En donnant sa démission lundi en tant que
chef du Parti libéral du Canada, Stéphane Dion a passé sous silence l’assaut
frontal sur les droits démocratiques qui a pris place la semaine dernière
lorsque la gouverneure générale a acquiescé à la demande du premier ministre
conservateur Stephen Harper de fermer le parlement jusqu’au 26 janvier pour
éviter un vote de confiance qu’il était certain de perdre.
Ce n’est pas surprenant. Réagissant jeudi
dernier à cette violation flagrante de la démocratie parlementaire, Dion
s’était contenté de critiquer Harper pour « son manque total de
leadership dans ce gouvernement minoritaire », ajoutant que « nous
respectons la décision » de la gouverneure générale.
Dans sa lettre de démission, Dion fait un
pas de plus et accueille la fermeture du parlement comme une bonne occasion
pour le parti libéral de faire face à sa crise de direction, une crise exacerbée
par le score historiquement bas obtenu par les libéraux à l’élection générale
d’octobre dernier. En fait, les libéraux n’avaient obtenu que 26,2 pour cent du
vote populaire, le plus faible score de leur histoire à une élection fédérale.
« La gouverneure générale a donné son
accord à la prorogation du Parlement », écrit Dion. « Ceci nous donne
l’occasion, à nous libéraux, de réfléchir sur la meilleure façon de préparer
notre parti à mieux réussir pour les Canadiens. »
Dion dénonce ensuite Harper pour avoir « refusé
de proposer un plan pour stimuler l’économie » et pour avoir engendré
« une crise parlementaire qu’il a ensuite tenté de transformer en crise
d’unité nationale ». Et il termine sa lettre en disant que sa démission,
qui ouvre la voie à l’élection d’un nouveau chef libéral, « augmentera la
capacité du Parlement d’agir efficacement pour le bien des Canadiens en cette
crise économique ».
Il est difficile de prédire ce qui va se
passer avec l’accord conclu entre les partis d’opposition pour renverser le
gouvernement minoritaire conservateur et le remplacer par un gouvernement de
coalition libérale-NPD dirigé par les libéraux et soutenu par le Bloc québécois.
Des libéraux influents, dont Michael
Ignatieff, le favori du caucus libéral pour remplacer Dion à la tête du parti,
ont commencé à prendre leurs distances de cet accord. Dans une entrevue à la
radio de CBC dimanche dernier, Ignatieff a présenté la coalition comme un
« moyen » de faire pression sur les conservateurs plutôt qu’une
« fin » en soi et, paraphrasant la position du premier ministre
Mackenzie King sur la conscription, il a employé la formule « la coalition
si nécessaire, mais pas nécessairement la coalition ».
La coalition est aussi sévèrement critiquée
par la presse patronale à cause du poids jugé excessif qu’elle accorde aux
« socialistes » du NPD et aux « séparatistes » du Bloc québécois.
Peu importe ce qui advient de ce projet de
coalition d’ici la rentrée parlementaire de fin janvier, une chose est certaine:
si un gouvernement libéral-NPD devait voir le jour, ce serait un gouvernement
de droite qui, sous sa rhétorique « progressiste », poursuivrait les
mesures anti-ouvrières et anti-démocratiques appliquées par le gouvernement
conservateur de Harper, et par le gouvernement libéral de Chrétien et Martin
qui l’a précédé.
La campagne menée par les
sociaux-démocrates du NPD et leurs partisans de la bureaucratie syndicale pour
présenter leur alliance avec les libéraux comme une « coalition pour le
changement » est une supercherie. Le chef du NPD Jack Layton a salué le
chef libéral sortant et « tous les membres du caucus libéral » pour
s’être « engagés envers la coalition afin de relancer l’économie pour les
familles canadiennes » et de « créer des emplois ». Mais une
analyse de l’entente de principe ayant scellé la coalition libérale-NPD montre
que celle-ci n’a rien à voir avec la défense des travailleurs canadiens.
