Ceci est la quatrième partie
d’une série d’articles sur les événements de Mai et Juin 1968 en France.
La première partie traitait de l’évolution de la révolte étudiante et de
la grève générale jusqu'à son apogée à la fin de mai. La deuxième partie
examinait la façon dont le Parti communiste et le syndicat CGT aidèrent De
Gaulle à reprendre le contrôle de la situation. La troisième partie et la présente
partie discutent le rôle des pablistes. La dernière partie de cette série
traitera de l’OCI (Organisation communiste internationaliste) de Pierre
Lambert.
Une couverture pour le stalinisme
Les staliniens du Parti communiste
français et de la CGT avaient bien l’esprit rebelle de la jeunesse en
horreur et ils haïssaient les groupes étudiants qu’ils traitaient de
« gauchistes » et de « provocateurs ». Mais d’un
point de vue politique ceux-ci ne les dérangeaient pas trop. Les actions
anarchistes d’un Cohn-Bendit menaçaient tout aussi peu la domination des
staliniens sur la classe ouvrière que l’engouement des maoïstes pour la révolution
culturelle en Chine et pour la lutte armée.
Et les pablistes se gardèrent bien
d’entrer en conflit avec les staliniens. Ils ne prirent pas une seule
initiative politique qui ait accentué l’opposition entre les travailleurs
et les dirigeants staliniens et qui leur aient rendu la vie difficile. Au plus
fort de la crise, alors que les travailleurs refusèrent les accords de Grenelle
et que la question du pouvoir était posée, la JCR a empêché que les staliniens
ne se retrouvent le dos au mur. Alain Krivine et Daniel Bensaid ont publié,
vingt ans après les événements, une rétrospective de 1968 qui, bien
qu’elle tente d’enjoliver le rôle de la JCR, est de ce point de vue
extrêmement révélatrice. [11]
La JCR participa aux deux grandes
manifestations par lesquelles les sociaux-démocrates et les staliniens avaient
réagi à l’aggravation de la crise politique : le meeting de masse au
stade Charléty organisé par le syndicat étudiant UNEF, la CFDT (Confédération
française démocratique du travail) et le PSU (Parti socialiste unifié) le 27
mai et la manifestation de masse du PCF et de la CGT, le 29 mai.
Le rassemblement au stade Charléty
devait préparer le terrain pour un gouvernement de transition sous la direction
du politicien bourgeois expérimenté qu’était Pierre Mendès-France, qui
avait entre-temps pris sa carte au PSU. Un tel gouvernement aurait eu pour tâche
de prendre le contrôle de la grève, de rétablir l’ordre et de préparer de
nouvelles élections.
Même une partie de la presse de droite était d’avis
à ce stade que seul un tel gouvernement de « gauche » pouvait sauver
l’ordre existant. Le journal quotidien économique Les Echos écrivait
le 28 mai qu’il n’y avait plus le choix qu’entre réforme et révolution
ou « anarchie » pour reprendre les termes de ce journal. Sous le
titre « Il faudra bien en sortir » cette publication faisait le
commentaire suivant : « Plus personne ne songe vouloir désormais
obéir à personne ni croire en personne. Jusqu’alors la CGT apparaissait
comme un bastion de l’ordre et de la discipline. Or, voici, qu’elle
est ébranlée et investie par une infanterie mutinée dont elle avait sous-estimé
la révolte. Les dirigeants syndicaux sont débordés par des grévistes qui ne
croient plus aux promesses de quiconque. Et surtout pas à celles du gouvernement…
La réforme oui, la chienlit non, avait dit, naguère, le général dans une formule
malheureuse. Aujourd’hui on a à la fois la réforme et l’anarchie
sans que l’on puisse prévoir laquelle des deux finira par
l’emporter. »
Le PCF était à l’époque prêt
à participer à un gouvernement bourgeois. Son secrétaire général, Waldeck
Rochet, avait proposé le 27 mai un rendez-vous afin de déterminer immédiatement
les conditions d’une « relève du pouvoir gaulliste par un gouvernement
populaire et d’unité démocratique avec la participation communiste sur la
base d’un programme commun ». Pour ceux qui connaissaient la
terminologie stalinienne, il n’y avait pas de doute possible que par
« gouvernement populaire d’unité démocratique » les staliniens
entendaient un gouvernement bourgeois défendant la propriété bourgeoise.
