En dépit de demandes répétées d’information
sur les interrogatoires adressés aux dirigeants au plus haut niveau de la CIA et
de la Maison Blanche, la CIA a, selon le directeur de la commission, caché à la
Commission du 11 septembre des enregistrements vidéos montrant les sévices
infligées à des présumés membres d’Al Quaïda. La CIA a reconnu avoir détruit
en novembre 2005, plus d’un an après que les demandes aient été
formulées, les cassettes des interrogatoires concernant deux dirigeants
présumés d’Al Quaïda, Abou Zoubaydah et Abd al-Rahim al-Nashiri.
Un mémo adressé par le directeur de la commission,
Philip Zelikow, au président et ancien gouverneur du New Jersey, Thomas Kean,
et au vice-président et ancien congressiste, Lee Hamilton, retrace
l’histoire des contacts que la commission a eu à ce sujet avec la CIA. Le
mémo daté du 13 décembre 2007 a été divulgué à la presse vendredi. (Voir : “An
analysis of the 9/11 Commission memo on interrogation tapes.“)
Le compte rendu de Zelikow est une mise en
accusation accablante de responsables de la Maison Blanche et de la CIA et
émanant d’un Républicain éminent entretenant des liens étroits avec
l’establishment des services de renseignement. (Zelikow avait été
membre du Conseil national de sécurité dans le gouvernement de George Bush senior
et avait co-écrit un livre avec l’actuelle secrétaire d’Etat, Condoleezza
Rice). Selon le mémo, la commission avait fait des « demandes répétées d’information
détaillée au sujet » des interrogatoires de la CIA en 2003 et en 2004, y
compris celles des deux personnes dont les interrogatoires avaient été
enregistrées sur les cassettes vidéo détruites.
Les cassettes vidéo des interrogatoires
auraient bien évidemment été déterminantes à l’enquête. Toutefois, selon Zelikow,
la commission n’a jamais été informée quant à l’existence des cassettes
vidéo et n’a eu que le droit d’accéder aux résumés des
interrogatoires de la CIA. Zelikow a fait savoir que le fait de ne pas
divulguer l’information était probablement illégal mais il a conclu en
disant « qu’un complément d’enquête est nécessaire pour
déterminer si ces dissimulations constituent une violation des lois fédérales. »
Parmi les personnes nommées par Zelikow comme
étant impliquées dans les discussions avec la Commission du 11 septembre
figuraient : Alberto Gonzales, qui était alors le conseiller à la Maison
Blanche et qui occupa par la suite le poste de ministre de la Justice, le
secrétaire à la Défense, Ronald Rumsfeld, le sous-secrétaire à la Défense,
Stephen Cambone, le directeur de la CIA, George Tenet, le conseiller général de
la CIA, Scott Muller et le directeur adjoint de la CIA, John McLaughlin.
Au cours du week-end, la CIA a réagi au mémo par
une série de mensonges et d’obscurcissements. Le porte-parole de la CIA,
Mark Mansfield, a dit que les cassettes vidéo auraient été transmises si la Commission
les avait demandées. « C’est parce que l’on avait pensé que la
commission pourrait réclamer à un moment donné les enregistrements qu’ils
ne furent pas détruits tant que duraient les travaux de la Commission, » a-t-il
dit. Mansfield n’a pas expliqué comment les vidéos auraient pu être
réclamées si leur existence n’a seulement été connue que ce mois-ci.
Dans un article du New York Times de
samedi, il est dit que lors d’interviews avec Hamilton et Kean, les
dirigeants de la commission « ont dit que la lecture du rapport [Zelikow]
les avait convaincus que l’agence avait pris la ferme résolution de
contrecarrer l’enquête de la Commission du 11 Septembre. »
Le mémo de Zelikow est une preuve
supplémentaire que le refus d’informer la Commission du 11 Septembre de
l’existence de ces enregistrements et de la décision ultérieure de les détruire
faisait partie intégrale d’un camouflage à haut niveau de la politique
gouvernementale consistant à recourir à des méthodes d’interrogatoires
sadiques qui sont clairement interdites par les lois internationales et
nationales contre la torture. La semaine passée, le New York Times avait
rapporté qu’au moins quatre conseillers juridiques travaillant pour le
gouvernement auraient été impliqués dans les discussions pour savoir si les
vidéos devaient être ou non détruites. Les discussions s’étaient
déroulées entre 2003 et 2005, période même durant laquelle la Commission du 11
Septembre avait adressé des requêtes à la CIA pour recevoir les documents sur
les interrogatoires.
Les quatre conseillers juridiques, mentionnés
par le Times, comprennent Gonzales ; Harriet Miers, qui avait
succédé à Gonzales au poste de chef des services juridiques de la Maison
Blanche ; David Addington, conseiller et plus tard chef de cabinet du
vice-président, Dick Cheney ; et John Bellinger III, l’avocat-conseil
en chef à la sécurité nationale. Le Times a cité un ancien responsable des
services de renseignement disant qu’il y avait eu de « forts
sentiments » parmi certains des avocats en faveur de la destruction des
enregistrements.
