de 1985, l'OCI commença à se
dissocier du Parti socialiste qui avait fourni à la République bourgeoise un
président et un gouvernement dévoués aux intérêts du milieu des affaires. L'OCI
créa le Mouvement pour un parti des travailleurs (MPPT). Même si ce n'était
qu'une pure création de l'OCI, ce mouvement a toujours insisté sur le point que
les « trotskystes » ne constituaient qu'une minorité en son sein, et
qu'il était ouvert aux courants social-démocrate, communiste et
anarcho-syndicaliste. Le MPPT était un réservoir de bureaucrates politiques et
syndicaux aigris, en rupture de ban avec leurs directions, ou dont la carrière
n'avançait pas assez vite.
En 1995, le MPPT fut rebaptisé Parti des
travailleurs (PT), et en juin 2008 il se dissout dans le Parti ouvrier
indépendant (POI). Le slogan de ce nouveau parti, « Pour le socialisme, la
République et la démocratie » est incontestablement dans la tradition de
la social-démocratie de droite. Il s'adresse à ces couches de la petite
bourgeoisie et de la bureaucratie syndicale qui ont réagi aux conséquences de
la mondialisation en promouvant l'Etat national. Son travail politique se
concentre autour de l'agitation contre l'Union européenne, à laquelle il
s'abstient d'opposer une Europe socialiste, préférant « une union libre et
fraternelle de tous les peuples d'Europe. » Un autre slogan du POI dit « Oui
à la souveraineté des peuples de toute l’Europe, » les sous-entendus
nationalistes de ces slogans sautent aux yeux.
Les
racines du centrisme de l'OCI
Le déclin centriste de l'OCI commença bien
avant 1968. En juin 1967, la section britannique du CIQI, la Ligue travailliste
socialiste (SLL - Socialist Labour League), écrivit une longue lettre à
l'OCI critiquant en profondeur les orientations politiques qui allaient déterminer
l'intervention de l'OCI en 1968. En particulier, cette lettre mettait le doigt
sur le scepticisme grandissant de l'OCI sur la viabilité du Comité
international et l'importance de sa lutte contre le pablisme. [27]
Un an auparavant, au Troisième congrès mondial
du CIQI, l'OCI avait apporté son soutien à un amendement soumis par la SLL qui
affirmait que les tentatives révisionnistes de détruire la Quatrième Internationale
avaient été déjouées avec succès. Le congrès avait insisté sur le fait que la lutte
contre le révisionnisme n'était pas une diversion des tâches plus importantes
ou de la construction du parti. Par sa défense opiniâtre du marxisme contre le révisionnisme
pabliste, le mouvement trotskyste avait en fait combattu la pression
idéologique de la bourgeoisie et développé sa perspective révolutionnaire. La
lutte contre le révisionnisme pabliste représentait la continuité de la
Quatrième Internationale, et constituait la condition nécessaire à la
construction d'une nouvelle direction révolutionnaire.
L'amendement de la SLL visait la Tendance spartakiste
et le groupe Voix ouvrière (aujourd'hui, Lutte ouvrière), qui avaient participé
au congrès. Ils avaient interprété le titre quelque peu ambigu de la résolution
principale, « Reconstruction de la Quatrième Internationale » comme
impliquant que le CIQI avait été détruit et que la lutte menée par le Comité
international depuis 1953 contre le révisionnisme pabliste était dénuée de
toute signification théorique ou politique. Ils agissaient pour une « reconstruction »
de la Quatrième Internationale sur la base d'une large amnistie politique, par
laquelle les questions programmatiques cruciales qui avaient mené à la scission
de 1953 étaient simplement mises de côté. Lorsque ces deux organisations s’aperçurent
que le Comité international s'opposait à une telle trajectoire liquidatrice,
ils quittèrent le congrès.
