Les tensions entre l’Allemagne et la France,
les deux les plus importantes économies de l’Union européenne dont on appelait,
il y a un temps, la politique européenne commune le « moteur de l’Europe »,
se sont fortement intensifiées ces derniers temps. Ces tensions sont devenues
beaucoup plus visibles depuis l’arrivée à la présidence de Nicolas Sarkozy.
Elles ont atteint un point critique il y a
deux semaines lorsque deux rencontres prévues de longue date entre le président
français et la chancelière allemande, Angela Merkel, et entre les ministres des
Finances des deux pays ont été annulées. L’annulation de la rencontre entre le
ministre des Finances allemand Peer Steinbrück et son homologue française
Christine Lagarde a été considérée comme un affront par la presse allemande.
Elle a aussi conduit aussi à une flambée de commentaires dans les médias en
Europe de l’Ouest.
Dans cette situation, les deux chefs de
gouvernement ont décidé de se rencontrer et d’avoir des discussions politiques
fortement médiatisées à l’occasion de l’ouverture de la foire de l’électronique
CeBit 2008 à Hanovre la semaine dernière. Là, ils ont fait, à grand renfort de
sourires, accolades et autres gestes symboliques, étalage d’unité. Ils ont
produit une « position unifiée » sur l’une des pommes de discorde les
plus importantes entre les deux pays : celle d’une « Union
méditerranéenne » promue et personnellement préparée par Sarkozy et à
laquelle le gouvernement allemand est vigoureusement opposé.
Lors de cette rencontre, Merkel a abandonné
son opposition à l’Union méditerranéenne, tandis que Sarkozy faisait cette
concession que tous les Etats membres de l’Union européenne, y compris l’Allemagne,
pouvaient y participer à part entière, plutôt que d’avoir le simple statut d’« observateur ».
Le lendemain cependant, l’accord était remis en question par le premier
ministre français François Fillon. Celui-ci déclarait dans une interview
radiodiffusée que la France ne voulait donner à l’Allemagne que le statut d’observateur,
revenant ainsi sur ce qui avait été arrangé à Hanovre. Le gouvernement allemand
a vite démenti l’interprétation de l’accord donnée par Fillon.
La France assumera la présidence de l’Union
européenne le 1er juillet prochain. Dans l’establishment
économique et politique allemand le soupçon est largement répandu que le
gouvernement français va utiliser sa position pour promouvoir ses propres
objectifs nationaux et tenter de renforcer sa position économique en Europe aux
dépens de l’Allemagne.
La relation entre les responsables des deux
pays est devenue si antagonique et leurs récriminations mutuelles si fortes que
les médias déclarent à présent ouvertement que le « tandem »
franco-allemand a cessé d’exister.
Comme c’est depuis l’arrivée au pouvoir de
Sarkozy que le ton a particulièrement monté, on met généralement l’aggravation
du climat politique entre les deux pays sur le compte de la différence de
« style » entre la chancelière allemande et le président français.
Mais la relation, certes peu chaleureuse, entre Merkel et Sarkozy ne jouerait
qu’un rôle mineur dans des circonstances objectives différentes. Ces tensions
reflètent bien plutôt des conflits réels dans la politique économique et la
politique extérieure des deux pays.
Le
projet d’Union méditerranéenne
Le projet d’une Union méditerranéenne avait
été annoncé par Sarkozy avant son élection en mai dernier et elle a été depuis
développée systématiquement. Il s’agit d’une tentative de créer un nouveau bloc
unifiant les Etats d’Europe méridionale, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient
qui comporte aussi des implications économiques considérables.
L’Union méditerranéenne est la réponse de la
bourgeoisie française à l’extension de l’UE à l’Est. Cette extension, ainsi que
l’unification allemande, a considérablement augmenté l’influence de l’Allemagne
en Europe aux dépens de la France. Le président français désire créer un
contrepoids vis-à-vis de l’Est qui est la sphère d’influence traditionnelle du
capitalisme allemand et il veut essayer d’obtenir que le centre du pouvoir dans
l’UE se déplace une fois de plus vers la France.
Le gouvernement français ne s’est pas caché de
vouloir se servir de son tour de la présidence de l’UE pour faire progresser
ces plans. Il affirme généralement qu’il s’appuie en cela sur le
« Processus de Barcelone », une initiative de l’UE lancée en 1995
dans la métropole méditerranéenne et destinée à établir une « collaboration accrue »
entre l’UE et ses voisins d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Officiellement,
Paris veut relancer le Processus de Barcelone, dont il dit qu’il est resté sans
effet.
Mais alors que le Processus de Barcelone
envisageait la collaboration de l’ensemble des 27 membres de l’UE et des pays
méditerranéens, le projet de Sarkozy privilégie, au nom de l’UE, une
collaboration entre la France, l’Espagne, l’Italie et la Grèce et les pays d’Afrique
du Nord et du Moyen-Orient. Dans cette constellation, la France jouerait un
rôle dirigeant.
