Lors du sommet de
l´OTAN du week-end dernier à Bucarest, la capitale roumaine, le président
américain George W. Bush eut à faire à une opposition européenne concertée contre
ses plans de poursuite de l’élargissement de l’Alliance vers l’Europe
de l’Est. Seul un compromis de dernière minute a permis au président
américain de ne pas perdre la face. Selon la presse, les politiciens allemands
en particulier se sont montrés contrariés et inquiets face à l’obstination
du président américain d’accueillir rapidement la Géorgie et
l’Ukraine dans les rangs de l’Organisation du traité de
l’Atlantique-Nord.
Mercredi soir, lors
du dîner officiel du sommet, l’opposition française et allemande aux
projets de Bush s’est vue renforcée par le soutien de l’Italie, de
la Hongrie et des pays du Benelux. Même le plus proche allié de Bush en Europe,
le premier ministre britannique Gordon Brown, a déclaré qu’il était bien
trop tôt pour l’OTAN d’accepter les deux anciennes républiques
soviétiques.
Lors du dîner qui
a duré deux heures de plus que prévu, Bush aurait finalement reconnu
qu’il ne lui serait pas possible de faire accepter sa proposition. Selon
un haut fonctionnaire du gouvernement américain, « la discussion avait
plutôt mobilisé les Européens » et plusieurs alliés européens se sont
énervés à cause de l’attitude de Bush. Dans le but évident de donner une
tournure favorable au différend, le même fonctionnaire a déclaré: « On
était tout à fait divisé, mais c´était une bonne division. »
Mercredi soir,
après d’intenses délibérations entre le ministre des Affaires étrangères
Frank-Walter Steinmeier allemand (SPD) et la secrétaire d’Etat
américaine, Condoleezza Rice, un compromis fut finalement trouvé. La
formulation acceptée jeudi par les participants au sommet omet de façon
évidente d’avancer le moindre calendrier pour l’adhésion de la
Géorgie et de l’Ukraine. Le compromis fut largement considéré comme un
moyen de permettre au président américain de sauver la face et comme une
victoire de la diplomatie allemande.
Dans leurs
comptes-rendus des tensions survenues au sommet de Bucarest entre les
Etats-Unis et leurs alliés européens, les journaux allemands ont ouvertement
qualifié le comportement du président américain de provocation visant à diviser
l’alliance.
Dans le Süddeutsche Zeitung, Stefan Cornelius a
rapporté que la chancelière allemande, Angela Merkel (CDU), avait clairement
fait comprendre au président américain il y a un an que l’Allemagne était
opposée à toute adhésion à court terme de la Géorgie et de l’Ukraine à
l’OTAN. Lors de plusieurs vidéoconférences avec Washington tenues ces
derniers mois, Merkel avait réitéré que l’Allemagne n’était pas
disposée à céder sur ce point. Jusqu’à la semaine dernière, les diplomates
allemands avaient été confiants qu’une solution diplomatique serait
trouvée pour résoudre la question tout en évitant un conflit ouvert lors du
sommet.
Cette option allait échouer suite aux déclarations faites
cette semaine à plusieurs reprises par le président Bush et dans lesquelles il
insistait sur un calendrier de négociations en faveur d’une entrée rapide
des deux pays dans l’Alliance atlantique. Mardi, Bush apparaissait à Kiev
aux côtés du président ukrainien Viktor Iouchtchenko pour déclarer que
« les Etats-Unis soutenaient entièrement [sa] demande »
d’intégration à l’OTAN.
Moscou a répondu sur-le-champ à la proposition de Bush. Le
ministre russe adjoint des Affaires étrangères, Grigory Karasin, a réitéré
qu´une adhésion ukrainienne à l’OTAN entraînerait une crise profonde dans
les relations russo-ukrainiennes et l’envoyé de la Russie auprès de
l’OTAN, Dmitry Rogozin, a déclaré que, si l’Ukraine et la Géorgie étaient
accueillies dans le soi-disant Plan d’action en vue de l’adhésion (Membership
Action Plan, MAP), cela « marquerait un point de non retour dans les
relations de son pays avec l’Alliance. »
Ecartant toute critique de ses projets, Bush a repris mercredi
dans la capitale roumaine le thème de l’élargissement de l’OTAN
devant un auditoire de 500 dirigeants du monde politique et des affaires ainsi
que lors d’une réunion du fonds Marshall allemand.
