Le 16 juin, le gouvernement français a publié son livre blanc
sur la politique militaire qui donne les grandes lignes des projets stratégiques
et d’acquisition de matériel pour les quinze prochaines années. Malgré le
langage nécessairement diplomatique, le document énonce clairement
l’intense inquiétude avec laquelle l’élite dirigeante voit les
tensions grandissantes de la situation politique française et internationale et
sa détermination à préparer une riposte militaire.
Le Livre blanc fait une déclaration, qui donne à réfléchir,
sur l’éventualité de guerres majeures qui pourraient se déclarer dans un
avenir proche. Elle argumente ainsi : « Dans un environnement
international instable et incertain, on ne peut écarter l’implication de
la France dans une guerre entre Etats. Il faut donc tenir compte de
l’éventualité d’un conflit majeur lorsque l’on met en
route la structure de l’armée pour les 15 ans à venir.» [Retraduit de
l’anglais, comme toutes les citations du Livre blanc, ndt.]
Bien que les auteurs du Livre blanc ne mentionnent pas de
façon explicite l’attitude belliciste des Etats-Unis au Moyen-Orient, ils
ont clairement à l’esprit la ruée mondiale sur le pétrole et les
avantages stratégiques. Ils écrivent : « Les tensions à venir au
sujet de l’énergie, de la nourriture et de l’eau ainsi que les
matières premières stratégiques peuvent conduire directement à des crises
majeures dans un ou plusieurs parties du monde. Il en va de même des effets à
long terme du réchauffement de la planète, si une action préventive n’est
pas prise à temps. »
Ils ajoutent: « De nombreuses contingences régionales
majeures ont le potentiel de dégénérer en un bouleversement stratégique à
échelle mondiale. » Etant donné l’actuelle hégémonie militaire
mondiale des Etats-Unis, cette phrase qui tient de l’euphémisme ne permet
qu’une seule interprétation: l’élite dirigeante française
s’inquiètent de ce que l’occupation américaine de l’Irak et
de l’Afghanistan ont affaibli Washington à tel point que sa puissance
sera défiée et que les Etats-Unis ne seront pas, à long terme, un garant solide
de l’ordre politique mondial et des intérêts impérialistes français.
La main d’œuvre et la base industrielle dont
dispose le capitalisme français sont cependant trop limitées pour soutenir une
présence militaire indépendante internationale de haute technologie comme celle
des Etats-Unis. Etant donné ses efforts pour rivaliser avec le capitalisme
américain sur les marchés financiers internationaux, et qui plus est en
diminuant le rôle de l’Etat dans l’économie, toute augmentation
substantielle des dépenses militaires requiert des attaques de grande envergure
sur le niveau de vie des travailleurs. Tout spécialement du fait de
l’impopularité du président Nicolas Sarkozy, de tels développements
risqueraient de provoquer des réactions explosives de la part de la classe
ouvrière française.
Le Livre blanc propose donc de concentrer la recherche et les
dépenses autour des programmes d’armements les plus importants et de
réorienter le déploiement autour des routes commerciales absolument
essentielles du capitalisme français, tout en collaborant avec l’OTAN
pour accroître son influence militaire. Dans un argumentaire alarmant, qui est
passé largement sous silence, il prône aussi la préparation d’une force
militaire à utiliser en France.
Comme aux Etats-Unis, la menace terroriste sert à dissimuler
les motivations plus fondamentales pour ce réalignement. Citant la menace du
« terrorisme d’inspiration jihadiste » le rapport prône « la
concentration sur un axe géographique prioritaire allant e l’Atlantique
à la Méditerranée, le Golfe arabo-persique et l’Océan indien. Cet axe
correspond aux régions où les risques liés aux intérêts stratégiques de la
France et de l’Europe sont les plus élevés. Le Livre blanc tient compte
aussi de l’importance grandissante de l’Asie pour la sécurité
nationale et est en faveur à la fois d’une présence et d’une
coopération dans cette direction de l’Océan indien »
Ceci correspond aux principales routes maritimes conduisant
vers les anciennes colonies françaises d’Afrique du nord et du
Moyen-Orient, principales sources d’énergie externes de la France dans le
Golfe persique et l’Afrique du nord et les puissances industrielles
émergeantes d’Asie.
Cela représente aussi un éloignement d’avec
l’Afrique, qui est actuellement le principal foyer des déploiements
militaires français. Le Livre blanc propose, de façon controversée, de ne
garder que « deux bases en Afrique, une sur chaque littoral africain,
l’Océan Atlantique et l’Océan Indien », alors
qu’aujourd’hui la France maintient des bases à Djibouti, Dakar,
N’Djamena, Libreville et Abidjan et contribue par l’envoi de
troupes à plusieurs déploiements des Nations unies en Afrique. Le livre blanc
promet une présence française « accrue » dans le Golfe persique,
notamment dans sa nouvelle base de Abou Dhabi.
