Le week-end dernier, les médias américains et les rivaux
politiques du candidat démocrate à la présidentielle Barack Obama ont
vigoureusement attaqué le sénateur de l’Illinois après qu’il eut commis la
faute impardonnable de dire la vérité, ou du moins une partie de la vérité, à
propos de l’amertume des travailleurs américains face à l’érosion constante de
leur qualité de vie et de leurs emplois.
Les commentaires d’Obama, prononcés lors d’une collecte de
fonds privée à San Francisco, furent rapportés vendredi dans un blogue
politique du Huffington Post. Des partisans lui avaient demandé pourquoi
il tirait de l’arrière face à la sénatrice Hillary Clinton dans des sondages en
Pennsylvanie, où des primaires auront lieu le 22 avril.
« Notre défi est de convaincre les gens que nous
pouvons faire des progrès même si rien ne l’indique dans leur vie de tous les
jours, a déclaré Obama. Lorsque l’on se rend dans certaines de ces petites
villes en Pennsylvanie, on se rend compte que, comme dans de nombreuses petites
villes du Midwest, les emplois ont disparu depuis 25 ans et rien ne les a
remplacés. Ils ont continué de diminuer durant l’administration Clinton et l’administration
Bush, et chaque administration, l’une après l’autre, avait affirmé que ces
communautés allaient se régénérer, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Il
n’est donc pas surprenant que ces gens soient en colère, qu’ils s’accrochent
aux armes ou à la religion ou aux sentiments xénophobes ou protectionnistes, ou
qu’ils soient antipathiques aux gens qui ne sont pas comme eux, afin de donner
un sens à leurs frustrations. »
Obama venait de terminer un voyage de six jours en autobus
à travers la Pennsylvanie qui a comporté des dizaines de réunions dans des
hôtels de ville de petites villes, ce qui était différent des rassemblements
dans des arénas, caractéristiques de sa campagne dans d’autres Etats. Ainsi, il
a eu des discussions face à face avec des centaines d’électeurs de la classe
ouvrière qui lui ont parlé de fermetures d’usines, de l’avenir bloqué pour leurs
enfants, et d’innombrables promesses trahies des politiciens démocrates et
républicains.
Il semblerait que le sénateur démocrate est coupable d’une
double offense vis-à-vis des normes de la politique électorale américaine
moderne : il s’est laissé influencé par de véritables expériences de
défavorisés sociaux, et a ensuite parlé ouvertement devant un auditoire, bien
que privilégié et lors d’une collecte de fonds privée, des réalités économiques
de la société américaine.
Il aurait aggravé ce péché politique en suggérant que la
religion, le port d’arme, le protectionnisme économique et la propagande xénophobe
étaient utilisés pour détourner l’attention des travailleurs de l’oppression
économique à laquelle ils font face.
La réaction des médias américains, dès que ses commentaires
furent publiés, fut immédiate et hostile. Obama avait fait une
« bourde », il avait « offensé » le monde rural des
Etats-Unis et faisait maintenant face à un « fiasco politique
total ». Un commentaire publié sur le site web d’influence politico.com
a affirmé que « cela pourrait être un point tournant pour la campagne d’Obama »,
qui pourrait entraîner la perte de la nomination démocrate aux mains de la
sénatrice de New York Hillary Clinton.
II est instructif de comparer cette réaction à la réponse au discours
sur les relations entre les races qu’Obama a donné le mois dernier en réponse
aux commentaires controversés faits par l’ex-pasteur de Chicago, le révérend Jeremiah
Wright. La majorité des médias avaient traité le discours d’Obama de manière
favorable, un signe que dans les Etats-Unis de 2008, les divisions de classe
sont une question beaucoup plus délicate que les questions raciales.
Rien dans ce qu’Obama a dit n’a surpris les experts ou ses
adversaires politiques. En fait, il a sous-estimé le niveau de colère que l’on
trouve dans l’Amérique des campagnes et des petites villes, vu qu’il n’a pas
mentionné l’un des plus importants facteurs galvanisant la colère
populaire : la guerre en Irak, qui a sévi de manière disproportionnée dans
ces communautés où un pourcentage beaucoup plus élevé de jeunes se sont engagés
dans l’armée que dans les zones urbaines ou les banlieues urbaines.
Les stratèges politiques républicains ont recours, depuis
plusieurs années, à des appels aux sentiments religieux — « Dieu, les homosexuels
et les armes à feu » dans le langage des conseillers politiques — afin de trouver
un appui parmi les électeurs dont les emplois et le niveau de vie ont été
dévastés par le déclin de l’industrie américaine et les politiques de
« libre-échange » des gouvernements républicains et démocrates qui se
sont succédés.
Il y a quatre ans, Thomas Frank a écrit un best-seller (Pourquoi
les pauvres votent à droite ?) qui se penche sur ce processus dans son
Etat natal et ses conclusions sur l’utilisation de références codées à la
religion afin d’amener les électeurs à ignorer leurs propres intérêts
économiques font partie de outils de base de la classe politique et des cercles
médiatiques.
