En arrivant à un accord sur la
prolongation de la mission canadienne en Afghanistan, le gouvernement canadien
minoritaire formé par le Parti conservateur de Stephen Harper et le parti
formant l’opposition officielle, le Parti libéral de Stéphane Dion, ont
répondu aux demandes répétées des élites canadiennes de cesser les disputes sur
cet enjeu « d’intérêt national », mais qui est massivement
opposé par la population.
« Je suis d'accord avec le premier
ministre, nous n'avons plus une motion conservatrice ou une motion libérale
devant nous, mais une motion canadienne » a déclaré Stéphane Dion lors des
discours suivant le dépôt de la motion devant la Chambre des communes, comme
Stephen Harper quelques jours auparavant.
Avec cette
motion, l’opération de contre-insurrection de l’armée canadienne
dans la province de Kandahar sera prolongée au-delà de l’engagement
précédent de février 2009 jusqu’en juillet 2011. Adoptant les
recommandations du rapport Manley, le Parlement canadien pose comme condition à
la prolongation du déploiement des troupes canadiennes à Kandahar l’envoi
de renforts supplémentaires de 1000 soldats de l’OTAN dans cette province
et le déploiement d’hélicoptères et de drones par l’armée
canadienne.
La province de
Kandahar au sud de l’Afghanistan est un château fort des talibans et le
front de la lutte contre-insurrectionnelle. Le contingent de 2500 soldats
canadiens appuyés par une quinzaine de chars d’assaut Léopard qui est
basé dans cette province depuis 2005 a subi plus de 60 morts et 650 blessés. Proportionnellement
au nombre de soldats engagés, ce nombre est significativement plus élevé que
celui des morts et blessés de l’armée américaine en Irak et représente
une part substantielle des victimes au sein de la force d’occupation de
l’OTAN en Afghanistan qui compte 60 000 soldats.
En acceptant la
prolongation de la mission, Dion a répudié la ligne qu’il avançait depuis
le début de 2007, peu de temps après son élection à la tête du Parti libéral,
demandant que le rôle que jouent les troupes canadiennes dans la guerre de
contre-insurrection au sud de l’Afghanistan soit donné à une autre
puissance de l’OTAN après février 2009 et que l’armée canadienne
limite ses activités à la reconstruction, l’entraînement des forces de
sécurité afghanes et à la diplomatie. (Une équipe d’une vingtaine de
personnes, presque toutes des officiers de l’armée canadienne, conseille
directement le gouvernement fantoche d’Hamid Karzaï.)
Malgré
l’appui que donne la classe politique à la mission de l’armée
canadienne en Afghanistan et le soutien inconditionnel que lui donnent les
principaux organes de presse par et pour la grande entreprise, tous les
sondages indiquent que plus de 60 pour cent de la population canadienne
s’opposent aux opérations canadiennes en Afghanistan.
Avec sa demande
du retrait des troupes canadiennes du front de Kandahar, le Parti libéral
tentait de façon hypocrite de se distinguer du très à droite Parti conservateur
sur la question de l’Afghanistan et de développer une base électorale.
Cette
distinction entre les libéraux et les conservateurs sur la question de la
guerre a toujours été plus verbale que fondamentale. La mission canadienne en
Afghanistan avait été amorcée par le gouvernement libéral de Jean Chrétien et
le transfert des troupes canadiennes vers Kandahar décidé par le gouvernement
libéral de Paul Martin. Et les libéraux n’ont jamais demandé rien de plus
qu’une rotation des nations sur le front de Kandahar, pas la fin de la
guerre en Afghanistan qu’ils appuient inconditionnellement. Les
conservateurs ont décidé de faire de la question de leur appui à
l’occupation de l’Afghanistan une question politique centrale,
alors que les libéraux préféraient ne pas trop attirer l’attention sur
l’opération militaire canadienne.