De même et le présentant comme une réponse aux menaces
terroristes, le Livre blanc propose de former une « politique de sécurité
intérieure » ayant la capacité de déployer 10 000 soldats dans la
France à tout moment, ainsi que d’étendre les programmes
d’espionnage, de surveillance et de guerre cybernétique.
Pour ce qui est de l’équipement, le Livre blanc écrit: « Les
pays européens pris individuellement ne peuvent plus maîtriser chaque technologie
et capacité au niveau national. La France doit retenir sa [...] capacité
nécessaire au maintien de l’autonomie politique et stratégique de la
nation: la dissuasion nucléaire, les missiles balistiques, les sous-marins
nucléaires et la cyber-sécurité. » D’un autre côté, « La France
pense que le cadre européen doit être privilégié en matière d’avions de
combat, drones, missiles de croisière, satellites, composants électroniques,
etc.., bien qu’il soit nécessaire que la politique d’acquisition de
matériel comprenne des acquisitions sur le marché mondial. »
Il demande que « une force terrestre opérationnelle de
88 000 hommes, permettant une capacité de projection de force de
30 000 soldats dans un délai de six mois, 5 000 soldats en alerte
opérationnelle permanente et la capacité de mobiliser 10 000 soldats sur
le territoire national pour soutenir les autorités civiles en cas de crise
majeure. » La Marine devra maintenir « un groupe de porte-avions
[…] 18 frégates, six sous-marins nucléaires et la capacité de déployer un
ou deux groupes navals soit pour des opérations amphibies soit pour la
protection des routes maritimes. » L’armée de l’air et la Marine
vont maintenir ensemble 300 avions de combat avec une capacité de projection de
force à l’extérieur de 70 avions.
Le Livre blanc projette que la France dépensera quelque 377
milliards d’euros (sans compter les retraites) pour la Défense entre 2009
et 2020. Il annonce aussi quelque 54 000 suppressions de postes au
ministère de la Défense et des forces armées sur six ou sept ans, et les
économies ainsi réalisées seront investies dans la modernisation du matériel
militaire lourd.
Le Livre blanc fait mention de plusieurs institutions
internationales au moyen desquelles il espère accroître l’influence
française. Il en appelle à l’Union européenne (UE) pour créer une force
de déploiement rapide de 60 000 hommes pour des interventions à
l’étranger, avec pour l’appuyer, les forces aériennes et navales
nécessaires. Il ajoute que, « l’autorisation d’avoir recours à
la force par le Conseil de sécurité des Nations-Unies est et doit être la
règle. »
Il en appelle à « la participation entière de la France
dans la structure de l’OTAN. » La France avait quitté la structure
de commandement militaire de l’OTAN en 1966 sous la présidence de Charles
de Gaulle, qui s’inquiétait que le contrôle de l’OTAN par les
Etats-Unis ne permettait pas à la France d’avoir suffisamment d’influence
au sein de cette organisation.
Néanmoins il « rappelle aussi trois principes essentiels
en continuité directe avec ceux définis par le Général de Gaulle :
indépendance totale de nos forces nucléaires ; les autorités françaises
doivent garder l’entière liberté d’évaluation, ce qui implique
l’absence d’engagement militaire automatique et le maintien
d’avantages permettant une autonomie stratégique […] et en dernier
lieu la liberté permanente de décision, ce qui veut dire qu’aucune force
française ne sera placée de façon permanente sous commandement des Nations
unies en temps de paix. » En bref, Paris cherche à retenir une liberté
d’action totale malgré sa participation à l’OTAN.
Cette déclaration souligne la relation complexe existant entre
l’impérialisme français et américain. Sarkozy a effectué un rapprochement
tactique avec Washington, alors même que l’armée américaine domine toutes
les régions où le Livre blanc cherche à étendre l’influence française. La
bourgeoisie française s’inquiète que ses intérêts soient autant menacés
que ceux des Américains dans l’éventualité d’un cataclysme
politique suffisamment puissant pour bouleverser la position internationale
dominante des Etats-Unis. De ce fait la France se trouve inévitablement asservie
à Washington.
