Après six mois sans gouvernement, le roi de
Belgique a nommé un gouvernement provisoire dans une tentative de sortir de
l'impasse politique. Ce gouvernement, dirigé par le Premier ministre Guy
Verhofstadt, qui a perdu les élections, devra superviser les décisions
budgétaires. Cette nomination indique une intensification de la crise qui
ravage le pays.
Alors que les dépenses commerciales et
budgétaires sont administrées nationalement, le système électoral belge est
organisé par groupes linguistiques, avec des partis séparés dans le nord
néerlandophone et plus riche (la Flandre), et le sud francophone (la Wallonie).
Les électeurs votent pour les partis linguistiques, tandis que le gouvernement
fédéral national est composé d'une coalition de ces partis.
Environ 6 millions d'habitants sur les 10,5
millions que compte la Belgique vivent en Flandre. Il y a environ 4 millions
d'habitants en Wallonie, et aussi une petite communauté germanophone le long de
la frontière orientale de la Wallonie. La capitale, Bruxelles, est une ville
majoritairement francophone enclavée dans la province flamande du Brabant.
Proche de la frontière linguistique, Bruxelles a le statut d'une communauté à
part dans la complexe structure fédérale belge.
Les élections du 10 juin de l'année dernière
ont été remportées par une alliance entre le Parti chrétien démocrate flamand
(CD&V), de droite, dirigé par Yves Leterme, et les nationalistes flamands
de la Nouvelle alliance flamande (NVA). Les grands perdants furent le Parti libéral
flamand de Verhofstadt (Open VLD), et le Parti socialiste wallon (PS) d'Elio Di
Rupo.
Leterme avait été chargé de former un nouveau
gouvernement, mais les tentatives de créer une coalition ont achoppé pendant
des mois sur les propositions d'étendre le contrôle des régions sur la justice,
les impôts, les transports, la santé, l'emploi et l'immigration, qui sont pour
le moment sous contrôle fédéral. Sur l'ensemble de la Belgique, les Chrétiens démocrates
et les Libéraux avaient obtenu 81 des 150 sièges au Parlement, mais ce n'était
pas assez pour réaliser les changements constitutionnels requis pour satisfaire
les demandes pour plus d'autonomie des régions.
L'administration de Verhofstadt était restée
en place en tant que gouvernement chargé d'expédier les affaires courantes.
Elle avait la capacité de promulguer les lois déjà votées, par exemple sur le
déploiement des troupes belges au Tchad et l'extension de la durée du service
pour les troupes sous mandat de l'ONU au Liban, mais elle n'avait aucune
autorité pour faire voter de nouvelles lois ou établir le budget.
Établir le budget était le principal problème.
La Commission européenne avait prévenu que la crise politique commençait à
avoir un impact négatif sur l'économie. L'inflation dans la zone Euro, à
laquelle appartient la Belgique, vient d'atteindre son plus haut niveau depuis
plus de six ans, en partie à cause d'une rapide montée des prix du pétrole. La
dette publique s'élève à 87 pour cent du PNB. La banque centrale prévient que
l'inflation va probablement atteindre son plus haut niveau depuis dix ans cette
année, et la croissance économique sera inférieure à ce qui avait été prévu.
La Belgique est confrontée à une crise sociale
imminente. Une personne sur sept parmi la population de 10,5 millions
d'habitants a des revenus correspondant au seuil de pauvreté, ou inférieurs.
Pour une personne seule, ce seuil est de 822 euros par mois. Environ 78 000
personnes, et un nombre croissant d'entre elles à Bruxelles, sont actuellement
inscrites à l'allocation minimale de subsistance. Même après une récente
augmentation, elle laisse les allocataires sous le seuil de pauvreté, puisque
pour une personne seule elle s’élèvera à 683 euros par mois. Le chômage
en Wallonie est à plus de 17 pour cent. En Flandre, il s'établit actuellement
autour de 9 pour cent.
Il y a eu des augmentations rapides du coût de
la nourriture et du carburant. Le prix des pommes de terre a augmenté de 30
pour cent au cours de la période récente. L'électricité a augmenté de 11 pour
cent entre 2006 et 2007. Les cheminots ont mené une série de grèves récemment
contre l'augmentation de leurs charges de travail.
La réponse donnée par une grande partie de la
bourgeoisie flamande a été d'appeler à la sécession, ou au moins à une plus
grande autonomie – en particulier dans la détermination des impôts. Les
partis victorieux en juin dernier, le CD&V et les nationalistes modérés du
NVA, ont tous deux fait campagne sur l'extension de l'autonomie régionale. Le
parti raciste et xénophobe Vlaams Belang (VB – « les intérêts flamands »,
précédemment Vlaams Blok), demande, lui, la séparation complète.
Durant la plus grande partie de son histoire,
l'économie belge était tirée par une combinaison de la richesse coloniale issue
du Congo belge, et de l'industrie lourde wallonne, en particulier le charbon et
l'acier. Tout au long de cette période, la classe dirigeante belge était
majoritairement francophone. La Flandre, bien qu'elle ait eu des poches d'industrie
lourde, était restée largement agricole.
