La débâcle de la Gauche arc-en-ciel aux dernières élections
législatives italiennes s’inscrira dans les livres d’étude
politique comme un cas type du prix à payer pour l’opportunisme. L’alliance
électorale Arc-en-ciel composée de quatre partis différents a perdu les trois
quarts de son électorat en l’espace de tout juste deux ans.
Lors de l’élection de 2006, Rifondazione Comunista
(Refondation communiste), le Parti des communistes italiens (PdCI) et les Verts
avaient pu obtenir ensemble près de 4 millions de suffrages. Les 14 et 15 avril
ces mêmes partis en plus de la Gauche démocratique, un tout petit parti issu
d’une scission des Démocrates de Gauche, ont à peine recueilli 1,1
million de voix au total, n’obtenant pas le minimum requis pour une
représentation au parlement italien. Ce qui signifie que pour la première fois
depuis la chute du fascisme, il n’y a plus aucune représentation au parlement
italien d’un parti qui, du moins par son nom, s’associe à la
tradition communiste.
Durant les deux années qui ont séparé ces deux élections, les
partis composant la Gauche arc-en-ciel avaient participé activement au
gouvernement de Romano Prodi et avaient soutenu à tous égards sa politique à
l’encontre des intérêts des gens ordinaires.
Prodi a ramené le déficit budgétaire courant de l’Italie
de 4,6 pour cent du produit intérieur brut à 1,9 pour cent au moyen d’un
programme d’économie rigide. Pour cela, il a récolté les applaudissements
des milieux financiers italiens et européens tandis que la classe ouvrière en
payait les frais sous forme de déclin du salaire réel et de relèvement de
l’âge de départ à la retraite.
En politique étrangère, Prodi a maintenu le stationnement de
troupes italiennes en Afghanistan, il a envoyé davantage de soldats italiens au
Liban et a appuyé l’agrandissement de la base militaire américaine à Vicenza
en dépit de l’opposition massive de l’opinion publique et il a de
plus augmenté considérablement les dépenses militaires.
Prodi a également intensifié les attaques contre les droits
démocratiques. Son gouvernement a passé l’année dernière une loi
autorisant les forces de sécurité à expulser par décret tout étranger jugé dangereux
pour la sûreté publique. La formulation vague de ce décret permet
d’attribuer des pouvoirs arbitraires aux forces de l’Etat.
Toutes ces mesures ont été soutenues par la Gauche arc-en-ciel
avec l’argument que c’était le seul moyen pour empêcher le retour
au pouvoir de Silvio Berlusconi. Alors que les éléments les plus droitiers du
gouvernement Prodi imposaient leur politique, la soi-disant
« Gauche » s’inclinait devant cette politique et poignardait
ses électeurs dans le dos.
Claudio Grassi, qui a représenté Rifondazione au Sénat, a
admis dernièrement : « Par loyauté envers le gouvernement et pour en
empêcher sa chute, la gauche a voté en faveur de toutes les mesures
qu’elle ne soutenait pas alors que les forces du centre imposaient
souvent (même en ce qui concerne les questions qui n’avaient pas été
convenues dans le programme) leur politique ».
Le rejet massif de la Gauche arc-en-ciel par l’électorat
est le prix à payer pour son opportunisme sans bornes, son manque de
détermination et l’empressement avec lequel elle a abandonné les promesses
électorales en échange de postes gouvernementaux bien rétribués.
L’attitude de Fausto Bertinotti qui, il y a deux ans, avait quitté la
direction de Rifondazione pour occuper le troisième plus haut poste de la
hiérarchie officielle italienne, celui de président de la Chambre des députés,
est typique à cet égard.
Alfonso Pecoraro Scanio, le dirigeant des Verts qui a
démissionné de son poste après la débâcle électorale a été obligé
d’admettre : « Nous avons payé un lourd tribut pour notre
participation au gouvernement Prodi. Nous avons été mêlés à la bureaucratie
institutionnelle et les électeurs nous ont punis pour cela. »
Les premières analyses des résultats électoraux ont montré
qu’environ la moitié de ceux qui avaient à l’origine voté pour les
partis de la Gauche arc-en-ciel sont restés chez eux lors de l’élection
d’avril et n’ont pas voté. Ce groupe est en grande partie
responsable de la baisse du taux de participation de 83 à 80 pour cent.
Quarante pour cent des anciens partisans de l’Arc-en-ciel ont voté en
faveur du Parti démocratique de Walter Veltroni, alors que seulement 5 pour
cent sont passés à droite dans le camp de Silvio Berlusconi.