Il y a cependant une longue histoire de tensions entre Paris
et Washington et l’impérialisme français a rarement considéré Washington
comme un garant fiable de ses intérêts. De Gaulle avait, de 1959 à 1966, progressivement
retiré les forces françaises du commandement militaire de l’OTAN, à une
époque de conflits amers entre les deux pays sur le soutien insuffisant accordé
par Washington à la répression coloniale française dans la lutte
d’indépendance de l’Algérie et une période de doutes français quant
à l’implication grandissante des Etats-Unis au Vietnam, une ancienne
colonie française dont la France avait été chassée après sa défaite humiliante
à Diem Bien Phu en 1954.
Plus récemment, il y a eu des heurts franco-américains au
sujet de l’Afrique, notamment en 1994 au Rwanda, où la France a soutenu
le Front patriotique rwandais de Paul Kagame. Mais l’épisode le plus
significatif est sans nul doute la diffamation de la France répandue par les
médias américains et la droite républicaine suite à l’opposition de la
France, devant les Nations Unies, à la proposition du gouvernement Bush
d’utiliser la force contre l’Irak en 2003.
Cela ne peut avoir échappé à l’attention des principaux
stratégistes de l’élite française que les médias américains et l’establishment
politique ont montré qu’ils étaient tout aussi capables de s’attaquer
à un « allié » que de s’attaquer à un Etat isolé et ravagé
comme l’Irak.Il est de ce fait particulièrement frappant que la
critique substantielle du Livre blanc, par des ténors de la politique
bourgeoise française, ne va que dans un sens, à savoir exiger une plus grande
indépendance par rapport aux Etats-Unis et à l’OTAN.
Un fait particulièrement inhabituel est une critique publique de
la part de plusieurs généraux français gardant l’anonymat,
s’exprimant sous le nom de Surcouf, en référence à un pirate durant les
guerres napoléoniennes, dans l’édition du 19 juin du quotidien de droite Le
Figaro. Ils argumentent en faveur de plus grandes dépenses de Défense,
faisant remarquer : « l'Europe en général et la France en particulier
diminuent leur effort de défense au moment même où chacun les augmente (les
dépenses militaires mondiales ont progressé de 45 % en dix ans). »
Ils poursuivent: « Nous revenons dans l'OTAN, avec une
capacité militaire affaiblie, et tout en y revendiquant des postes de
commandement. [...] Mais surtout, nous abandonnons aux Britanniques le
leadership militaire européen, alors que nous connaissons la nature
particulière de leurs relations avec les États-Unis. La France jouera désormais
dans la division de l'Italie. »
Ils critiquent tout particulièrement le Livre blanc pour avoir
abandonné un avantage stratégique perçu sur les Etats-Unis en Afrique, faisant
observer que « notre réseau de bases nous confère une efficacité d'autant
plus unique que l'ensemble des pays africains refuse le déploiement de l'US African
Command (commandement américain en Afrique) sur le sol africain [...] nous
affaiblissons de manière définitive notre positionnement. »
Le quotidien de centre gauche Le Monde a appelé à
davantage de dépenses militaires dans son éditorial sur le Livre blanc. Il
écrit : « Au moment où l'on souligne la nécessité de répondre à des
menaces nouvelles et multiformes, où les grandes puissances américaine, russe
ou chinoise renforcent activement leur potentiel militaire, au moment enfin ou
chacun constate, notamment lors d'interventions extérieures, l'obsolescence ou
les limites des forces françaises, le Livre blanc leur impose une diète sévère
(réduction de 54 000 postes, report de programmes d'investissement lourds). Au
risque de rendre caduques les ambitions stratégiques. »
Plusieurs hommes politiques ont critiqué les projets du Livre
blanc pour une réintégration de la France dans l’OTAN. Jean-Michel
Boucheron, député socialiste, a qualifié ces projets d’ « erreur
majeure qui consisterait à dissoudre notre identité dans celle d'un Occident
mythique et unifié » et «conduirait directement au choc des civilisations
et à des conflits majeurs. »
L’ancien premier ministre Alain Juppé, associé politique
de l’ex président Jacques Chirac, a accordé une interview au magazine
d’information Le Nouvel observateur dans lequel il exprime ses
inquiétudes quant à la réintégration de la France dans l’OTAN à un moment
où l’Union européenne n’a pas de politique de défense commune. Il a
dit : « On nous a dit: 'OK, on va revenir dans l'Otan si l'Europe
renforce sa capacité de défense’ [...] Ce qui m'inquiète, c'est que le
'si' a disparu, et le Livre blanc de la Défense est très clair: on réintègre
concrètement, et dans le même temps le 'non' irlandais fait que les capacités
de progression en matière de défense semblent faibles. »
(Article original en anglais paru le 24
juillet 2008)