Le point de départ de l’entente est
l’engagement de toutes les parties prenantes envers la « responsabilité
fiscale », un euphémisme pour affirmer leur soumission à la grande
entreprise et à sa règle de la « compétitivité internationale » ainsi
que leur opposition à toute redistribution importante de richesse vers les
travailleurs. Le deuxième paragraphe de l’entente débute par : « Cet
accord politique est basé sur la responsabilité budgétaire. »
Les mesures de stimulation de l’économie,
comme les dépenses proposées en infrastructure, restent vagues et dépendantes
de la capacité financière du gouvernement : que le document suppose
d’ailleurs très restreinte en accusant le gouvernement conservateur d’avoir replongé
le pays en déficit.
Le document parle d’investir dans les
secteurs stratégiques comme les industries forestière et automobile pour « créer
et sauvegarder des emplois », mais insiste dans la même phrase pour que
toute aide soit conditionnelle à un « plan visant à transformer ces
industries pour les ramener sur le chemin de la rentabilité ». En d’autres
termes l’aide sera conditionnelle, comme dans le cas du sauvetage de
l’industrie automobile par le gouvernement américain, à des fermetures d’usines
supplémentaires, à des suppressions d’emplois et à des concessions des
travailleurs, y compris des baisses de salaire.
L’entente accorde beaucoup d’importance à
l’utilisation de tous les revenus de l’assurance-emploi pour soutenir les
chômeurs. Il s’agit vraiment d’une situation où les précautions sont prises
après coup. Ce fut le gouvernement libéral de Chrétien et Martin qui soutira illégalement
des dizaines de milliards de dollars du programme d’assurance-emploi dans sa
campagne destructrice pour éliminer le déficit budgétaire annuel fédéral.
Finalement, les partis d’opposition
s’engagent dans leur entente de principe à bonifier les allocations familiales
et à mettre sur pied un programme de garderies, « si les finances le
permettent ».
Il y a aussi ce que le document passe sous
silence. Le NPD a laissé tomber deux des principales revendications qu’il
mettait de l’avant pour se donner un air progressiste, à savoir :
l’élimination des baisses massives d’impôt accordées aux grandes sociétés et le
retrait des troupes canadiennes engagées dans l’occupation néocoloniale de
l’Afghanistan.
« Le NPD met de côté les divergences
qui ont historiquement existé avec les libéraux sur des questions comme
l’Afghanistan », a déclaré le député en vue du NPD Thomas Mulcair pour
justifier ce recul, d’ailleurs tout à fait prévisible compte tenu de la longue
histoire de collaboration du NPD avec les libéraux. « Parce que nous
comprenons que dans l’intérêt de la population canadienne, notre préoccupation
essentielle est d’agir sur l’économie et dans l’intérêt des familles
canadiennes. »
Mulcair n’a pas expliqué comment le fait
d’envoyer des jeunes Canadiens à des milliers de kilomètres, pour tuer et se
faire tuer afin de préserver les intérêts géopolitiques du Canada, était
« dans l’intérêt des familles canadiennes ». Ni pourquoi le maintien
de mesures fiscales favorisant les riches était une façon appropriée
« d’agir sur l’économie ».
À l’entente de principe sur l’orientation
d’un gouvernement de coalition s’ajoutait un accord sur la division du pouvoir
entre les libéraux et le NPD. On ne peut douter que le Parti libéral, le parti
de gouvernance traditionnel de la bourgeoisie canadienne, sera le parti
largement dominant de la coalition. Le premier ministre serait le chef du parti
libéral et l’accord stipule que le ministre des Finances serait aussi un
libéral. Des 25 membres du cabinet (le premier ministre et 24 autres ministres)
19 proviendraient du Parti libéral et 6 du NPD.
Il est hautement significatif que les deux
plus récents premiers ministres libéraux, Jean Chrétien et Paul Martin, aient
été très impliqués dans le projet de coalition. C’est Chrétien qui aurait
entrepris les premières négociations avec l’éminence grise du NPD, Ed
Broadbent. Et Martin a été pressenti pour faire partie d’un « comité de
sages » qui aurait conseillé le nouveau gouvernement en matière de
politique économique.