Le fait qu’au moins Gonzales, un proche confident
de Bush, ait participé aux deux discussions laisse fortement supposer que Bush
et Cheney étaient eux aussi conscients de la dissimulation et de la destruction
ultérieure des vidéos et qu’ils les avaient acceptées. Au moment même où
avait lieu l’enquête de la Commission du 11 Septembre, plusieurs
tribunaux fédéraux avaient émis des ordonnances sur la conservation des preuves
relatives aux interrogatoires et à la torture potentielle des prisonniers
détenus par les Etats-Unis.
Un
complot au plus haut niveau
Il est presque sûr que Bush était au courant
de l’existence des cassettes vidéo dès le début et il est tout à fait
possible qu’il ait visionné personnellement certaines d’entre
elles. Lorsque Zoubaydah fut arrêté en 2002, il fut considéré par le
gouvernement comme un cas d’essai pour « les techniques
d’interrogatoire musclé », à savoir de torture, que Bush brûlait de
mettre en place.
Un article du Times de Londres de
dimanche (« CIA Chief to Drag White House into Torture Cover-Up Storm»)
rapporte que Vincent Cannistraro, l’ancien chef du service de
contre-terrorisme de la CIA, a dit qu’il était impossible que Jose Rodriguez,
ancien directeur des services clandestins de la CIA, ait agi à son propre
compte. Rodriguez a été cité dans les médias pour avoir donné l’ordre de
détruire les enregistrements.
« Si tout le monde avait été contre la
décision, pourquoi donc Jose Rodriguez, l’un des hommes les plus prudents
que j’aie jamais rencontré, aurait-il décidé de les
détruire ? » s’est demandé Cannistraro.
Il y a des indices que Rodriguez pourrait
impliquer la Maison Blanche lorsqu’il témoignera le mois prochain devant
le Comité de surveillance des activités de renseignement. Rodriguez a réclamé
et obtenu une assignation à comparaître afin de rendre sa déposition
obligatoire ce qui s’accompagnera très probablement d’une immunité
pour ce qu’il dira.
Le journal a également cité Larry Johnson,
autre ancien responsable de la CIA, impliquant fortement la Maison Blanche.
« La CIA et Jose Rodriguez sont dans une mauvaise posture mais c’est
probablement la personne la moins coupable dans ce procès, » a dit
Johnson. « Il ne s’est pas réveillé un matin en se disant, ‘je
vais détruire les enregistrements.’ Il a consulté un grand nombre de gens
et finalement il aura son mot à dire. »
« Il semble de plus en plus probable que
la décision ait été prise par la Maison Blanche, » a dit Johnson. Le Times
de Londres a rapporté que Johnson « croit qu’il ‘est très
probable’ que Bush ait visionné l’une des vidéos vu qu’il
était intéressé dans le cas de Zoubaydah et qu’il avait été régulièrement
tenu au courant par George Tenet de son interrogatoire. »
Le correspondant dans le domaine de la
sécurité nationale du New York Times, James Risen, cite dans son livre
paru en 2006, State of War (Etat de guerre), une source bien informée qui
lui aurait dit, « George Bush prenait un intérêt très personnel dans le
cas de Zoubaydah » en 2002. Selon le rapport de Risen, lorsque le
directeur de la CIA Tenet a dit à Bush qu’aucune information
n’avait été arrachée à Zoubaydah parce qu’il était trop sonné par
les analgésiques, Bush est supposé avoir répondu, ‘Qui a permis
qu’on lui donne des analgésiques?’ »
La torture de Zoubaydah avait été initiée peu
de temps après cette conversation, et le traitement de Zoubaydah était devenu
un précédent pour la torture des autres prisonniers, dans les prisons secrètes
de la CIA, à Guantánamo Bay et plus tard à la prison d’Abou Ghraïb en
Irak.
Tenet dans son livre publié en 2007, At the
Center of the Storm (Au cœur de la tempête), note que lorsque Zoubaydah
fut capturé, « nous avons entamé des discussions au sein du Conseil
national de sécurité (NSC) pour définir comment le traiter. » Le NSC
comprend le président, le vice-président, la secrétaire d’Etat, le
secrétaire au Trésor, le secrétaire à la Défense et d’autres responsables
de haut rang. La remarque qu’une implication de la part des échelons les
plus élevés de la hiérarchie ait eu lieu dans l’interrogatoire de Zoubaydah
rend absurde la notion que les dirigeants gouvernementaux n’étaient pas
au courant de l’enregistrement de cet interrogatoire.
Il faudrait rappeler que le tristement célèbre
« mémo de la torture » rédigé par le service juridique du ministère
de la Justice afin de justifier les méthodes illégales d’interrogatoire
avait été publié le 1er août au moment même où Zoubaydah subissait
l’interrogatoire de la CIA. Le mémo avait en partie été écrit en réponse
aux inquiétudes de la CIA que les méthodes imposées par le gouvernement
pourraient exposer les agents du renseignement à des poursuites judiciaires.