Suite à quoi le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï
Lavrov, a réprouvé les propos de Bush, qualifiant sa proposition
d´élargissement « d’artificielle et de tout à fait inutile » et
lançant un avertissement ostensible depuis la Douma (le parlement) à
Moscou… « Quand cela se passera, notre réponse ne se fera pas
attendre, je vous l’assure. »
Le ministre des Affaires étrangères allemand, Frank-Walter Steinmeier,
a déclaré mardi dans une interview accordée au Leipziger Volkszeitung qu’il
existait beaucoup de scepticisme en Europe quant au soutien américain à
l’entrée de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN. Steinmeier a
dit qu’après la « difficile décision sur la reconnaissance du
Kosovo, il est clair que nous avons atteint, en ce qui concerne notre politique
étrangère, le seuil de tolérance de la Russie. »
Steinmeier, tout comme Merkel, avance l´argument que ni la
Géorgie sous son président de la république autoritaire Mikheïl Saakaschvili ni
l’Ukraine où une grande majorité de la population est opposée à
l’adhésion à l’OTAN, ne sont prêtes pour rejoindre
l’alliance.
Dans son article de tête sur l’ouverture du sommet, la Süddeutsche
Zeitung a commenté : « la stratégie de confrontation de Bush dès
le début du sommet a été décrite par les diplomates d’extraordinaire
parce qu’elle aurait pu conduire à ce que soit le président soit son
adversaire, en l’occurrence la chancelière allemande, y perde la
face… »
L’avenir de
l’OTAN en jeu
A l’époque de la guerre froide, l’OTAN avait été
la pierre angulaire de la politique militaire occidentale sur la scène
internationale. A présent, deux décennies après l’effondrement de l’Union
soviétique et dans des conditions de crise financière et politique croissante
aux Etats-Unis même, certains commentateurs politiques soulignent que l’apparition
de divergences profondes entre l’Europe et les Etats-Unis est une menace pour
l’existence même de l’alliance.
Dans un article publié dans le journal britannique Independent
et intitulé : « N’est-il pas temps de dissoudre l’OTAN maintenant
que la guerre froide est finie ? », Adrian Hamilton énumère un
certain nombre de sujets de désaccords au sommet de Bucarest :
« Les participants sont en désaccord au sujet de l’élargissement
vers l’est, les Etats-Unis, soutenus par les membres plus récents,
insistant pour une adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine malgré le doute
exprimé publiquement par l’Allemagne et l’opposition farouche de la
Russie. Les membres du noyau central [de l´alliance] sont en désaccord au sujet
de leur contribution individuelle à la guerre en Afghanistan. Même la question
relativement peu controversée de l’intégration de la Macédoine dans
l’organisation est menacée de veto par les Grecs si le nouveau membre
refuse de changer de nom. »
Hamilton poursuit : « S’il s’agissait
d’une famille, elle pourrait se mesurer aux Royal Tenenbaums [dans le
film du même nom de Wes Anderson] et remporter la palme du dysfonctionnement. »
Et il conclut : « La perspective angoissante qui règne à Bucarest est
qu’en permettant que l’OTAN ne soit poussée dans une nouvelle
direction avant que soit réglée la difficile question de son avenir, on risque
de détruire l’alliance toute entière. »
L’avenir de l’OTAN fut également abordé par
l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand, Joschka Fischer, qui
considère que le conflit grandissant entre l’Allemagne et les Etats-Unis
est au cœur des différends survenus à Bucarest.
Fischer a écrit dans le journal Die Zeit de
lundi : « L’avenir de l’OTAN en tant qu’Alliance
mondiale pour l’intervention et la sécurité n’est pas à
l’ordre du jour officiel du sommet de l’OTAN à Bucarest mais c’est
précisément ce dont il sera question. »
En énumérant trois questions fondamentales du sommet,
l’Afghanistan, l’élargissement de l’OTAN, les relations
OTAN-Russie, Fischer conclut : « Il est remarquable que sur les trois
questions décisives de Bucarest, le gouvernement allemand soit en opposition au
gouvernement Bush. »
Il vaut la peine d’examiner les commentaires de Fischer
de plus près. Contrairement à son prédécesseur, le dirigeant du SPD Gerhard
Schröder, Angela Merkel a déclaré soutenir l’invasion américaine de
l’Irak en 2003. Si elle avait été au pouvoir à l’époque, des
troupes allemandes seraient très probablement engagées dans le bourbier irakien
à l´heure qu´il est. Depuis sa prise de pouvoir en 2005, elle s’est
efforcée de surmonter la rupture qui était survenue dans les relations avec les
Etats-Unis suite au refus de Schröder de défendre ouvertement l’invasion
et l’occupation américaines de l´Irak. Il n’y a pas l’ombre
d’un doute quant à la crédibilité atlantiste de Merkel. Mais à présent,
selon Fischer, la chancelière allemande est, en dépit de ses efforts, en
désaccord avec le président américain sur trois questions cruciales de la
politique étrangère.