Confrontée à l'hostilité hystérique dont
faisaient preuve la Tendance spartakiste et Voix ouvrière devant la lutte
historique du CIQI contre les pablistes, l'OCI s'aligna sur la SLL au Troisième
congrès et vota son amendement. Mais il devint rapidement évident que l'OCI
maintenait ses propres réserves sur des points importants.
En mai 1967, elle publia une déclaration qui
remettait ouvertement en question ce qui avait été accompli au Troisième
congrès mondial. Sous le prétexte d'établir un « bilan de l'activité du CI »
depuis le Troisième congrès et de chercher « à ouvrir les discussions nécessaires
pour résoudre les problèmes que la troisième conférence du CI n'a pas pu
envisager, » l'OCI niait la continuité de la Quatrième Internationale.
[28] [retraduit de l’anglais]
« Ayant déclaré la faillite de la
direction pabliste, nous ne pouvons pas déclarer simplement que la Quatrième Internationale
continue purement et simplement, avec le CI prenant la place du SI [Secrétariat
international] pabliste, » affirmait le document de l'OCI. Il poursuivait,
« toute la vieille direction de la Quatrième Internationale a capitulé
sous la pression de l'impérialisme et du stalinisme. »
La « crise pabliste a disloqué
l'organisation de la Quatrième Internationale » poursuivait l'OCI, et elle
a « accumulé les problèmes théoriques et politiques à résoudre ». Ce
document allait jusqu'à déclarer : « Nous ne pouvons pas crier "le
Roi est mort, vive le Roi". Nous devons lancer une discussion sur ces
questions qui n'ont pas encore été abordées par le CI. » [29] [retraduit
de l’anglais]
Le document se terminait par la
déclaration : « En fait, la Quatrième Internationale a été détruite
par la pression de forces de classes hostiles… Le CI n’est pas la direction de
la Quatrième Internationale… Le CI est la force motrice pour la reconstruction
de la Quatrième Internationale. » [29] [retraduit de l’anglais]
Toujours dans ce document, le pablisme était
présenté d'une manière qui s'écartait complètement des précédentes analyses du
Comité international. L'OCI n'accusait pas les pablistes de réviser le
programme marxiste, en abandonnant la lutte pour l'indépendance politique de la
classe ouvrière et en cherchant à liquider la Quatrième Internationale. Mais elle
accusait les pablistes de maintenir « la conception d'une Quatrième Internationale
aboutie, et de partis soumis à une hiérarchie pyramidale, avec des congrès
mondiaux, des statuts ultra-centralistes, » L'OCI alla jusqu'à déclarer
que Trotsky considérait que la Quatrième Internationale n’était « ni
construite ni ne possédait de structure définitive. » [30] [retraduit de
l’anglais]
Tout juste sortie de la controverse avec la
Tendance spartakiste et Voix ouvrière, la SLL britannique fut prompte à saisir
la signification de ces mots et rejeta avec vigueur la tentative de l'OCI de
remettre en doute le rôle du Comité international. « L’avenir de la
Quatrième Internationale est représenté par l'accumulation des expériences et
de l'animosité de millions de travailleurs envers les staliniens et les
réformistes qui trahissent leurs luttes », écrivit-il. « La Quatrième
Internationale doit lutter consciemment pour prendre la direction de la classe ouvrière
afin de répondre à ce besoin. […] Seule cette lutte contre le révisionnisme
peut préparer les cadres à prendre la direction des millions de travailleurs entrés
dans la lutte contre le capitalisme et contre la bureaucratie […] La lutte
active contre le pablisme et la formation des cadres et des partis sur la base
de cette lutte, c’est cela la vie de la Quatrième Internationale depuis
1952. » [31]
La SLL ne se limita pas à la défense de la
continuité historique de la Quatrième Internationale. Elle démontra le lien
entre les changements objectifs dans la lutte de classes et le scepticisme
croissant de l'OCI. Confrontée à une radicalisation croissante des travailleurs
et des jeunes dans le monde entier et à la faiblesse numérique de ses cadres,
l'OCI cherchait un raccourci opportuniste lui permettant de gagner de
l'influence sans mener une lutte laborieuse pour la conscience marxiste dans la
classe ouvrière. Telle était la signification de ses allégations sur les
pablistes qui auraient été en faveur d'une Internationale « ultra-centraliste »,
et sur le fait que Trotsky aurait été en faveur d'une Internationale sans
structures fermes, et de son insistance sur les faiblesses et les manques organisationnels
du Comité international après le Troisième congrès mondial.