Harper ayant
fait de la question de la prolongation de la mission canadienne en Afghanistan
une question de confiance du Parlement en son gouvernement minoritaire, la
position des libéraux signifiait que sans compromis de leur part, le
gouvernement Harper tombait. Au grand dam des représentants des élites
canadiennes, cela aurait signifié une élection où la question afghane aurait
été centrale, une situation que la bourgeoisie a jugé politiquement dangereuse
à cause de la grande opposition des masses des travailleurs.
Les libéraux ont présenté leur propre
motion de prolongation de la mission militaire canadienne en Afghanistan en
disant que l’entraînement devait être sa principale activité. Dion a
expliqué que l’entraînement comprenait les combats aux côtés des forces
afghanes.
Les conservateurs ont accepté de
déposer devant la Chambre des communes une version de la motion qui était
essentiellement celle proposée par les libéraux qui peuvent ainsi déclarer que
le gouvernement conservateur s’est rendu à leurs arguments. Mais à part
le fait que la motion indique que la mission canadienne prendra fin en 2011,
les conservateurs n’ont fait aucune concession réelle aux libéraux. Rien
n’empêchera les militaires canadiens de continuer à combattre contre les
talibans et quant à la question de la fin de la mission, comme un éditorial du Globe
and Mail l’a écrit, « rien n’empêche qu’un futur
gouvernement demande au Parlement une autre prolongation ».
En annonçant que les conservateurs
acceptaient les grandes lignes de la motion libérale, Harper a exposé les
véritables objectifs impérialistes de l’intervention canadienne en
Afghanistan.
« …
nous avons besoin d’une armée forte, à plusieurs facettes, qui a le
soutien de la volonté politique pour se déployer, a-t-il déclaré. Les pays que
ne peuvent pas faire de contributions réelles à la sécurité mondiale, ou qui ne
le font pas, ne seront pas considérés comme des joueurs importants. Ils seront
peut-être aimés de tous. Ils peuvent être reconnus plaisamment par tous. Mais
quand les décisions difficiles sont prises, ils seront ignorés de tous. »
Le Globe and Mail, le principal
quotidien au Canada et porte-parole de Bay Street où se concentre à Toronto les
grandes institutions financières du Canada, a salué l’accord comme un
tournant de l’histoire canadienne.
« Conciliant n’est
habituellement pas un terme que l’on peut accoler au nom de Stephen
Harper, mais cette semaine, la description lui sied », a écrit le Globe
and Mail soulagé. « C’est un moment important pour le
Canada au niveau international et par sa mission vitale en Afghanistan »,
a-t-il continué.
« Une défaite de la motion
gouvernementale aurait pu transformer une mission de sécurité vitale en une
sale bataille politique, ce qui serait allé à l’encontre des troupes sur
le terrain. Une motion bipartisane permettra à M. Harper
de donner un ultimatum sans équivoque lors du sommet de l’OTAN en
avril : le Canada retirera ses troupes de l’Afghanistan l’an
prochain à moins que d’autres nations fournissent 1000 soldats
supplémentaires et plus d’équipement militaire. »
Avec cet accord, comme le souligne le Globe
and Mail, non seulement les libéraux et les conservateurs défendent-ils les
intérêts géostratégiques des élites canadiennes face à l’opposition des
larges masses des travailleurs au Canada même, mais contribuent à
l’intensification de l’offensive en Afghanistan en forçant la main
des puissances européennes qui confrontent elles aussi une large opposition à
la guerre afghane.
Pour tenter de contrer l’augmentation de
l’offensive des opposants afghans à l’occupation étrangère, les
dirigeants de l’opération militaire en Afghanistan veulent mettre de
l’avant la même stratégie qu’en Irak, soit l’envoi de plus de
troupes et l’intensification des attaques militaires.
Les États-Unis
ont accusé les puissances européennes de ne pas être assez combatives en
Afghanistan et la demande pour plus de troupes à Kandahar telle
qu’énoncée dans l’accord est utilisée pour faire pression sur
elles.