Une intention qui était bien visible dans l’ordre
du jour du président français dans les mois qui ont suivi son élection. Sarkozy
a établi des relations plus étroites avec la Libye, ce qui comprenait une visite
officielle sans précédent du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi en France. Il
s’est aussi rendu en voyage officiel au Maroc et en Algérie où il a signé un
nombre important de contrats industriels.
Le projet d’Union méditerranéenne occupe une
position centrale dans la politique étrangère française et il a le soutien d’une
bonne partie de la bourgeoise de ce pays. L’accroissement de l’influence
française dans la zone méditerranéenne est une question vitale pour l’impérialisme
français, la seule façon qu’il a de devenir ou plutôt de rester une puissance
régionale. Ce projet a aussi été perçu comme un moyen de faire participer la
Turquie à une alliance moins étroite que l’UE, où celle-ci aurait le statut de
membre à part entière.
Hervé de Charette, qui fut ministre des
Affaires étrangères du gouvernement conservateur Chirac-Juppé (1995-1997) et
reste une voix influente dans les cercles diplomatiques français, a souligné l’importance
stratégique de l’Union méditerranéenne pour la France dans une interview donnée
récemment au journal Le Monde. « Rapprocher les deux rives de la
Méditerranée est une question existentielle pour l'influence de la France et de
l'Europe dans le monde » y a-t-il affirmé.
De Charette se plaint amèrement de l’opposition
allemande au projet méditerranéen : « Au sein de l'Union européenne,
malgré le soutien de l'Italie et de l'Espagne, ce projet doit faire face aux
fortes réticences de la Commission et surtout de l'Allemagne — elle-même
soutenue en silence par d'autres Etats membres comme la Grande-Bretagne, trop
heureux de ne pas avoir à s'exposer. »
Et il insiste sur le fait que :
« Cette relance du processus euro-méditerranéen ne peut se faire
exclusivement dans le cadre du processus de Barcelone, comme essaient de nous
en convaincre la Commission et l'Allemagne. » Ce Processus est selon lui
« au point mort », dû au « manque de volonté politique de
l'Europe, dont le centre de gravité s'est déplacé vers l'Est depuis le début
des années 1990 avec la grande et nécessaire aventure de l'élargissement. Pendant
ce temps là, nous nous sommes détournés de notre Sud : entre 2000 et 2006, l'UE
a alloué environ 5 milliards d'euros au Sud et 50 milliards à l'Est. »
Afin d’étendre son influence dans la zone
méditerranéenne qui comprend vingt-cinq pays dont certains disposent de
ressources énergétiques, de matières premières, de main-d’œuvre à bon marché
considérables et sont aussi affectés par des conflits sociaux et politiques
explosifs, le gouvernement Sarkozy a cherché à s’assurer le soutien des
Etats-Unis. Ceci explique dans une certaine mesure le rapprochement entre Paris
et Washington à l’initiative de Sarkozy.
Le gouvernement allemand a essayé de
contrecarrer le projet d’une alliance méditerranéenne à la française en
subordonnant le projet de Sarkozy au contrôle de l’Union européenne et en
insistant qu’il soit intégré à l’activité diplomatique de l’UE toute entière. A
Hanovre, Sarkozy a dû passer un marché avec Merkel, car sinon le gouvernement
allemand aurait pu saboter l’initiative durant la présidence française de l’UE.
Initialement, Sarkozy prévoyait de lancer la
nouvelle union de façon officielle lors d’un sommet qui se serait tenu le 13
juillet et auquel auraient été invités certains des Etats riverains de la
Méditerranée : cinq pays d’Afrique du Nord, ainsi que la Syrie, le Liban,
Israël, et la Turquie. Le 14 juillet, le jour de la fête nationale, elle aurait
été présentée aux autres membres de l’UE. Une partie de l’accord de Hanovre a
été d’inverser les deux dates.
Conflits
à propos de la défense européenne et de la politique économique
Des conflits entre la France et l’Allemagne se
sont aussi développés à propos de la politique de défense européenne, le rôle
de la Banque centrale européenne, la politique économique et d’autres questions
encore.
Les différends sur la politique de défense
européenne sont devenus visibles à la fin de l’année dernière, lorsque s’est posée
la question de la composition des troupes devant être envoyées dans l’est du
Tchad et en République centrafricaine (EUFOR) et opérant sous l’égide de l’Union
européenne. C’est la France qui avait poussé à la constitution de la mission
EUFOR qui opère sur la base d’un mandat des Nations unies.