Mais le PCF craignait aussi que Mitterrand
et Mendès-France ne puissent former un gouvernement sans eux. C’est pourquoi
ils organisèrent le 29 mai, avec la CGT, une manifestation de masse avec le mot
d’ordre de « gouvernement populaire ». Ce mot d’ordre
était une concession à l’état d’esprit révolutionnaire dans les entreprises,
bien que le PCF ne songeât absolument pas à une prise de pouvoir révolutionnaire
et ne voulait qu’un gouvernement de coalition avec Mitterrand ou d’autres
politiciens bourgeois.
La JCR participa à la manifestation du PCF et de la
CGT avec le mot d’ordre de « Gouvernement populaire, Oui ! Mitterrand
Mendès-France, Non ! », soutenant de cette façon la manœuvre du
PCF. Krivine et Bensaïd écriront plus tard sur ce mot d’ordre de la JCR :
« La formule jouait sur l’ambiguïté. Elle opposait un gouvernement
populaire que les secteurs les plus combatifs pouvaient interpréter comme issu
de la grève et de ses organes à un gouvernement de personnalités politiciennes.
Sans rejeter frontalement un gouvernement de coalition des partis de gauche,
elle se donnait pour cible les personnalités sans attaches précises avec le
mouvement ouvrier et susceptibles d’utiliser leur autonomie
institutionnelle pour les combines de collaboration de classes… La
formule de ‘gouvernement populaire’, malgré son flou délibéré,
avait l’avantage de désigner un gouvernement des partis de gauche sans
entrer dans des considérations plus précises. »[12]
En d’autres mots, la formule
de la JCR devait faire croire aux « secteurs les plus combatifs »
qu’une coalition bourgeoise de gauche avec participation du PCF serait
« issue de la grève et de ses organes ». C’est là un aveu qui
les démasque. Au moment où la crise révolutionnaire atteignait son paroxysme,
où la CGT perdait son autorité, où De Gaulle disparaissait de la scène, à un moment
donc où il aurait été nécessaire de prendre position ouvertement et de façon résolue,
la JCR jouait avec les « ambigüités » et cultivait un « flou délibéré ».
Elle esquivait la question décisive, celle de savoir qui avait le pouvoir dans
l’Etat. La revendication d’un « gouvernement populaire »
qu’elle avait empruntée aux staliniens jouissait bien d’une grande popularité,
mais elle restait générale et n’engageait à rien. Le Parti communiste
entendait par là un gouvernement de coalition avec les sociaux-démocrates et
les radicaux bourgeois et dont la tâche principale eût été de maintenir
l’ordre existant. Rien ne leur était plus étranger qu’une prise de
pouvoir révolutionnaire. Les pablistes ne remirent jamais cela en question et
s’alignèrent sur les staliniens.
Qu’aurait dû faire la LCR ?
La LCR ne disposait de toute évidence
pas des forces nécessaires pour prendre le pouvoir. Mais il y a beaucoup de précédents
dans l’histoire qui montrent que des marxistes révolutionnaires, même
s’ils étaient minoritaires ont lutté pour leur programme et ont pu y
gagner la majorité de la classe ouvrière.
En Russie, les bolchéviques de Lénine
étaient bien inférieurs en nombre aux menchéviques et aux sociaux-révolutionnaires.
