La révélation la plus étonnante d’un rapport de 370 pages
de l’inspecteur général du département de la Justice américain est que des
agents du FBI avaient officiellement ouvert un dossier de « Crimes de
guerre », documentant la torture dont ils avaient été témoins à la prison
de Guantanamo Bay, avant de recevoir l’ordre de l’administration de cesser
d’écrire leurs rapports.
Le World Socialist Web Site, ainsi que des groupes
de défense des droits humains et d’autres opposants de la répression et du
militarisme américains, ont longtemps insisté que les actes de l’administration
Bush (le déclenchement de guerres d’agression, les assassinats, l’enlèvement et
la séquestration sans procès de civils et, le plus répugnant de tous, la
torture) constituaient des crimes de guerre selon toute interprétation légitime
des décrets et traités internationaux de longue date.
De voir cependant cette évaluation confirmée par
l’inspecteur général du département de la Justice, le seul responsable majeur n’étant
pas directement subordonné à la Maison-Blanche, et par des agents du FBI, une
agence qui n’est pas particulièrement reconnue pour être intéressée aux questions
de droits démocratiques, est un signe du caractère endémique de ces crimes et
de la crise qu’ils ont engendrée au sein du gouvernement des Etats-Unis et de
l’élite dirigeante américaine en son ensemble.
Le rapport établit clairement que la torture fut ordonnée
et planifiée en détail aux plus hauts niveaux du gouvernement, y compris la
Maison-Blanche, le conseil national de sécurité, le Pentagone et le département
de la Justice. Les tentatives de faire cesser ces pratiques, sur une base
légale ou pragmatique, par des individus à l’intérieur du gouvernement furent
systématiquement contrées et les preuves de ces activités criminelles
dissimulées.
Il n’y a pas eu de réaction immédiate de la Maison-Blanche
face à ces nouvelles révélations. Les réactions d’autres agences directement impliquées
dans les crimes commis à Guantanamo ont donné une idée du sentiment général
d’impunité dans lequel la torture décrite dans le rapport de l’inspecteur
général se poursuit à ce jour.
« Il n’y a rien de nouveau là-dedans », a affirmé
le porte-parole du Pentagone Bryan Whitman. Un porte-parole du département
d’Etat à quant à lui décrit les accusations contenues dans le rapport comme
étant « assez vagues ».
Assez vagues ? On peut se demander qu’est-ce que ce
porte-parole qualifierait d’explicite. Le rapport contient des pages et des
pages de témoignages d’agents du FBI sur les pratiques sadiques et répugnantes
à Guantanamo.
À un endroit le rapport affirme : « [Un agent du
FBI] se rappelait que, à un certain moment durant l’interrogatoire, l’officier
militaire “versa de l’eau” dans la gorge d’un détenu qui était assis. Il
affirma qu’il pensait que le but de cette pratique était de faire croire au
détenu qu’il se noyait, et ainsi le forcer à fournir l’information souhaitée
par l’interrogateur. [L’agent] a affirmé que le détenu avait des haut-le-coeur
et crachait de l’eau. Il a dit que le détenu semblait incommodé, et il pensait
qu’il avait de la difficulté à respirer. »
Et selon une description de l’interrogation de Mohamedou Ould
Slahi, un Mauritanien arrêté par son propre gouvernement, remis aux forces
américaines et déporté à Guantanamo en 2002 :
« Il fut laissé seul dans une chambre froide connue sous
le nom du "congélateur", où des gardes l’empêchaient de dormir
en appliquant de la glace ou de l’eau froide sur lui… »
« Il fut privé de sommeil pour une période de 70 jours à
l’aide d’interrogatoires prolongés, de lumières stroboscopiques, de musiques
menaçantes, de consommation forcée d’eau et d’obligation de demeurer en
position debout. »
« Une interrogatrice féminine l’empêcha de mettre
des vêtements;
« Deux interrogatrices féminines lui ont fait des
attouchements sexuels et ont fait des commentaires à caractère sexuel sur
lui ;
« Avant et pendant l’incident du bateau, il fut
sévèrement battu. »
De plus, écrit le document, il fut « amené à penser qu’il
serait exécuté et il s’est uriné dessus » et il s’est fait dire que sa
mère et d’autres membres de sa famille seraient détenus et qu’il leur serait
fait du mal.
Des centaines
d’agents du FBI ont été témoins de torture
Des épisodes similaires ont été décrits, selon le rapport de l’inspecteur général, par littéralement des
centaines d’agents du FBI, qui ont vu des interrogateurs de la CIA, de l’armée
et de sous-traitants privés réaliser des actes illégaux de torture et d’abus
contre des détenus.
