La Commission des
plaintes du public a publié le mois dernier les
résultats d’une enquête sur le rôle joué par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) dans les
élections fédérales de janvier 2006. La commission établit dans son rapport
final que c’est Giuliano Zaccardelli, alors chef de la GRC, qui a
personnellement insisté, en pleine campagne électorale, pour impliquer dans un
supposé délit d’initié le ministre des Finances du gouvernement libéral sortant.
Le rapport note qu’il s’agissait d’un geste sans précédent de la police
fédérale canadienne à un moment politique crucial. Et son analyse comparative
des intentions de vote avant et après l’intervention de la GRC laisse entendre que
celle-ci a lourdement influencé le résultat final des élections – comme
l’avaient noté à l’époque la plupart des observateurs politiques.
Le président de la Commission, Paul Kennedy, a
cherché néanmoins à minimiser l’intervention de Zaccardelli sur la base
qu’aucune loi n’avait été formellement enfreinte par ce dernier et qu’aucune preuve
de mauvaise foi de sa part n’avait pu être trouvée. Ce faisant, Kennedy a fermé
les yeux sur de nombreuses questions troublantes soulevées par son rapport et
sur la principale cause de l’absence de preuves directes : le refus de la
GRC de collaborer à son enquête.
Si Kennedy a eu le mérite de remettre l’intervention
de la GRC sur le tapis, la presse patronale – qui avait dès le début présenté
l’affaire comme rien de plus qu’une autre preuve du « manque
d’éthique » des libéraux et insisté pour ne pas questionner les motifs de
la GRC – s’est empressé de l’enterrer à nouveau. Son refus répété de tirer au
clair, voire soumettre au débat public, un épisode qui a vu le premier gendarme
du pays outrepasser ses fonctions et se mêler activement de politique témoigne
de la profonde indifférence qui règne dans les cercles dirigeants pour les
principes démocratiques les plus élémentaires.
Les faits alarmants ramenés à la surface par
Kennedy remontent à fin 2005, au milieu de la campagne pour les élections
fédérales du 23 janvier 2006. Juste avant la chute du gouvernement en novembre
2005, les libéraux ont dévoilé un programme d’allègement fiscal sur les
dividendes et pour les fiducies de revenu. Dans les heures précédant l’annonce
du ministre des Finances, plusieurs transactions importantes portant sur des
fiducies avaient été enregistrées, soulevant la possibilité que des initiés de Bay
Street aient été préalablement informés de la nouvelle politique fiscale.
La GRC a alors annoncé qu’elle allait mener une
enquête criminelle sur un possible transfert illicite d’informations. Le court communiqué
émis par la GRC en décembre 2005 faisait peser, à la demande expresse de Zaccardelli,
de lourds soupçons sur le ministre libéral des Finances Ralph Goodale. « Il
est important de mentionner », pouvait-on y lire, « que la GRC
souligne qu'elle ne possède en ce moment aucune preuve d'actes illégaux
ou répréhensibles de la part de quiconque, incluant le ministre des Finances
Ralph Goodale ». [souligné par nous]
Il était déjà inhabituel de voir l’agence policière
fédérale, qui a plutôt la réputation de cultiver le secret, annoncer avec
autant de bruit qu’elle entreprenait une enquête. (Suite à son enquête, la GRC
n’a trouvé qu’un seul employé du ministère des Finances qui aurait
personnellement profité de l’information privilégiée pour placer des
investissements lui ayant rapporté 7.000 dollars.)
Plus encore, une intervention aussi directe de
la GRC dans le débat politique canadien
n’a pas de précédents. La direction de la GRC, Zaccardelli en tête, ne pouvait
douter du grand impact qu’aurait son annonce. Dans l’année ayant précédé
l’élection, les conservateurs de Stephen Harper avaient cherché à dissimuler leur
propre programme ultra-droitier en multipliant les accusations que le
gouvernement libéral nageait dans la corruption. En positionnant son parti pour
succéder aux libéraux de Paul Martin, Harper évoquait notamment la commission Gomery
qui avait conclu au terme d’une enquête très publicisée que le gouvernement
libéral avait octroyé de nombreux contrats de relations publiques à des agences
de publicité ayant contribué dans le passé à la caisse libérale.
En présentant les élections de 2006 comme un
référendum sur la « corruption des libéraux », Harper cherchait à
surmonter le peu d’intérêt que soulevait parmi les Canadiens ordinaires tout
programme ouvertement associé à des mesures de réaction sociale au pays et
d’agression militaire à l’étranger. Même aujourd’hui, alors que toute la classe
dirigeante soutient le gouvernement Harper dans l’utilisation des forces armées
pour défendre les intérêts géostratégiques de la grande entreprise canadienne et
dans l’augmentation des dépenses pour les prisons, l’armée et la police au
détriment des programmes sociaux, les conservateurs peinent à garder leur base
électorale qui n’atteint pas 25 pour cent des électeurs inscrits.