Au début des années 60, cette situation a complètement
changé. La Belgique s'est retirée du Congo en 1960, et l'industrie wallonne s'est
effondrée. Les mines de charbon, déjà largement entamées, n'ont pas pu concurrencer
les nouvelles sources d'énergie. L'industrie de l'acier a été durement atteinte
par la récession et n'a pas pu concurrencer les nations nouvellement
industrialisées.
Au contraire, la Flandre est devenue un centre
pour les nouvelles technologies, capable d'attirer les investissements
étrangers et de maintenir de hauts niveaux d'emploi. La Flandre représente
actuellement 60 pour cent du PNB du pays et plus de 80 pour cent de ses
exports.
Avec l'augmentation des disparités, il y a eu
des appels répétés en faveur d'une extension de l'autonomie régionale. En
particulier, les politiciens flamands veulent se désolidariser des subventions
fédérales à la Wallonie prises sur les impôts. Environ 15 pour cent du revenu
régional wallon vient des subventions financées par les impôts.
Ce désir de réduire les prestations sociales
ne se limite pas à couper le financement d'une région par une autre. Tous les
partis nationalistes flamands sont d'accord sur la nécessité de réduire les
allocations chômage et pour forcer les travailleurs sans emploi à accepter des
emplois à bas salaires. Une région flamande indépendante serait obligée de se
rendre plus attractive pour les investissements étrangers. Ce ne pourrait être
fait qu'en proposant une main-d'œuvre qualifiée à bas prix, avec de
faibles charges. Quand le porte-parole du VB, Frank Vanhecke, attribue la crise
en Wallonie à l'économie de la région, qu'il qualifie de « socialiste »,
il est simplement plus honnête que les autres politiciens flamands quant à leur
programme économique.
La bourgeoisie wallonne s'oppose à toute
dévolution plus poussée du pouvoir. Il y a deux ans, Di Rupo (PS), avait
prévenu qu'une tentative flamande de créer leur propre système de sécurité
sociale signifierait la fin de la Belgique. Joëlle Milquet, du Parti démocrate
humaniste (CDH – parti wallon frère du CD&V) avait fait référence
l'année dernière aux différences dans le « degré d'engagement en faveur de
la fédération belge » entre les régions. C'était le principal obstacle
rencontré par Leterme pour trouver des partenaires pour sa coalition.
Le gouvernement unitaire provisoire d'urgence
de Verhofstadt, qui compte 14 ministres, est censé rester au pouvoir jusqu'au
23 mars avant de repasser la main à Leterme. Cette idée s'appuie sur l'hypothèse
selon laquelle Leterme sera capable d'accomplir dans les trois mois à venir ce
qu'il a été incapable de faire depuis juin. Loin de résoudre la crise, le
gouvernement provisoire de Verhofstadt ne fera qu'intensifier les antagonismes
existants.
Cinq partis sont représentés au Parlement :
Chrétiens démocrates (CD&V et CDH), Libéraux (Open VLD et le MR, Mouvement réformiste,
francophone) pour chaque groupe linguistique, et le PS. Les partis flamands et
francophones sont chacun représentés par sept ministres. Six mois après que
l'électorat ait largement rejeté Verhofstadt et Di Rupo, ils sont de retour à
la tête du gouvernement.
Outre Verhofsadt, on compte parmi les
ministres qui conservent leur précédent poste, le ministre de l'Intérieur
Patrick Dewael, le ministre des Affaires étrangères Karel De Gucht, et le
ministre des Finances Didier Reynders. Reynders est l'un des deux vice‑premiers
ministres, avec Leterme, qui sont en charge du dossier du budget.
Outre le budget, la hausse des prix, et le
déploiement de troupes au Liban, Verhofstadt a aussi en charge les discussions
sur les changements constitutionnels pour transmettre le pouvoir aux régions.
Il ne participera pas à ces négociations, mais il désignera 12 personnalités
politiques bien établies pour les mener. Il a désigné Leterme pour les diriger,
ce qui indique la poursuite des mêmes politiques. Si ces négociations échouent,
le gouvernement provisoire pourrait rester au pouvoir jusqu'aux élections
régionales de 2009.
Sans un programme socialiste indépendant pour
unir les travailleurs belges, non seulement au-delà des barrières linguistiques
à l'intérieur de la Belgique, mais à travers toute l'Europe dans une lutte pour
établir les États unis socialistes d'Europe, il ne peut y avoir aucune solution
progressiste à ce regain de nationalisme et de régionalisme et à la croissance
de l'inégalité sociale.