De plus, le rapport cite : plusieurs agents du FBI qui
ont rapporté des cas de raclées ; 30 agents qui ont rapporté avoir vu des
détenus enchaînés dans des positions de stress sur de longues périodes ;
70 agents qui ont rapporté des cas de détenus privés de sommeil ; 29
agents qui avaient de l’information sur l’utilisation de températures extrêmes
dans le but de « briser la détermination des détenus de résister à la
coopération » ; et 50 agents qui ont rapporté l’utilisation d’un
isolement prolongé pour « saper la résistance d’un détenu ».
De plus, quatre agents ont rapporté le cas de deux détenus en
Afghanistan battus à mort après avoir été enchaînés debout pour une longue
période.
Les histoires de tortures détaillées dans ce rapport ne sont
que la pointe de l’iceberg.
Elles n’incluent pas le traitement de Murat Kurnaz, un citoyen
turc né en Allemagne, qui fut arrêté pendant un voyage au Pakistan à l’automne
2001 et qui fut remis aux responsables américains pour une récompense de 3000 dollars.
Tout d’abord amené à la base américaine à Kandahar en Afghanistan, il fut
ensuite transféré à Guantanamo. Même si en 2002, les autorités américaines
avaient conclu que Kurnaz n’avait rien à voir avec le terrorisme, il fut
emprisonné jusqu’au milieu de 2006 et relâché seulement à cause de la pression
du gouvernement allemand.
Empêché d’entrer aux Etats-Unis, il a témoigné par un lien
vidéo devant une audience peu nombreuse du comité des Affaires étrangères du
Sénat cette semaine.
« Je n’ai rien fait de mal et j’ai été traité comme un
monstre », a-t-il dit. Il a dit comment il avait été assujetti à des chocs
électriques, suspendu par les poignets pendant des heures et soumis à un
« traitement par l’eau », dans lequel sa tête était enfoncée dans un
sceau d’eau alors qu’on le frappait à l’abdomen pour le forcer à inhaler le
liquide. (Il vaut la peine de mentionner que le rapport de l’Inspecteur général
du département de la Justice a affirmé que cette dernière forme de torture ne
constitue pas une « simulation de noyade », mais représente
« une tentative d’intimider les détenus et d’augmenter leurs sentiments
d’impuissance ».
« Je sais
que d’autres sont morts de ce genre de traitement, a dit Kurnaz. J’ai souffert
de privation de sommeil, du confinement, d’humiliations sexuelles et
religieuses. J’ai été battu à de multiples reprises. »
« Il n’y
avait pas de lois à Guantanamo, a conclu Kurnaz. Je ne pensais pas que ça
pouvait arriver au 21e siècle… Je n’aurais jamais pu imaginer que cet endroit avait
été créé par les Etats-Unis. »
Les détenus de
Guantanamo ne représentent qu’un pour cent de ceux détenus dans des camps de
détention américains et des prisons secrètes opérées par les militaires et la
CIA en Irak, Afghanistan et d’autres points du globe. Il est estimé que près
de 27.000 personnes sont détenues sans accusation, sans parler de procès,
plusieurs d’entre eux ayant simplement disparu dans le goulag global de
Washington. Certains sont détenus dans des navires de détention, d’autres dans
des donjons secrets opérés conjointement par la CIA et des régimes vers
lesquels elle « transfère » les détenus, comme l’Égypte, la Jordanie
et le Maroc, où d’autres formes plus cruelles de torture (être enterré vivant,
l’électrocution ou la lacération avec un scalpel) sont employées.
Le rapport
confirme également que les scènes révoltantes saisies dans les photographies
prises à la prison d’Abou Ghraib en Irak et rendues publiques il y a quatre ans
montrant des hommes nus cagoulés, soumis à la torture et à l’humiliation sexuelle
par des gardes américains, n’étaient pas des aberrations. Les méthodes décrites
dans le rapport — la nudité forcée, l’utilisation des chiens d’attaque lors
d’interrogatoires, l’enchaînement des détenus dans des positions de
« stress », les promenades en laisse — étaient identiques à celles
officiellement mises sur le compte de quelques « pommes pourries » à
Abou Ghraib.
La torture sadique « orchestrée » à partir de la Maison-Blanche.
L’uniformité
des abus dans ces endroits si éloignés l’un de l’autre démontre que ce sadisme
psychopathique et criminel infligé à ces détenus par les forces américaines
était planifié et orchestré à partir du sommet.