L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement Harper
dédié à un virage à droite aussi prononcé dans la politique intérieure et
extérieure du Canada – qui intensifie la politique libérale précédente de
coupures budgétaires et d’interventions militaires outre-mer – n’aurait pu se
faire sans une campagne visant à détourner l’attention populaire du véritable
programme des conservateurs. Tel était le but du tapage autour de la
« corruption » libérale auquel ont pris part tant les partisans de
Harper que la presse patronale, et qui a reçu le cautionnement de la GRC à un
moment crucial. Après l’annonce d’une enquête de la GRC sur un ministre libéral,
Martin a enregistré dans la semaine même une perte d’environ 20 pour cent des
intentions de vote alors qu’il avait maintenu jusque-là une mince avance sur Harper.
Les libéraux ne se sont jamais remis de ce recul et ont perdu le pouvoir aux
mains des conservateurs, qui forment depuis un gouvernement minoritaire.
Aussitôt les élections terminées, Paul Kennedy
a entrepris de son propre chef de mener une enquête sur l’intervention de la
GRC tellement sa signification politique était évidente. En présentant les
résultats de son enquête, Kennedy a insisté sur le fait qu’il n’existait pas de
règles sur la divulgation d’information sur les enquêtes en cours, y compris
durant une élection, et que Zaccardelli ne pouvait donc pas les avoir enfreintes.
Toutefois, les résultats de l’enquête de Kennedy sont loin de disculper
l’ancien dirigeant de la GRC, comme l’ont claironné les médias et Kennedy. Kennedy
a établi que c’était Zaccardelli qui avait insisté, dans un geste qu’il
qualifie de sans précédent, pour nommer explicitement la personne ciblée par
une enquête – en l’occurrence le ministre Goodale – même si la GRC n’avait
aucune preuve contre elle. Et si Kennedy n’a pu réunir de preuves contre Zaccardelli
ou établir les raisons de Zaccardelli pour introduire la phrase incriminant Goodale
dans le communiqué de la GCR, c’est principalement parce que ce dernier et les
hauts dirigeants de la GRC ont refusé de collaborer à son enquête.
L’enquête de Kennedy soulève beaucoup plus de
questions qu’elle n’amène de réponses. Les détails connus du public dans cette
affaire pointent tous vers une intervention de nature politique destinée à
favoriser le Parti conservateur. Dans un tel contexte, le refus de
collaboration de Zaccardelli est un facteur aggravant les soupçons sur ses
motifs politiques.
Il existe des tensions de longue date entre la GRC et les libéraux. La GRC et les services canadiens du renseignement
considéraient que les libéraux étaient mous face au crime et au terrorisme, bien
que les libéraux aient soutenu sans réserve la « guerre contre le
terrorisme », adopté des lois élargissant les pouvoirs des forces
policières et des agences du renseignement, et augmenté les budgets des forces
de l’ordre et de l’armée.
Les hauts dirigeants de la police fédérale
étaient profondément irrités, entre autres, de l’enquête publique annoncée par
Martin sur le cas de Maher Arar, ce citoyen canadien transporté par la CIA dans son pays d’origine, la Syrie, pour y être torturé après que la GRC l’ait décrit comme terroriste sur la base
de soupçons non fondés. Le National Post, organe semi-officiel des
conservateurs, a régulièrement publié des articles relatant les plaintes de
hauts gradés et d’agents de la GRC et
de l’armée envers les décisions et les politiques du gouvernement libéral. Les
conservateurs, quant à eux, courtisent depuis longtemps les forces de
répression, leur promettant encore plus de pouvoirs et d’argent tout en
glorifiant l’armée canadienne.
La signification politique de l’intervention
de la GRC dans les élections canadiennes est lourde de sens.
Traditionnellement, les élites canadiennes ont toujours insisté que leur régime
était démocratique parce que les forces de l’ordre étaient soumises au
gouvernement civil et qu’elles ne jouaient pas de rôle politique. Mais pour
aller de l’avant avec des politiques de plus en plus impopulaires, comme la
participation à l’invasion de l’Afghanistan menée par Washington, l’abrogation
et la limitation des droits démocratiques et le transfert de la richesse de la
population travailleuse vers les couches capitalistes parasitaires, la classe
dirigeante s’appuie de plus en plus sur des forces comme les états-majors de la
GRC et de l’armée.
Dans toute cette affaire, le parti
social-démocrate canadien, le NPD, a joué un rôle particulièrement pernicieux.
Craignant la réaction des grandes entreprises, son chef Jack Layton a à peine
soulevé dans sa campagne électorale 2006 le fait que la décision de prolonger
l’exemption d’impôt pour les fiducies du revenu et de diminuer l’impôt sur les
dividendes était un cadeau du gouvernement libéral aux biens nantis. Le NPD a
plutôt cherché à donner de la crédibilité à la campagne des conservateurs qui
voulaient faire de la corruption des libéraux la question principale des
élections de janvier 2006 pour mieux détourner l’attention de leur programme de
droite.
Quant au silence quasi-total des médias sur
les faits accablants du rapport Kennedy, il révèle une importante érosion des
principes démocratiques-bourgeois traditionnels dans les bureaux de rédaction et
les conseils d’administration. Le Globe and Mail, porte-parole de la
haute finance canadienne, a écrit un des rares éditoriaux sur cette question
qui résume l’attitude générale des cercles dirigeants. Après avoir dénoncé Zaccardelli
pour avoir miné encore une fois la crédibilité de la GRC, l’éditorial conclut
que « les Canadiens ne peuvent que regarder en direction de Zaccardelli,
hocher la tête et passer à autre chose ».