La « coalition pour le
changement » comprend donc les deux principaux architectes du
démantèlement sans précédent de l’Etat-providence canadien opéré par les
gouvernements libéraux du début des années 90 au milieu des années 2000. Les
gouvernements libéraux de 1993 à 2006 ont imposé les plus importantes coupes
dans les dépenses sociales de l’histoire canadienne, y compris le resserrement
du programme d’assurance-emploi, et ont ensuite implémenté de massives baisses
d’impôts pour les entreprises, les particuliers et sur les gains en capital
afin de procéder à une redistribution du revenu national vers les sections les
mieux nanties de la société. Les gouvernements de Chrétien et Martin ont aussi
initié le rétablissement des Forces armées canadiennes (FAC) en tant qu’outil
de guerre, déployant les FAC contre la Yougoslavie et au sud de l’Afghanistan
et déclenchant une campagne massive de développement et de réarmement de
l’armée canadienne.
Quant au conflit sur le plan de relance, il
porte avant tout sur la meilleure manière pour la classe dirigeante de faire
payer les travailleurs pour la crise économique, dans un processus de
dévastation sociale qui risque d’emporter des pans entiers de l’industrie
canadienne, ruinant du même coup des sections de la classe dirigeante. C’est
l’intensité de cette crise objective qui ravive les tensions régionales et fait
craquer de toutes parts les formes traditionnelles de gouvernement
parlementaire.
Ces questions de principe ont été balayées
sous le tapis par les promoteurs de la coalition chez le NPD et à sa
périphérie : de la bureaucratie syndicale aux groupes communautaires, en
passant par le mouvement antimondialisation. Ils font la promotion des
illusions les plus grossières et les plus dangereuses en ce qui concerne les
soi-disant intérêts communs entre les travailleurs et la grande entreprise.
Citons par exemple cette lettre ouverte où
les dirigeants de quatre gros syndicats (de l’automobile, de la fonction
publique, des postes, et des pâtes et papiers) s’adressent à Dion et Layton
comme suit : « Vous avez une occasion sans précédent de donner aux
citoyens une coalition capable de mettre de côté la partisanerie et de
travailler ensemble et rapidement dans l’intérêt de tous. »
Une autre réaction digne d’intérêt est
celle de Naomi Klein, une adepte de la réglementation qui se livre parfois à
des critiques acerbes du néolibéralisme. Dans une entrevue au site internet
rabble.ca, proche du NDP, Klein rappelle que les libéraux, après avoir été
portés au pouvoir en 1993 sur des promesses de création d’emplois, « ont
ensuite capitulé aux pressions de Bay Street, de la presse patronale et des
centres de réflexion de droite face à la crise de la dette », notamment
avec « le fameux budget de Paul Martin en 1995 » qui « a fait tant de
mal à l’assurance-emploi ».
Elle balaye ensuite d’un revers de main sa
propre analyse des libéraux en tant que parti de la grande entreprise.
« Ce que propose cette coalition est plus proche de la démocratie
représentative que ce que nous avons maintenant… Je crois qu’il est très
important de parler de démocratie… Dans un sens, c’est même plus important que
de parler de mesures économiques et politiques. »
Ce genre d’argument doit être fermement
rejeté par les travailleurs. Comme l’a encore une fois démontré l’abjecte
capitulation des libéraux et du NPD devant l’attaque contre les droits
démocratiques par les conservateurs et à l’aide du rôle réactionnaire de la
gouverneure générale, la défense des droits démocratiques, non moins que la
défense des emplois et des conditions de vie des travailleurs, ne peut être
confiée aux partis libéral et « de gauche » du capitalisme.
Il est nécessaire, alors que la crise
économique s’intensifie, que les travailleurs construisent leur propre parti
afin de résister à toutes les attaques de la grande entreprise et de ses
mercenaires politiques contre les emplois et les conditions de vie et dans le
but de mener la lutte pour réorganiser l’économie sous le contrôle de la classe
ouvrière pour que les besoins humains, et non les profits d’une minorité,
soient prioritaires.
(Article original anglais paru le 10
décembre 2008)