L’Allemagne est très certainement désireuse de maintenir
de bonnes relations de travail avec la Russie, pays dont dépend fortement son
approvisionnement en énergie. Les tentatives actuelles de Washington de raviver
la guerre froide, la Russie jouant le rôle de l’ancienne Union
soviétique, ne suffisent pourtant pas à expliquer l’intensité des
conflits existant entre l’Allemagne et son allié d’après-guerre le
plus étroit. Après la Deuxième Guerre mondiale, les nations occidentales
européennes, et l’Allemagne en particulier, ont considéré les Etats-Unis
comme un bastion de stabilité économique et politique.
Etant en mesure de compter sur le soutien économique et
militaire des Etats-Unis dans le cadre de l’OTAN, il fut possible à
l’Allemagne et aux autres pays européens de s’occuper de la
reconstruction de leurs économies nationales après la guerre. Après
l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les Etats-Unis furent
considérés dans les milieux politiques influents, en Europe de l’Est
comme de l’Ouest, comme un modèle de développement économique et
politique.
Aujourd’hui, au début du 21e siècle, la donne est tout à
fait différente. Le premier grand coup porté contre l’OTAN durant ce
siècle fut donné par le gouvernement Bush avec la mise en place de la
« coalition des volontaires » pour l’aider à mener sa guerre contre
l´Irak et à s’assurer les ressources de pétrole du Proche-Orient. La
formation d’une coalition de puissances hors des structures
internationales existantes dont les Etats-Unis avaient été les pionniers après
la Seconde Guerre mondiale, fut correctement interprétée par les puissances
européennes comme une tentative de la part de Washington de compenser le déclin
de son influence au sein de l’ONU et de l’OTAN.
A la débâcle des cinq années de guerre en Irak
s’ajoutent à présent les revers qui se multiplient pour les troupes de la
coalition en Afghanistan. Bush s’est rendu à Bucarest avec la ferme intention
de réclamer que davantage de troupes combattent dans ce pays ravagé, mais les
dirigeants européens sont tout à fait conscients à quel point cette guerre est
impopulaire aux yeux de leurs électorats respectifs.
Seul le président français, Nicolas Sarkozy, a réagi au récent
appel de Bush en acceptant, sans information de son parlement, d’envoyer 700
soldats français supplémentaires dans l’est de l’Afghanistan. Pour donner
une idée des proportions : le commandant en chef de la force
internationale de l’OTAN en Afghanistan, le général américain Dan McNeill,
a déclaré il y a une semaine que plus de 400.000 hommes étaient nécessaires pour
que l’alliance menée par les Etats-Unis puisse combattre efficacement les
talibans dans la région. Après sept années de guerre, en plus des signes d’une
activité accrue des talibans, McNeill dispose actuellement de moins de 60 000
hommes.
Fischer, au même titre que Merkel, est tout à fait conscient
de la dette que le capitalisme de l’Allemagne d’après-guerre a
envers les Etats-Unis mais il considère que le gouvernement Bush est trop
« faible » et trop « incompétent » pour mener à bien cette
besogne en Afghanistan. Fischer affirme que l’Allemagne doit surmonter
ses scrupules, envoyer des troupes de combat dans des zones dangereuses et
aider les Etats-Unis à tirer les marrons du feu en déployant des soldats dans
les régions du sud du pays ravagé par la guerre.
Durant les derniers mois du mandat de Bush, la politique
étrangère du président américain revêt un caractère de plus en plus
imprévisible et agressif. Ceci a sonné l’alarme dans les milieux
politiques européens tout en obligeant les puissances européennes à adopter une
attitude de plus en plus indépendante en matière de sécurité et de défense.
L’influent magazine politique allemand IP (Internationale
Politik) avait déjà publié des débats sur l’avenir de l’OTAN dans
la période précédant le sommet de Bucarest. S’exprimant contre une
poursuite de l’alliance, l’expert hollandais de la défense, Peter
van Ham, y a affirmé : « Ce n’est qu’une question de
temps avant que l’UE ne remplace l’OTAN comme garant de la sécurité
et de la défense en Europe. » Ham a accusé les Etats-Unis d’avilir
l’OTAN : « Pour eux, l’OTAN n’est rien moins
qu’une sorte de saloon où le shérif américain rassemble rapidement sa
bande pour traquer les méchants. En mobilisant leur alliance, les Etats-Unis peuvent
acquérir le cachet de la légitimité internationale sans que leur marge de
manœuvre en matière de politique extérieure ne soit réduite. »
Argumentant contre cette position, un expert plus expérimenté en
matière de sécurité, le professeur Karl Kaiser, rappelle que l’objectif
initial de la construction de l’OTAN n’avait pas été de combattre
une menace extérieure, mais d’empêcher la guerre entre les Etats-membres.
En d’autres termes, les pressions centrifuges évidentes à Bucarest et qui
menacent à présent de faire éclater l’OTAN, créent également les
conditions pour de nouvelles confrontations militaires entre les principales
puissances militaires.