Dans l'absence d'un tel programme, la menace
d'une balkanisation de la Belgique s'amplifie. Les commentateurs belges font
fréquemment la comparaison avec l'ancienne Yougoslavie. Jan de Troyers, le
directeur de Télé Bruxelles, a déclaré récemment « Il y a entre 120 000
et 150 000 francophones qui vivent en Flandre, et il n'y a aucune baguette
magique pour les faire disparaître ! Nous ne sommes pas en Yougoslavie ! »
Bien que les sentiments séparatistes soient
historiquement associés aux nationalistes flamands, des politiciens
francophones ont également commencé à en exprimer. Daniel Ducarme, un membre de
longue date du MR, a récemment déclaré à la presse que la fédération belge est révolue.
Il a appelé à la formation d'une « Belgique française » qui réunirait
Bruxelles et la Wallonie. La « Belgique française » devrait, selon
lui, garder son drapeau et sa monarchie, et adopter une « association »
avec la France à la manière des territoires coloniaux de la Polynésie française.
Le président français Nicolas Sarkozy, frais
issu d'une conférence sur les Balkans, a nié que la France puisse encourager
une sécession wallonne. Il a insisté sur le fait que la crise belge n'avait
rien de commun avec le Kosovo. La France, a-t-il déclaré, ne veut pas
interférer dans les problèmes de son grand ami et voisin.
Une telle intervention, comme le sait Sarkozy,
signifierait une crise politique qui impliquerait la plupart de l'Europe occidentale.
Il prend soin de ne pas identifier la Belgique et les Balkans parce qu'en
réalité il reconnaît la validité de la comparaison et a conscience du nombre de
conflits européens qui ont eu lieu sur les champs de bataille belges.
L'impossibilité d'une division pacifique du
pays peut se constater en considérant le cas de Bruxelles. La capitale s'est
établie de longue date comme un centre administratif pour des organisations
internationales comme l'Union européenne et l'OTAN. Tous les programmes
sécessionnistes incluent Bruxelles. Même le VB revendique la ville, qui
bénéficierait d'un statut linguistique spécial dans le cadre de la nation
flamande.
Comme la ville s'est étendue, les politiciens
francophones ont cherché à élargir les régions francophones autour d'elle,
tandis que les nationalistes flamands ont cherché à diviser les groupes
linguistiques. Les politiciens flamands ont voté en novembre pour scinder le
district électoral BHV (Bruxelles-Hal-Vilvorde en français,
Brussel-Halle-Vilvoorde en Hollandais), déniant aux électeurs francophones de
banlieue le droit de voter pour des candidats francophones.
Comme les électeurs francophones venaient
s'installer dans les banlieues flamandes, le district BHV a été établi en 1963
pour incorporer le centre-ville et son arrière-pays. Dans le BHV, contrairement
au reste du pays, les partis des deux groupes linguistiques peuvent solliciter
des votes. Le vote de novembre, dénoncé comme une provocation par les
politiciens francophones, force la plupart des 120 000 francophones de banlieue
à voter pour des partis flamands.
De nombreux travailleurs, flamands et wallons,
rejettent le séparatisme et la tentative de les séparer en groupes
linguistiques. Mais sans un programme politique indépendant, ils sont poussés
par les syndicats à suivre le gouvernement bourgeois de Bruxelles et à défendre
l'Etat belge au nom de l'unité nationale. Les dernières manifestations
organisées par les trois principaux syndicats demandaient l'unité du pays, tout
en appelant au maintien du système national de sécurité sociale. 20 000
personnes y avaient participé.
Les syndicats opposent explicitement l'unité
nationale à la lutte des classes. Dans une pétition récente appelant à l'unité
ils soulignaient leur vision de la société dans cette Belgique unie : « La
solidarité entre les citoyens les plus riches et les plus pauvres, tout comme
la solidarité entre les régions les plus riches et les plus pauvres, sont les
fondements de notre société belge. »
Les syndicats jouent un rôle essentiel dans
l'appui à la classe dirigeante belge en demandant de soutenir le gouvernement
provisoire et en désarmant politiquement la classe ouvrière. Le libéral Bernard
Noel de la CGSLB [Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique] a fait
part de son inquiétude après la dernière manifestation, craignant des « répercussions
contre les politiciens ». Les dirigeants des syndicats ont déjà été
impliqués dans des discussions avec Verhostadt sur le gouvernement provisoire.
Des dirigeants des syndicats chrétien-démocrate, socialiste et libéral ont tous
dit que le gouvernement doit s'occuper des problèmes de la vie quotidienne
plutôt que de se concentrer sur ce que Jan Vercamst de la CGSLB a dédaigneusement
qualifié de « querelles régionales ».
Les intérêts indépendants de tous les
travailleurs belges et leur unité ne peuvent être protégés que sur la base
d'une lutte pour dépasser toutes les divisions nationales dans la classe
ouvrière. La perspective qui doit guider cette tâche essentielle est celle des
États unis socialistes d'Europe, qui offre une alternative progressiste à la
crise profonde du système des États-nations et l'éruption à travers toute
l'Europe de nationalismes régionaux et ethniques rétrogrades, que ce soit dans
les Balkans, en Belgique, en Espagne, ou en Italie.