La révélation de l’existence des
cassettes de torture et de leur destruction est devenue le point de convergence
des divisions intenses qui existent au sein de l’establishment politique
et du renseignement.
Dans un volet différent, la CIA a demandé au
ministère de la Justice d’enquêter pour savoir si John Kiriakou, ancien
agent de la CIA, avait commis une violation d’information classifiée en
révélant aux médias ce mois-ci que le waterboarding [simulacre de noyage] avait
été employé contre Abou Zoubaydah. Kiriakou a dit qu’il considérait le waterboarding
comme une torture mais il a également cherché à légitimer de telles méthodes en
disant que le traitement de Zoubaydah avait été nécessaire pour « sauver
des vies. »
Kiriakou s’exprime au nom d’éléments
au sein de l’agence qui insistent pour dire que les dirigeants au plus
niveau gouvernemental avaient autorisé tous les aspects de
l’interrogatoire. L’avocat de Kiriakou, Mark Zaid, a envoyé un
avertissement au ministère de la Justice. Il a dit au Washington Post,
« S’ils continuent [l’enquête de son client], ils ouvriront
une boîte de Pandore qui braquera les projecteurs sur la question de savoir si ces
interrogatoires étaient légaux et jusqu’à quel point ils ont été
complètement divulgués par les responsables fédéraux. »
Dans ces conditions, le gouvernement tente
d’éviter un scandale qui risque d’échapper à son contrôle et au
contrôle de personnalités en vue du Congrès, appartenant aux deux partis, et
qui sont aussi impliquées dans ce camouflage.
La semaine passée, Bush a poursuivi ses
obscurcissements quant à sa connaissance de la destruction des cassettes. Lors d’une
conférence de presse jeudi à la Maison Blanche, un journaliste de l’Associated
Press a posé la question suivante : « Il y a une certaine ambiguïté
dans le communiqué selon lequel vous ne vous souvenez pas de l’existence
et de la destruction des vidéos d’interrogatoires de la CIA. Pourquoi ne
pouvez-vous pas simplement dire oui ou non au sujet des enregistrements et de
leur destruction ? »
Bush a répondu en répétant simplement que son « premier
souvenir » des enregistrements remonte au moment où le directeur de la
CIA, Michael Hayden, lui en avait parlé au début du mois. La Maison Blanche a évité
de faire tout commentaire direct pour dire que c’était la première fois
que Bush avait entendu parler des enregistrements. Elle a laissé les questions
des journalistes en suspens en publiant un communiqué précisant que la Maison
Blanche n’aborderait pas le sujet vu qu’une enquête interne de la
CIA et du ministère de la Justice était en cours.
Lors d’une audience vendredi devant le
tribunal d’instance du district de Colombia, le gouvernement a pressé le
juge Henry Kennedy de refuser un mémoire en faveur d’une audience sur la
destruction des cassettes. Kennedy avait émis une décision judiciaire en 2005
instruisant le gouvernement de conserver toutes les preuves relatives aux
interrogatoires des prisonniers détenus à Guantánamo Bay. Les avocats des
prisonniers de Guantánamo qui ont pétitionné son tribunal en faveur d’une
révision de leur détention affirment à présent que la destruction des
enregistrements pourrait constituer une violation de la décision du juge.
Le gouvernement a réitéré son argument
qu’il « serait peu judicieux et imprudent » pour le juge
d’enquêter davantage en attendant la propre enquête du gouvernement.
Joseph Hunt, un avocat du gouvernement, a publié une promesse que le tribunal
serait informé des résultats de cette enquête gouvernementale sur le
gouvernement lui-même et que le tribunal serait informé de toute violation des
règles.
Hunt a également affirmé que les
enregistrements n’avaient rien à voir dans cette affaire étant donné que
les personnes impliquées dans les interrogatoires enregistrés, Abou Zoubaydah
et Abd al-Rahim al-Nashiri, n’étaient pas à Guantánamo Bay au moment de
la décision judiciaire.
Qu’ils aient été ou non à Guantánamo Bay,
ces derniers auraient bien pu nommer des personnes voire fournir des
informations sur les accusés dont les affaires sont jugées au tribunal. Même si
les gens figurant sur les cassettes de la CIA n’ont rien dit qui concerne
directement les accusés, la preuve documentaire que les Etats-Unis ont torturé
des personnes sous interrogatoire et utilisé les informations ainsi obtenues
pour assurer leurs poursuites militaires serait hautement dommageable aux
commissions de gradés militaires opérant à Guantánamo.
Toutes ses divulgations, et il ne fait pas de
doute que la vérité va bien au-delà de ce qui a été révélé, montre un degré de
criminalité qui excède l’affaire du Watergate, celle d’Iran-Contra
et d’autres scandales passés.
Le gouvernement compte beaucoup sur le Parti
démocrate pour empêcher que le scandale n’échappe à tout contrôle. Les
appels à enquêtes sont restés jusque-là extrêmement réduits et ils seront en
grande partie tenus sous le contrôle des législateurs démocrates qui sont
depuis des années au courant des enregistrements et des programmes de torture
de la CIA.