Mais en Octobre 1917 ils réussirent, par une politique habile et basée sur les
principes, à gagner la classe ouvrière et à prendre le pouvoir. Trotsky, qui a
vécu en exil en France de 1933 à 1935, avait pris une part active à la vie de
la section française et avait fait des propositions détaillées, montrant
comment celle-ci pouvait lutter pour un programme révolutionnaire en tant que minorité.
La question centrale était, là encore, la question de l’indépendance
politique de la classe ouvrière vis-à-vis des appareils réformistes et aussi,
plus tard, des appareils staliniens, et la construction d’un parti révolutionnaire
indépendant.
Lorsque Lénine revint d’exil
en avril 1917, il sonna la charge contre l’attitude conciliatrice prise
en Russie par les bolchéviques vis-à-vis du gouvernement provisoire bourgeois
dans lequel les menchéviques et les sociaux-révolutionnaires avaient des
ministres. Il insista sur une opposition inconditionnelle et un programme qui
aspirait à la prise du pouvoir par les soviets.
Dans le cadre de ce programme, les
bolchéviques se servirent d’une tactique qui accentuait le gouffre entre
les travailleurs et leurs dirigeants réformistes et les aida à rompre avec
ceux-ci. Ils mirent les sociaux révolutionnaires et les menchéviques au défi de
rompre avec la bourgeoisie libérale et de prendre eux-mêmes le pouvoir. Les
partis de la démocratie petite-bourgeoise n’étaient pas capables de
former un gouvernement indépendant de la bourgeoisie, mais Trotsky commenta
plus tard cette expérience dans le « Programme de transition » en disant
que, « la revendication des bolchéviques adressée aux menchéviques et aux
sociaux-révolutionnaires : ‘rompez avec la bourgeoisie, prenez le
pouvoir !’ eut une précieuse valeur éducatrice pour les masses. La
résistance opiniâtre des menchéviques et des sociaux-révolutionnaires à une
prise de pouvoir… les condamna définitivement aux yeux du peuple et prépara
la victoire des bolcheviques » [13]
En 1968, la JCR aussi aurait dû
exiger que le PCF et la CGT, s’appuyant sur la grève générale, prennent le
pouvoir. Liée à une agitation systématique contre le cours conciliateur des
staliniens vis-à-vis des partis bourgeois, cette revendication aurait possédé
une grande force politique. Elle aurait intensifié le conflit entre les
travailleurs et les dirigeants staliniens et les aurait aidés à rompre avec ces
derniers. Mais les pablistes étaient à mille lieues de mettre les staliniens
dans l’embarras au moyen d’une telle revendication. Au plus fort de
la crise révolutionnaire, ils ont confirmé qu’ils étaient un appui fiable
de la bureaucratie stalinienne.
Les pablistes ne pouvaient pas simplement ignorer le rôle
contre-révolutionnaire des staliniens alors même que la presse bourgeoise en
parlait ouvertement. Pierre Frank accusa donc le PCF et la CGT en juin 1968
d’avoir « ainsi trahi dix millions de grévistes pour chercher à
recueillir cinq millions de bulletins de vote ». Il compara même « cette
trahison de la direction du PCF » à la trahison historique de la social-démocratie
allemande : « Si cette direction n’a pas été jusqu’à agir
à la manière des Noske et des Ebert contre la révolution allemande de 1918-19,
c’est parce que la bourgeoisie n’en a pas eu besoin, mais sa
conduite envers les ‘ gauchistes ‘ ne laisse aucun doute
qu’elle est disposée à le faire le cas échéant. » [14]
Mais en mobilisant toute leur énergie
politique pour monter des actions aventureuses et en faisant des étudiants
l’avant-garde révolutionnaire, les pablistes évitaient délibérément la
question décisive : la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire
sous forme d’une section de la Quatrième Internationale. Ils firent en
sorte de ne pas remettre en question la domination politique exercée par les
staliniens. Le cours liquidateur d’adaptation au stalinisme préconisé par
Pablo et qui avait conduit en 1953 à la scission au sein de la Quatrième Internationale,
constituait encore en 1968 le cœur de la politique pabliste. Les pablistes
n’appelèrent ni à la rupture avec les staliniens ni ne s’engagèrent
pour la construction de la Quatrième Internationale. Au lieu de cela, ils
firent comme si les actions de la jeunesse pouvaient spontanément surmonter la
trahison des staliniens et résoudre la crise de la direction prolétarienne. Ils
devinrent ainsi le principal obstacle au développement d’une véritable
avant-garde révolutionnaire.