La perte de voix pour la Gauche arc-en-ciel a été tout
particulièrement lourde au sein des couches de la classe ouvrière. C’est
ce que révèle un simple coup d’œil jeté sur le quartier
traditionnellement de gauche de Mirafiori, dans le nord de Turin. De nombreux
salariés de l’usine automobile Fiat y vivent. En 1996, les partis qui
formaient la Gauche arc-en-ciel avaient remporté 5865 voix, en 2006, 3657 et
cette année tout juste 1124 voix.
Leonardo Masella, porte-parole d’une tendance
oppositionnelle au sein de Rifondazione, a commenté le résultat électoral en
ces termes: « Dans de nombreux comptes rendus et articles publiés ces
derniers jours, de nombreux travailleurs n’ont pas caché qu’ils
voulaient punir la direction de Rifondazione Comunista et son candidat de tête,
Fausto Bertinotti, qui d’après eux, les a trahis. »
Un vide politique
Alors que l’effondrement de la Gauche arc-en-ciel a
directement profité à la droite dirigée par Silvio Berlusconi, et qui a gagné
les élections, haut la main, cet effondrement est également le signe qu’un
changement politique important s’opère parmi les travailleurs et les
jeunes. Ils en ont assez des partis et des politiciens de la pseudo-gauche qui
tiennent des discours radicaux et font de nombreuses promesses durant la
campagne électorale pour finir par les trahir honteusement une fois élus.
Ils ne croient plus qu’il est possible de changer quoi
que ce soit dans le cadre des institutions et des partis existants et ils sont
en quête d’une perspective qui leur permette d’intervenir dans la
vie politique en tant que force indépendante. Ceci deviendra encore plus
évident à l’occasion des conflits de classe à venir et qui sont
inévitables compte tenu de la profonde crise sociale et de l’impact de la
crise financière internationale.
L’élite dirigeante italienne et en particulier ses
représentants de « gauche » sont inquiets au vu d’une telle
perspective. Depuis le renversement de Mussolini, ils s’appuient sur le
Parti communiste (PCI) pour contenir la classe ouvrière. Après la chute du
dictateur fasciste, la bourgeoisie italienne ne fut en mesure de consolider son
régime que grâce au soutien du PCI. Le dirigeant du PCI, Palmiro Togliatti, faisait
partie du gouvernement italien de 1944 à 1946. Il fut responsable du
désarmement de la Resistenza, la résistance anti-fasciste, et, dans sa capacité
de ministre de la Justice, il décréta une large amnistie pour les crimes commis
durant la dictature fasciste.
Durant la guerre froide, le PCI dut entrer dans l’opposition,
mais lorsqu’à la fin des années 1960, une vague de grèves militantes et
une révolte des jeunes secouèrent le pays, le parti s’opposa farouchement
à ce mouvement en cherchant plus tard à former une coalition, « un
compromis historique », avec la Démocratie chrétienne mais qui
n’aboutit pas.
Aujourd’hui, les anciens cadres du PCI forment
l’épine dorsale du Parti démocratique qui prend modèle sur le Parti
démocratique américain et qui a abandonné toute prétention si vague soit elle
d’une politique socialiste. Le rôle du vieux PCI, qui associe politique
bourgeoise et symboles « communistes », avait été assumé par Rifondazione
Comunista, née en 1991 à partir d’une aile du PCI, et qui a absorbé une
grande partie de la gauche petite-bourgeoise.
Luttes factionnelles
La débâcle électorale a suscité un débat féroce quant à
l’avenir de Rifondazione. Son dirigeant de longue date, Fausto Bertinotti,
est en position minoritaire. Il avait l’intention de former un nouveau
parti à partir de l’Alliance Arc-en-ciel, en laissant tomber tout lien
avec l’héritage communiste. Le week-end dernier, sa proposition fut
rejetée lors d’une réunion du bureau national du parti, par 70 voix en
faveur de son projet et 98 contre.
Bertinotti avait déjà démissionné de tous ses postes la veille
de l’élection. Sa démission a depuis été suivie par celle du secrétaire
général du parti, Franco Giordano, et de l’ensemble du secrétariat
général national. Paolo Ferrero, le ministre de la Solidarité sociale du
gouvernement Prodi, a été élu provisoirement à la tête du parti. Le fait que
Ferrero mène l’opposition contre Bertinotti en dit long sur le caractère
politique de celle-ci. En tant que membre unique de Rifondazione à avoir occupé
un poste ministériel dans le gouvernement Prodi, Ferrero porte une part entière
de responsabilité quant à la politique gouvernementale.