En fait, comme
le révélait ABC News le mois dernier, les représentants officiels du soi-disant
comité de principe (le vice-président Dick Cheney, le secrétaire à la Défense
Donald Rumsfeld, le secrétaire d'État Colin Powell, le directeur de la CIA
George Tenet, le procureur général John Ashcroft et la conseillère à la sécurité
nationale Condoleezza Rice) ont eu des discussions détaillées sur les
« techniques renforcées d’interrogatoire » qui, selon ABC,
« étaient quasiment chorégraphiées – allant jusqu’à préciser le nombre de
fois où les agents de la CIA pouvaient utiliser une tactique particulière. »
Bush a affirmé
par la suite sur ABC qu’il « savait que notre équipe sur la sécurité
nationale avait des rencontres sur cette question. Et je les ai approuvées ».
Le rapport
établit que les représentants du FBI et du département de la justice ont avisé
le conseil national sur la sécurité de la Maison-Blanche de leurs
préoccupations que les pratiques observées par les agents « minaient sérieusement…
l’autorité de la loi » à Guantanamo.
À la fin,
cependant, on leur a dit de reculer, et ils se sont soumis, devenant ainsi
complices de ces crimes et de leur camouflage.
Les révélations du rapport du FBI n’ont pas suscité de
réactions importantes ou de demandes d’agir sur cette question par les
démocrates élus au Congrès ou encore par les prétendants à la candidature
présidentielle du Parti démocrate, le sénateur Barack Obama et la sénatrice
Hillary Clinton, qui n’ont pas fait de la torture une question essentielle de
leur campagne.
Le New York Times a publié un éditorial mardi
intitulé « Ce que les agents du FBI ont vu » qui détaillait le
rapport et déclarait qu’il « montrait ce qui arrive lorsque qu’un
président américain, son secrétaire à la Défense, son département de la Justice
et d’autres hauts responsables corrompent la loi américaine pour justifier et
autoriser l’abus, l’humiliation et la torture de prisonniers ».
Le quotidien concluait son éditorial en écrivant : « Les
démocrates doivent faire toute la lumière » sur cette affaire au moyen
d’audiences portant sur « l’ampleur du manquement à la loi et aux
conventions de Genève par le président Bush ». Cela, écrivait le New
York Times, « est l’unique façon d’amener le pays du côté des
défenseurs, et non des violateurs, des droits de l’Homme ».
On voit bien là l’impuissance de ce qui fut l’élite du
libéralisme américain. L’ampleur de la criminalité de l’administration Bush a
été largement mise à nu au cours des dernières années.
La violation délibérée et en bloc des conventions de Genève
et des traités contre la torture sont, en vertu du droit international, des
crimes de guerre, exactement comme le FBI l’a reconnu. Ce qu’il faut, ce n’est
pas une autre audience sans conséquence d’un comité du Congrès, mais plutôt la
constitution d’un tribunal pour crimes de guerre. Ceux qui ont commis ces
crimes doivent en être reconnus coupables.
Bush, Cheney, Rice, Rumsfeld, Powell, Tenet et Ashcroft
doivent subir un procès. Les individus tels que l’ancien conseiller de la Maison-Blanche
et procureur général, Alberto Gonzales, le chef du bureau de Cheney, David
Addington, et le conseiller au département de Justice, John Yoo (qui ont élaboré
les arguments pseudo-légaux pour légitimer la torture), doivent aussi être
poursuivis ainsi que les responsables de l’armée et des services d’espionnage
qui ont présidé aux pratiques criminelles ayant eu cours à Guantanamo, Abou
Ghraib, Bagram et les autres camps et prisons de la CIA et de l’armée.
Les dirigeants du Parti démocrate n’ont ni le désir ni l’intention
de lutter pour un tel règlement de comptes. La speaker de la Chambre des représentants,
Nancy Pelosi et d’autres dirigeants du parti ont insisté à plusieurs reprises
que la destitution du président et du vice-président « n’était pas sur la
table ». Ils n’ont aucun intérêt à poursuivre l’administration sur la
question de la torture parce qu’ils en sont eux-mêmes les complices. Pelosi et
d’autres démocrates en vue au Congrès ont été informés en détail sur les
méthodes criminelles utilisées à Guantanamo, ils les ont approuvées et les ont
cachées au peuple américain.
A un niveau plus essentiel, les démocrates ont été complices
de la politique du militarisme et de l’agression partout dans le monde, politique
menée au nom de la soi-disant guerre globale contre le terrorisme et impliquant
la pleine utilisation de la force armée pour défendre les intérêts de
l’oligarchie qui dirige les Etats-Unis. C’est cette stratégie criminelle (qui
est responsable de la mort de plus d’un million d’Irakiens) qui a créé les
conditions pour le crime même de la torture.
Néanmoins, l’approfondissement de la crise du capitalisme
américain crée les conditions pour de profonds chocs et changements dans les
rapports politiques et sociaux qui pourraient bien résulter en la comparution devant
un tribunal de Bush, Cheney et compagnie et leur jugement pour crimes de guerre.