La France
envisage l’envoi des plus de 1000 soldats en renfort dans les provinces
afghanes frontalières avec le Pakistan, préférant combattre aux côtés des
Américains là-bas, ce qui libérerait le même nombre de soldats américains pour
venir combattre avec les troupes canadiennes à Kandahar. Les États-Unis ont
déjà annoncé qu’ils déploieront 3200 soldats supplémentaires en
Afghanistan au cours des prochaines semaines, dont 2200 au sud. Ces soldats
seront appuyés par une quarantaine d’aéronefs tels hélicoptères, Harrier
AV-83 et drones. Le déploiement américain pourrait être considéré comme
suffisant par le gouvernement Harper pour satisfaire les conditions de la
prolongation de la mission canadienne en Afghanistan.
Le chef
d’état-major canadien, le général Rick Hillier, a exigé que le Parlement
donne un soutien « écrasant » à la prolongation de la mission
canadienne en Afghanistan, laissant entendre que les députés votant contre la
prolongation de la mission incitaient les talibans à commettre des attentats à
la bombe contre les convois militaires canadiens.
Depuis plusieurs années, les officiers de
l’état-major de l’armée et des forces de sécurité canadiennes
interviennent dans le débat public pour terroriser la population ou faire
pression sur les dirigeants politiques pour augmenter le financement de
l’armée et des forces de sécurité et pour augmenter les pouvoirs
policiers.
En général, ces interventions sont
accueillies favorablement par les médias qui les présentent en première page ou
en entrée de bulletin de nouvelles à la télévision et à la radio. En octobre
dernier, Hillier a dit devant l’Association canadienne des diffuseurs que
« d’une certaine façon, je suis autant à leur service [NdT :
les soldats] qu’à celui du gouvernement du Canada et au service des
Canadiens et du Canada lui-même ». Son discours fut accueilli par une
ovation debout par les représentants des grands médias électroniques au Canada.
Cette fois, parce que les deux principaux
partis de la grande entreprise au Parlement se sont entendus pour défendre les
intérêts fondamentaux du Capital canadien, le Globe and Mail s’est
permis de gentiment rappeler Hillier à l’ordre. Après avoir encensé
Hillier pour ces nombreuses défenses de la mission canadienne, le Globe and
Mail a écrit qu’« il est décourageant de savoir que nos soldats
sont si douillets qu’ils ont besoin du soutien explicite de chacun des
députés du Bloc québécois et du Nouveau Parti démocratique pour faire leur
travail ».
Gilles Duceppe, le chef du parti
séparatiste au niveau fédéral, le Bloc québécois, a annoncé qu’il
voterait contre la motion des libéraux et des conservateurs parce que « ça fait deux fois qu'il y a des dates fermes qui sont remises,
reportées. Nous, c'est février 2009, point à la ligne. » Comme les libéraux, les bloquistes tentent hypocritement de se
positionner pour s’accaparer une partie du vote anti-guerre. Mais tout
comme les libéraux avant leur accord avec les conservateurs, Duceppe ne demande
pas la fin de la guerre en Afghanistan, mais seulement que le Canada se retire
du front de Kandahar. Dans un long discours qu’il a donné en 2007
expliquant la position du Bloc québécois sur l’Afghanistan, il a insisté
que l’occupation de l’Afghanistan constituait « une noble
cause ». Si le Bloc peut se permettre de voter contre la motion, c’est
en grande partie parce qu’il sait que son parti n’étant basé que
dans une seule province, il lui est impossible de jamais prendre le pouvoir, ce
qui lui laisse une grande marge de manœuvre pour prendre des positions
démagogiques.
Le Nouveau Parti démocratique (NPD), après
avoir soutenu l’intervention canadienne de 2002 à la fin de 2006, demande
aujourd’hui le retrait des troupes canadiennes pour leur permettre
d’intervenir dans d’autres endroits dans le monde comme le Liban, Haïti
ou le Darfour. Pour l’Afghanistan lui-même, le NPD demande que la
responsabilité de la mission passe de l’OTAN à l’ONU comme si cette
organisation dominée par les Etats-Unis et les grandes puissances européennes
pouvait jouer un rôle différent de celui de l’OTAN à qui elle a donné le
mandat de réaliser l’occupation de l’Afghanistan en son nom.