La France a fini par contribuer 2.100 soldats
sur les 3.700 soldats de la force de maintien de la paix devant être déployée
dans la région, tandis que l’Allemagne a refusé d’envoyer des soldats. Des
commentateurs allemands ont soulevé des doutes quant à la vraie finalité de la
mission, faisant état des intérêts français dans la région. Ils ont suggéré que
la mission de l’UE au Tchad allait au-devant du désir de la France de protéger Idriss
Deby, son protégé au Tchad. On s’est aussi inquiété au sein de l’UE d’une
possible confusion de rôle entre EUFOR et les 1450 soldats français déjà
stationnés au Tchad.
La France a aussi insisté dernièrement qu’elle
ne pourrait pas remplir les critères du pacte de stabilité européen (qui limite
le déficit budgétaire des Etats membres à 3 pour cent du PIB) et a requis que
soit repoussée la date à laquelle elle devra opérer une réduction de son
déficit. L`Allemagne s’y est opposée. Le 9 juillet dernier, cela avait mené à
un échange houleux entre le ministre des Finances allemand et Sarkozy au
meeting de l’Eurogroupe à Bruxelles. Steinbrück y avait fait la leçon à Sarkozy
qui s’était emporté.
Tandis que les exportations françaises ont été
fortement pénalisées par l’euro fort et que la France a accumulé un déficit
considérable de sa balance commerciale, l’Allemagne a réussi à mieux s’en
sortir et est depuis plusieurs années consécutives premier exportateur
européen. Le surplus commercial de l’Allemagne a été de 198 milliards en 2007
alors que le déficit commercial de la France a atteint près de 40 milliards d’euros,
en forte hausse par rapport à 2006. La plupart des exportations allemandes vont
dans l’UE et les entreprises allemandes ont une avance compétitive par rapport
à la France et à l’Italie en particulier.
Le gouvernement français a donc insisté, comme
beaucoup d’autres pays européens, que la Banque centrale européenne (BCE)
réduise les taux d’intérêt et dévalue la monnaie européenne. Le gouvernement
allemand y est strictement opposé et insiste pour qu’on préserve l’indépendance
de la Banque centrale européenne, c'est-à-dire insiste pour empêcher d’autres Etats
membres de changer la politique monétaire actuelle. Paris a critiqué le
président de la BCE à plusieurs reprises pour avoir maintenu une politique de
taux d’intérêt élevés.
Au lieu de suivre une politique de libre
marché, le gouvernement français a souvent réagi ces dernières années par un
réflexe traditionnel : l’intervention de l’Etat dans l’économie. Il a
essayé de créer de grands conglomérats industriels sur une base nationale
(comme avec la fusion de Suez et Gaz de France) plutôt que de constituer de
telles entités sur une base mondiale ou européenne. Les trusts allemands ont
par conséquent du mal à prendre pied en France. De telles mesures empêchent les
sociétés européennes d’atteindre une masse leur permettant de rivaliser avec
des sociétés semblables au niveau mondial, en particulier avec les trusts
américains. Cela décourage aussi les investisseurs de venir en France, car ils
craignent que l’Etat ne les empêche d’acquérir de l’influence dans le pays.
Comme le faisait observer le magazine
politique Nouvel Observateur : « Le "protectionnisme
étatique" [de la France] jure alors que la mondialisation et l'Union
postulent l'ouverture au monde extérieur. Que dire enfin de son
interventionnisme et de son obsession à créer à tout prix des champions
nationaux alors que le rapport de force aurait dû mettre les français Alstom et
Sanofi dans l'orbite de Siemens et d'Avenus ? »
Sarkozy était déjà intervenu, alors qu’il
était ministre des Finances, dans le but de sauver le groupe Alstom de la banqueroute
financière et du rachat, une décision qui fut condamnée par l’Allemagne à l’époque.
Le gouvernement d’Angela Merkel a réagi, lui, à la politique économique de la
France, en recherchant une collaboration plus étroite avec la Grande-Bretagne.
De fortes rivalités se sont aussi développées
entre les grandes entreprises énergétiques européennes et en particulier entre
celles des deux pays à la suite de l’ouverture du marché européen de l’énergie.
Le trust énergétique allemand RWE et son rival français GDF se sont récemment
opposés à propos du projet de gazoduc Nabucco, qui doit transporter du gaz
naturel de la Mer caspienne vers l’Europe. Le gouvernement turc a opté pour une
participation de RWE à ce projet, au détriment de GDF. GDF a menacé de
rejoindre le projet de gazoduc réalisé par le groupe russe Gazprom.
D’autres pommes de discorde concernent la
Politique agricole commune (PAC), la protection climatique et la vente de
centrales nucléaires par le gouvernement français à des gouvernements considérés
comme instables.
Les tensions entre les deux piliers
traditionnels de l’unité européenne commencent à dominer l’Europe toute
entière. Le conflit franco-allemand a été suivi avec beaucoup d’intérêt par la
presse britannique. La bourgeoisie britannique y a de toute évidence vu une
occasion d’obtenir une division à long terme de l’alliance franco-allemande, un
objectif de longue date de la politique extérieure britannique.