En 1935, Léon Trotsky avait pris
fait et cause pour la construction de comités d’action afin de
s’opposer au Front populaire qu’il désignait comme « une coalition
du prolétariat et de la bourgeoisie impérialiste représentée par le Parti
radical ».
« Chaque groupe de deux cents, cinq cents ou mille citoyens
qui adhèrent au Front populaire dans la ville, le quartier, l’usine, la
caserne, la campagne doit, pendant les actions de combat, élire son
représentant dans les comités d’action locaux. Tous ceux qui participent
à la lutte s’engagent à reconnaître leur discipline. » Ecrivit-il.
« Il est vrai que peuvent prendre part aux élections
des comités d’action non seulement les ouvriers, mais les employés, les
fonctionnaires, les anciens combattants, les artisans, les petits commerçants
et les petits paysans. C’est ainsi que les comités d’action peuvent
le mieux remplir leur tâche qui est de lutter pour conquérir une influence
décisive sur la petite bourgeoisie. En revanche, ils rendent très difficile la
collaboration de la bureaucratie ouvrière avec la bourgeoisie. » Trotsky
insistait sur le fait qu’« Il ne s’agit pas d'une représentation démocratique
de toutes et de n'importe quelles masses, mais d’une représentation révolutionnaire
des masses en lutte ». « Le comité d’action est l’appareil
de la lutte ». C’était selon Trotsky «l’unique
moyen de briser la résistance antirévolutionnaire des appareils des partis et
des syndicats. » [15]
Les pablistes ont repris la
revendication des comités d’action en 1968. Le 21 mai, la JCR distribua
un tract prenant fait et cause pour la formation de comités de grève dans les
entreprises et de comités d’action dans les facultés et dans les
quartiers. Ce tract appelle à la constitution d’un gouvernement ouvrier
et souligne que « le pouvoir que nous voulons doit être issu des comités
de grève et des comités d’action des travailleurs et des étudiants ».
Mais l’adaptation des pablistes aux staliniens et au radicalisme petit
bourgeois privait cette revendication de tout contenu révolutionnaire. Séparé
de la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire, elle
n’était rien de plus que l’accompagnement radical d’une
politique opportuniste. [16]
Trotsky contre Pierre Frank
Ce n’était pas la première
fois que Pierre Frank jouait un tel rôle politique. Il avait déjà été critiqué
avec véhémence pour des raisons similaires par Trotsky en 1935 et finalement
exclu du mouvement trotskyste. A l’époque, il avait dirigé avec Raymond Molinier
un groupe autour de la publication La Commune, qui aspirait à une
alliance avec des courants centristes, en particulier avec la Gauche révolutionnaire
de Marceau Pivert. Pivert quant à lui, était un centriste invétéré. En paroles,
il tendait vers la révolution tandis que dans sa pratique il constituait le
flanc gauche du gouvernement du Front populaire qui étouffa la grève génale en
1936.
Trotsky rejetait de façon
inflexible tant le centrisme de Pivert que les manoeuvres de Molinier et Frank.