La SLL mettait donc l'OCI en garde : « La
radicalisation des travailleurs avance rapidement en Europe occidentale,
particulièrement en France [...] Il existe toujoursdans ces étapes du développement le risque qu'un
parti révolutionnaire réagisse à la situation, non d'une manière révolutionnaire,
mais par une adaptation au niveau de lutte auquel les travailleurs ont été confinés
de par leurs propres expériences sous la vieille direction – c’est-à-dire, à
l'inévitable confusion initiale. De telles révisions du combat pour un parti
indépendant et du Programme de transition sont généralement avancées sous le
couvert d’un rapprochement avec la classe ouvrière, de l'unité de tous ceux qui
luttent, du fait qu'il ne faut pas poser d'ultimatums, de l'abandon du
dogmatisme, etc. [italique dans l'original]. » [32]
L'orientation opportuniste de l'OCI ressortait
très clairement dans ses interprétations du « Front unique ». Ainsi,
l'OCI écrivait : « Entre 1944 et 1951, il était habituel pour le PCI [le
prédécesseur de l'OCI] d'envoyer des lettres au Bureau politique du Parti
communiste français pour lui proposer un front unique, d'organisation à
organisation. » Étant donné la faiblesse numérique du PCI, une telle
politique n'était pas réaliste, selon eux-mêmes, puisque, « Quel secteur
le PCI dirigeait-il qui aurait pu constituer la base d'un front unique entre
lui et le PCF ? »
« Maintenant », poursuivait l'OCI, « notre
politique de front unique est différente. Nous adressons les revendications des
travailleurs avancés à la direction reconnue par la classe ouvrière (SFIO, PCF,
directions syndicales) ; il est nécessaire de rompre avec la bourgeoisie et de
réaliser le front unique de classe […] Nous rassemblons et organisons des
couches de jeunes, d'ouvriers et de militants pour lutter en faveur du front
unique. À travers ces luttes en faveur du front unique nous construisons l'OCI. »
[33] [retraduit de l’anglais]
La SLL protesta fermement contre cette
conception du « Front unique ». Elle insistait sur le fait que le
parti, « Doit lutter ouvertement selon sa propre politique pour défier les
directions politiques centristes et opportunistes de la classe ouvrière. »
Lorsque « Le front unique est présenté comme une alternative, un
raccourci, en opposition à la lutte pour une direction indépendante » cela
détourne les travailleurs de la voie d’une direction révolutionnaire. « À
ce moment de la crise mondiale, à ce moment de la lutte contre le révisionnisme,
retirer toute l'insistance qui avait été mise sur la construction du Parti bolchevique
revient à ouvrir immédiatement la porte à toute la pression de l'ennemi de
classe. Le prétendu Front unique de classe est une forme de cette trajectoire
dangereuse, de cette trajectoire désastreuse, [italique dans l'original] »
prévenait la SLL. [34]
La SLL écrivit que, fondamentalement, la
politique de l'OCI signifiait : « Le Front unique d'abord et, de ce
fait, le parti passe au second plan. Nous rejetons cela. » Elle poursuivait :
« Sous la forme proposée par l'OCI, c'est une préparation à la
liquidation, aussi sûrement que la théorie pabliste de "l'entrisme sui
generis", […] Dans les deux cas, l’essenceest l'abandon de
l'importance centrale de la construction du parti révolutionnaire.