Dans une interview accordée à l’Unita, le journal
du Parti démocratique, Ferrero décline cependant toute responsabilité
personnelle quant à la débâcle électorale. Au lieu de cela, il a dit que la
stratégie de la participation gouvernementale avait fait naufrage parce que
« les forces de la gauche modérée », c’est-à-dire les démocrates
de gauche, n’avaient pas adhéré à leur programme et que les syndicats
n’avaient pas suffisamment défendu leurs propres intérêts. Par syndicats,
Ferrero entend d’abord et avant tout leurs membres, rejetant ainsi la
faute de ses propres défaillances sur la classe ouvrière.
Plus d’une centaine d’intellectuels sont également
opposés à la dissolution de Rifondazione en un parti « arc-en-ciel »
et ils ont signé un appel rédigé par le professeur de philosophie Domenico Losurdo.
Ce groupe veut raviver les traditions du Parti communiste stalinien italien qui,
dans le passé, a joué un rôle crucial pour la classe dirigeante italienne.
L’appel réclame la « reconstruction d’un
parti communiste unitaire fort et qui soit à la hauteur des exigences de notre
temps, » basée sur l’unification de Rifondazione avec les
communistes italiens (PdCI). Sous la direction du vieux stalinien Armando Cossutta,
ce dernier groupe était né il y a dix ans d’une scission de Rifondazione.
Dans une interview publiée par le journal allemand Junge Welt, Losurdo s’était
montré inquiet du fait que « trois listes trotskystes » s’étaient
présentées aux élections et « avaient intercepté des voix ». Pour sa
part, Losurdo se réclame expressément de la tradition de Togliatti.
Une caution de gauche
Certains de ces groupes qui, de nombreuses années durant, ont servi
de caution de gauche à Rifondazione ont quitté, avant les élections, le navire
en perdition. Deux d’entre eux, le Parti ouvrier communiste (PCdL) et la
Gauche critique (Sinistra critica), ont présenté leurs propres listes de
candidats aux élections. Ensemble, ils ont recueilli près de 400 000 suffrages,
c’est-à-dire un tiers des voix obtenues par la Gauche arc-en-ciel.
La Gauche critique est dirigée par des membres du Secrétariat
unifié pabliste dont le dirigeant italien de longue date, Silvio Maitan, avait été
pendant dix ans jusqu’à sa mort en 2004 un membre du comité directeur de Rifondazione,
ainsi que l’un des plus proches conseillers de Bertinotti. Plusieurs
membres cette tendance avaient été élus sur la liste de Rifondazione au
parlement en 2006 et avaient soutenu le gouvernement. Ce n’est
qu’en décembre dernier, suite à des conflits croissants avec la direction
de Rifondazione, qu’ils formèrent la Gauche critique en tant
qu’organisation indépendante.
Tout comme l’organisation française sœur, la Ligue communiste
révolutionnaire (LCR), la Gauche critique aspire à établir un parti pour
empêcher qu’une nouvelle génération ne se tourne vers le marxisme
révolutionnaire. Elle refuse strictement de tirer les leçons de la débâcle de Rifondazione
et de reconsidérer son propre rôle de caution de gauche. Ce faisant, elle
prépare la prochaine catastrophe.
Dans son rapport introductif adressé à la conférence fondatrice
de la Gauche critique, Salvatore Cannavò a déclaré avec suffisance qu’« un
cycle [de Rifondazione] s’achève et que ce parti a épuisé son
parcours », comme si aucune leçon ne devait être tirée de cette
expérience. Il a déclaré le plus sérieusement du monde que Rifondazione avait
pendant plus de dix ans représenté les intérêts de la classe ouvrière et
n’avait cessé de jouer un rôle anticapitaliste que depuis son entrée au
gouvernement, il y a deux ans. Cannavò siège pour Rifondazione à la Chambre des
députés et est membre de longue date du Secrétariat unifié.
Le PCdL, qui a été créé en 2006, est aussi peu crédible que la
Gauche critique. Son dirigeant, Marco Ferrando, est passé par une multitude
d’organisations, y compris à un moment donné le Secrétariat unifié, il
fut un membre de Rifondazione pendant 15 ans avant de rompre avec le parti en
2006. Tout comme la Gauche critique, il tient à remplir le vide politique qui
s’est formé après l’effondrement de Rifondazione dans le but
d’empêcher le développement de toute alternative politique véritable.