« L’essence de la tendance pivertiste réside précisément en cela:
accepter les mots d’ordre ‘révolutionnaires’ mais ne pas en
tirer les conclusions nécessaires qui sont la rupture avec Blum et Zyromski
[social démocrate de droite], la création d’un nouveau parti et de la
nouvelle Internationale. Sans elles, tous les mots d’ordre ‘révolutionnaires’
sont nuls et inopérants. » Il reprochait à Frank et à Molinier
d’avoir « cherché avant tout à conquérir la sympathie de la ‘Gauche
révolutionnaire’ par des manœuvres personnelles, des combinaisons en
coulisses et surtout en renonçant à nos mots d’ordre et à notre critique
ouverte des centristes » [17]
Dans un autre article, Trotsky
qualifiait l’attitude de Molinier et de Frank de crime politique. Il leur
reprochait de cacher leur programme et de présenter « aux ouvriers de faux
passeports. C’est un crime! » Il insista pour dire que la défense du
programme révolutionnaire avait priorité sur l’unité d’action: « ‘Journal
de masse ’? L’action révolutionnaire? Regroupement? Des
communes partout? Très bien, très bien, …Mais le programme
d’abord !... » [18]
« Sans le nouveau parti révolutionnaire,
le prolétariat français est voué à la catastrophe, » pouruivait-il. «Le
parti du prolétariat ne peut pas ne pas être international. La IIe et la IIIe
Internationale sont devenus les plus grands obstacles pour la révolution. Il
faut créer une nouvelle internationale, la IVe. Il faut proclamer ouvertement
sa nécessité. Ce sont les petits bourgeois centristes qui s’arrêtent à
chaque pas devant les conséquences de leur propre pensée. L’ouvrier révolutionnaire,
lui, peut être paralysé par son attachement traditionnel à la IIe ou à la IIIe
internationales, mais, dès qu’il aura compris la vérité, il passera directement
sous le drapeau de la IVe. C’est pourquoi il faut présenter aux masses un
programme complet. Avec des formules équivoques, on ne peut servir que
Molinier, qui, lui sert Pivert, lequel à son tour couvre Léon Blum. Et ce
dernier travaille de toutes ses forces pour [le fasciste] de la Rocque…» [19]
Trente ans plus tard, Pierre Frank
n’avait toujours tiré aucun enseignement du conflit avec Trotksy. Il
était, en 1968, bien plus à droite encore qu’en 1935. Cette fois, il ne
rechercha pas seulement l’unité avec les centristes à la Marceau Pivert,
mais aussi avec les anarchistes, les maoïstes et autres tendances droitières.
L’accusation d’avoir commis un crime politique, lancée à
l’époque par Trotsky, était encore plus justifiée en 1968. Les pablistes
constituaient l’obstacle décisif sur le chemin de la jeunesse et des
travailleurs vers le marxisme révolutionnaire.
Finalement, les pablistes firent porter la
responsabilité de la trahison stalinienne et de leur propre échec à la classe ouvrière
elle-même. Krivine et Bensaïd écrivirent vingt ans après : « La faiblesse
des forces révolutionnaires organisées au début du mouvement peut être imputée
aux méfaits du stalinisme et de la social-démocratie. Mais, à moins de verser
dans un idéalisme forcené, elle exprime aussi, fût-ce de façon déformée, un
état plus général de la classe ouvrière, de ses courants combatifs, de ses
avant-gardes naturelles dans les entreprises et les syndicats. » Il y
avait bien eu des contradictions entre la dynamique de la lutte et le parti
communiste poursuivaient-ils « Mais ces phénomènes restent
marginaux… Les grévistes voulaient dans leur masse régler un
contentieux social, secouer le joug d’un régime autoritaire. De là à la
révolution, il y avait encore de la marge. » [20]
Vingt ans plus tard, Krivine était encore plus net :
« Certes, à la direction de la JCR, nous ne savions pas jusqu’où
irait le mouvement » écrit-il dans son autobiographie. « Mais nous
savions assez précisément où il n’irait pas. C’était une révolte
d’une ampleur inégalée mais ce n’était pas une révolution :
pas de programme, ni d’organisations crédibles prêtes à prendre le
pouvoir. » [21]
Cette manière d’argumenter
est caractéristique de l’opportunisme pabliste. Trotsky l’a une
fois qualifié dans son conflit avec le POUM de « philosophie de
l’impotence » « qui tente d’accepter les défaites comme des
maillons nécessaires dans la chaîne d’une évolution surnaturelle »
et « qui est absolument incapable ne serait-ce que de soulever la question
des facteurs concrets, tels que les programmes, les partis, les personnalités
qui sont les organisateurs de la défaite. » [22]
La LCR aujourd’hui
Le ministre français de l’intérieur
de l’époque, Raymond Marcellin, fit interdire la JCR et
l’organisation qui lui succéda, la LCR, à deux reprises: le 12 juin 1968,
lorsqu’il dissout en tout douze organisations de gauche et le 28 juin
1973, après qu’eut lieu une lutte violente avec la police à
l’occasion d’une manifestation antifasciste à Paris. Mais les éléments
les plus clairvoyants de la classe dominante savaient, dès 1968, que la LCR ne
représentait pas une menace pour l’ordre bourgeois et qu’on pouvait
compter sur elle en période de crise.