[italique dans l'original] » [35]
Comme nous l'avons vu, l'OCI rejeta les
critiques faites par la SLL. L’intervention de l'OCI dans les événements
révolutionnaires de 1968 était, au contraire, fondée sur la ligne politique
critiquée par la SLL, et, comme l'avait prédit la SLL, cette orientation
entraîna finalement sa liquidation en tant que parti trotskyste.
La lettre du 19 juin 1967 fut la dernière
critique approfondie de la ligne de l'OCI émise par la section britannique.
Dans les années qui suivirent, la SLL ne fut pas en mesure de se livrer à une
critique d'envergure de la ligne de l'OCI. Elle publia une série d'articles
superficiels sur les événements de mai-juin 1968 par Tom Kemp, qui passa
largement sous silence le rôle de l'OCI. Même si on peut justifier l'absence de
critique publique de l'OCI en 1968, par le fait que cette dernière était encore
membre officiel du Comité international, la SLL n'a pas non plus examiné les
causes de la dégénérescence centriste de l'OCI après sa rupture avec leCIQIen 1971.
Une investigation de cette ampleur était d’une
importance vitale pour armer politiquement et théoriquement les cadres du
Comité international. Sa tâche aurait consisté à remonter bien au-delà des événements
de 1968 et 1966 pour démontrer comment l'orientation centriste de l'OCI s'était
développée et mettre en lumière les problèmes liés à une telle dégénérescence.
Pourtant, la SLL contourna cette tâche en déclarant que les divergences
politiques en question n'étaient que des manifestations secondaires de
divergences philosophiques, et qu’on pouvait remplacer l’analyse concrète des
questions politiques par une discussion abstraite des problèmes épistémologiques.
Elle justifia sa rupture avec l'OCI exclusivement sur la base du rejet, par
cette dernière, du matérialisme dialectique comme théorie marxiste de la
connaissance.
Derrière cette dérobade de la SLL, il y avait
des divergences dans ses propres rangs, et dont la direction du parti ne
voulait pas discuter. Une discussion ouverte, provoquée par le conflit avec l'OCI,
aurait pu remettre en question ce qui avait été accompli au niveau pratique et
organisationnel, et que la direction considérait comme plus important que la
clarification politique.
Finalement, la SLL paya un prix très élevé
pour son refus d'examiner la dégénérescence de l'OCI. Les problèmes politiques
fondamentaux n'ayant pas été clarifiés, ils s’immiscèrent dans la SLL. En 1974,
l'OCI fut à même de provoquer des tensions dans le Workers Revolutionnary
Party (WRP – le successeur de la SLL) par l'intermédiaire d'Alan Thornett,
responsable du travail syndical à la SLL puis au WRP. Au cours de la crise qui
s'en suivit, le WRP perdit une bonne partie de ses membres dans les usines. À
la fin des années 1970, le WRP avait adopté une trajectoire opportuniste de
plus en plus proche de celle de l'OCI en France – surtout en ce qui concernait
ses relations avec les syndicats, le Parti travailliste et les mouvements
nationalistes dans les anciens pays coloniaux. Finalement, en 1985, le WRP
éclata du fait de ses contradictions internes.
À suivre
Notes :
25. « Le bonapartisme gaulliste et les
tâches de l’avant-garde, » La Vérité No. 540, février-mars 1968
26. Cité par Jean-Paul Salles in « La ligue
communiste révolutionnaire, » Rennes 2005, p. 98
27. « Reply to the OCI by the Central
Committee of the SLL, June 19, 1967, » in Trotskyism versus Revisionism,
Volume 5, London 1975, pp. 107-132
28. « Statement by the OCI, May 1967 »
in Trotskyism versus Revisionism, Volume 5, London 1975, p. 84
29. ibid. pp. 91-95
30. ibid. p. 92
31. « Reply to the OCI by the Central
Committee of the SLL, June 19, 1967, » ibid. pp. 107-114
32. ibid., pp. 113-114
33. « Statement by the OCI, May 1967, »
ibid. p. 95