Même si le livre de Frank nous éclaire sur les politiques et
la culture américaine, il ignore le facteur le plus fondamental qui permet aux républicains
de faire appel aux préjugés et à l’esprit de clocher afin de réaliser des gains
électoraux : le virage drastique du Parti démocrate vers la droite et son
abandon des politiques pour atténuer les inégalités sociales ou améliorer les
conditions de vie des travailleurs.
Le porte-parole pour la campagne de celui qui sera
vraisemblablement le candidat présidentiel républicain, le sénateur John McCain,
a dénoncé Obama pour avoir « dénigré » les « valeurs » et
les « traditions américaines » qui « ont contribué à l’identité
et à la grandeur de ce pays ».
La réponse de la campagne de Clinton sur les commentaires d’Obama
ne fut pas moins réactionnaire. Son porte-parole a accusé Obama d’avoir
« offensé l’Amérique des petites villes », ajoutant que « les
Américains sont fatigués d’avoir un président qui les regarde de haut — ils
veulent un président qui va se lever debout pour eux et pour du changement. Les
Américains qui vivent dans les petites villes sont optimistes, travaillants et
ne se laissent pas abattre. »
Lors d’un rassemblement en Caroline du Nord, les gens qui font
campagne pour Clinton ont remis des autocollants portant le slogan « Je ne
suis pas en colère. »
La candidate a elle-même déclaré : « J’ai été
décontenancée par les commentaires du sénateur Obama dénigrant l’Amérique des
petites villes. Les commentaires du sénateur Obama étaient élitistes et hors de
propos. Ils ne reflètent pas les valeurs et les croyances des
Américains. »
L’accusation « d’élitisme » est remarquable
venant de madame Clinton, qui, la semaine dernière, rendait publique sa
déclaration de revenus indiquant qu’elle et son mari avaient engrangé 109
millions de dollars au cours des sept dernières années, ce qui classent
aisément les Clinton parmi le 0,01 pour cent au sommet de la société
américaine.
Clinton poursuit en ajoutant qu’elle s’identifie aux
valeurs religieuses et patriotiques. « J’ai été élevée avec les valeurs
du Midwest et l’inébranlable foi en l’Amérique et ses politiques »,
a-t-elle dit. (La candidate de 60 ans a grandi dans les années 1950, les années
de la chasse aux sorcières de McCarthy, le conformisme de la guerre froide et
la domination de l’oppression raciale dans le sud des États-Unis.)
« J’ai grandi dans une famille qui allait à l’église,
poursuit-elle, une famille qui croyait dans l’importance de vivre et d’exprimer
sa foi. Les gens que je connais ne "s’agrippent" pas à la religion en
raison de leur amertume. Ces gens ont la foi non parce qu’ils sont pauvres
matériellement, mais parce qu’ils sont riches spirituellement. »
La réaction initiale d’Obama à ce barrage de critique a été
de réitérer ses vues lors d’une rencontre ayant eu lieu à un hôtel de ville en
Indiana, où, comme le journaliste du Washington Post le décrivait,
« il a répété le mot offensant [amertume] trois fois. » Obama a ridiculisé la dénégation de Clinton
voulant que la classe ouvrière en Pennsylvanie était insatisfaite de l’état de
l’économie, ajoutant que McCain et Clinton étaient « déconnectés » en
raison de leur évidente sous-estimation du niveau de colère grandissant contre l’establishment
politique.
« Les gens en ont assez », a déclaré Obama.
« Ils sont en colère, ils sont frustrés et ils sont amers, ils veulent
voir un changement à Washington. »
Le jour suivant, cependant, Obama
commençait à changer de ton et se distançait de cette évaluation crue de l’état
d’esprit populaire en Amérique et surtout de toutes critiques implicites sur le
rôle de la religion. « Je ne me suis pas exprimé aussi bien que j’aurais
pu », a-t-il dit lors d’un rallye de campagne à Muncie en Indiana. Dans
une entrevue avec le Raleigh News & Observer, il a dit,
« Évidement, si j’ai dit des choses d’une manière qui aurait pu offenser
des gens, je le regrette profondément. »
Dès la journée de dimanche, il était en
pleine contrition, se prosternant devant ceux qui l’accusaient d’offenser les
dévots religieux, même s’il continuait à dire qu’il y avait dans les régions
rurales et les petites villes d’Amérique, une aliénation massive.
Il reste à voir si la fureur politique des
derniers jours va avoir un effet durable sur le résultat de la campagne pour la
nomination du candidat démocrate pour l’élection présidentielle, ou sur les
élections de novembre prochain. Mais cet épisode a exposé de manière
révélatrice les médias et l’establishment politique.
Le consensus quasi unanime qu’Obama avait
fait une bourde en faisant référence à l’amertume et le ressentiment de la
classe ouvrière a deux sources : l’énorme distance sociale entre les
millionnaires et les politiciens de la vraie vie des travailleurs, et la
crainte que, dans un contexte de marchés financiers en convulsion, et le début
d’une profonde récession, toutes discussions sur les causes sous-jacentes des
antagonismes sociaux en Amérique peuvent avoir des conséquences explosives.