Après le reflux de la vague révolutionnaire
de 1968, la LCR et les organisations avec lesquelles elle collaborait à
l’époque, devinrent un terrain de recrutement fertile pour les partis établis,
les médias bourgeois, les universités et l’appareil d’Etat. On trouve
ainsi d’anciens membres de la LCR qui occupent des chaires de philosophie
dans les universités (Daniel Bensaïd), on les trouve à des postes dirigeants au
Parti socialiste (Henri Weber, Julien Dray, Gérard Filoche, etc.) et dans les rédactions
de la presse bourgeoise.
Edwy Plenel, ancien de la LCR et
qui est parvenu à la direction du journal Le Monde, écrit dans ses mémoires :
« Je ne fus pas le seul : nous sommes bien quelques dizaines de milliers
qui, ayant été peu ou prou engagés dans les années 1960 et 1970 à l'extrême
gauche, qu’elle fût ou non trotskyste, avons renoncé aux disciplines
militantes et portons un regard parfois critique sur leurs illusions, sans pour
autant abandonner une fidélité à nos colères initiales et sans taire notre
dette envers ces apprentissages.» [23]
L’anarchiste Cohn-Bendit est
devenu le mentor politique et l’ami intime de Joschka Fischer, qui fut ministre
allemand des Affaires étrangères de 1998 à 2005. Quant à Cohn-Bendit, il dirige
actuellement le groupe des Verts au parlement européen. Il fait partie de
l’aile droite de ce parti qui a lui-même opéré un fort virage à droite.
Le maoïste Alain Geismar fut en
1990 responsable de l’Inspection générale de l’Education nationale
et occupa ensuite le poste de secrétaire d’Etat dans divers ministères
dirigés par des socialistes. On doit également aux maoïstes la création de Libération,
un quotidien influent. Ce journal fut fondé en 1973 comme organe de presse maoïste
et eut pour directeur de publication le philosophe Jean Paul Sartre.
Le nombre de ceux qui, en 1968,
étaient des petits bourgeois radicalisés et qui ont fait rapidement carrière est
tellement élevé qu’on ne peut pas simplement expliquer ce phénomène en
parlant du retour « d’enfants prodigues ». C’est plutôt là
le résultat du fait que les pablistes et leurs alliés, malgré leur rhétorique
radicale, ont toujours défendu une perspective opportuniste et compatible avec
l’ordre bourgeois.
Aujourd’hui, face à une
crise économique et politique bien plus profonde que celle de 1968, on a une
fois de plus besoin de la LCR. Les répercussions de la mondialisation, de la
crise financière internationale et de l’augmentation des prix du pétrole
ont, en France aussi, fait disparaître la marge de manœuvre pour les
compromis sociaux. Le PCF et la CGT ne sont plus que l’ombre
d’eux-mêmes ; tout juste sept pour cent des salariés sont organisés
dans des syndicats. Le Parti socialiste actuel, qui fut constitué en réaction à
1968 et qui fut pendant trente ans le principal pilier du régime bourgeois, est
secoué de conflits internes et se trouve en chute libre. Les contradictions
sociales ont atteint un point extrême. Depuis douze ans, les vagues de grève et
de protestation se succèdent.
Dans de telles conditions,
l’élite dominante a besoin d’un appui à gauche qui soit en mesure
de désorienter et de détourner l’attention d’une alternative
révolutionnaire du nombre croissant de travailleurs et de jeunes qui ne croient
plus à une solution réformiste de la crise sociale. C’est à cela que sert
le « Nouveau parti anticapitaliste » que la LCR veut fonder à la fin
de cette année. Son porte-parole, Olivier Besancenot qu’Alain Krivine a
préparé à sa succession, fut érigé en superstar politique par les médias après
qu’il ait obtenu 1,5 millions de voix lors de la dernière élection
présidentielle.
La parallèle entre la JCR de 1968
et le « Nouveau parti anticapitaliste » d’aujourd’hui
saute aux yeux. Cela commence avec la glorification de Che Guevara, dont Besancenot
se réclame ouvertement et sur lequel il a publié un livre l’an dernier.
Cela continue avec l’adaptation non critique aux courants radicaux petits
bourgeois de toutes sortes : le nouveau parti est – selon les mots
de Besancenot - ouvert aux ex membres de partis politiques, aux animateurs du
mouvement syndical, aux féministes, aux adversaires du libéralisme, aux
anarchistes, aux communistes et aux antilibéraux. Et cela va jusqu’au
rejet explicite du rapport historique au trotskysme. Un tel parti informe et éclectique
du point de vue du programme et qui n’est lié à aucun principe peut être
facilement manipulé et adapté à toutes les exigences de la classe dirigeante.
Les leçons de 1968 n’ont
donc pas seulement un intérêt historique. A l’époque, la classe dominante
avait réussi, à l’aide du stalinisme et du pablisme, à reprendre le
contrôle pendant la crise révolutionnaire et à stabiliser son régime. La classe
ouvrière ne se laissera pas duper une deuxième fois.
A suivre
(Article original paru le 27 juin 2008)
Notes :
[11]
Alain Krivine, Daniel Bensaïd, « Mai si! 1968-1988: Rebelles et repentis »,
Montreuil 1988
[12] ibid.,
p. 39-40
[13] Traduit
de l’allemand : Léon Trotsky, « Programme de Transition », Essen 1997, p.
110
[14]
Pierre Frank, « Mai 68 : première phase de la révolution socialiste
française »,http://www.lcr-rouge.org/spip.php?article1609
[15] Léon
Trotsky, « Le front populaire et les comités d’action », 26 novembre
1935, http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf4.htm
[16] Traduit
de l’anglais : Jeunesse Communiste Révolutionnaire, « Workers, Students »,
May 21, 1968, http://marxists.org/history/france/may-1968/workers-students.htm
[17] Léon
Trotsky, « Qu’est-ce qu’un journal de masse? » Dans Œuvres,
Tome 7, 1935 p. 175, 178. Edi Paris 1980.
[18] Léon
Trotsky, « Contre les faux passeports en politique ». Dans
Œuvres, Tome 7, 1935 p. 224, 229. Edi Paris 1980.
[19]
ibid, p. 229-230
[20] Krivine, Bensaïd, ibid. p. 43
[21] Alain
Krivine, « Ça te passera avec l’âge », Flammarion 2006, p. 103-104
[22] Traduit
de l’allemand. Leo Trotzki, « Klasse, Partei und Führung », in « Revolution
und Bürgerkrieg in Spanien 1931-39 », Frankfurt 1976, S. 346
[23] Edwy
Plenel, « Secrets de jeunesse », Editions Stock 2001, p. 21-22