Le 22 août dernier, le chercheur et sociologue
berlinois Andrej H. put sortir de prison après trois semaines de détention
préventive. Le procureur de la République à Karlsruhe l’accuse, se
servant de prétextes cousus de fil blanc, d’être « membre
d’une organisation terroriste ». (Le droit allemand interdit de
publier le nom d’individus dans certains cas juridiques).
Andrej H. ne fut relâché provisoirement que
sur paiement d’une caution et à des conditions très strictes, après que
des milliers de scientifiques et d’étudiants, en Allemagne et dans le
monde entier, eurent protesté contre cette criminalisation sans précédent
d’un scientifique. Comme le fit savoir son avocate, Christina Clemm, le
fait qu’il puisse sortir de prison ne signifie pas une annulation du
mandat d’arrêt. En outre, le procureur de la République veut contester la
décision du juge d’instruction.
Le procureur de la République accuse ce
scientifique travaillant pour l’université Humboldt de Berlin, ainsi que
trois autres Berlinois qui eux se trouvent toujours incarcérés,
d’appartenir à une organisation qui se nomme « Militante Gruppe »
(MG). Selon la police fédérale allemande (Bundeskriminalamt, BKA), celle-ci
serait responsable d’une vingtaine d’attaques contre des biens et
de l’incendie de véhicules privés et de police. Toujours selon le BKA, ce
groupe voudrait, par de tels actes de vandalisme aveugles, « briser la
structure de la société et établir un ordre communiste mondial ».
On reproche à Andrej. H., qui a été arrêté le 1er
août dans son appartement, d’avoir par ses travaux scientifiques fourni
au MG un arsenal théorique. Sous le même prétexte absurde, le procureur de la
République a mis en examen un politologue de Leipzig, Matthias B., ainsi
qu’un autre scientifique et un journaliste qui eux n’ont pas encore
été arrêtés.
Trois autres personnes incarcérées dans le
même contexte, Florian L., Oliver R. et Axel H., auraient essayé, aux petites
heures du 31 juillet, d’incendier trois véhicules de l’armée
allemande. La police les observait depuis un certain temps et ils furent
arrêtés alors qu’ils se dirigeaient vers le lieu présumé de
l’attaque.
Ainsi que le rapporte à présent l’association
« Alliance pour l’abolition du §-129a », la police aurait agi
avec une extrême brutalité. Les trois hommes se seraient trouvés dans leur
voiture qui fut stoppée lors d’une intervention ultra rapide. « Les
vitres furent défoncées et les passagers du véhicule extraits de la voiture par
les fenêtres brisées », ils « subirent des coupures à divers endroits
du corps ». Puis, on plaça « des sacs sur la tête » des trois
prisonniers à la manière des prisonniers de Guantánamo. Tous trois auraient été
fourrés « dans des combinaisons blanches en plastique fin » et ils
durent « rester pendant longtemps couchés et ligotés sur la route ».
Bien qu’une tentative d’incendie
n’entraînât, selon le droit en vigueur, que l’ouverture d’une
enquête de la part d’un procureur général local, en l’occurrence dans
ce cas celui de Potsdam, et que les accusés n’aient pas de casier
judiciaire, le bureau du procureur général de Karlsruhe s’empara du
dossier, accusa les trois hommes d’être des membres de MG et ouvrit une
enquête selon le Paragraphe 129a, leur reprochant par là la « constitution
d’une organisation terroriste ».
Afin d’étayer cette accusation, le
procureur de la République fit intervenir le sociologue Andrej H. Celui-ci fut
arrêté deux jours plus tard, on l’amena par hélicoptère à Karlsruhe et on
le fit comparaître devant le juge à des fins de détention. Selon le procureur
de la République, Andrej H. serait une des têtes théoriques et un des
dirigeants du « Militante Gruppe ».
Des prétextes cousus de fil blanc
Les indices sur lesquels le procureur de la République
appuie ses accusations sont tout sauf probants. Tout semble indiquer
qu’on a voulu, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, attaquer des
droits démocratiques fondamentaux et qu’on a voulu réduire au silence des
scientifiques et des journalistes aux opinions critiques.
Le bureau du procureur de la République avance
l’argument que la tentative avortée d’incendie d’un véhicule
de l’armée représente « un parallèle avec les attaques organisées
par l’organisation terroriste "Militante Gruppe" (MG). On
considère le fait que la tentative s’est produite la nuit comme ayant une
signification toute particulière. Sur la base de cette argumentation, toute
attaque incendiaire ayant lieu la nuit peut être définie comme un acte terroriste.
En outre, Florian L., un des hommes arrêtés
lors de cette tentative d’incendie avortée, est censé avoir eu « des
contacts conspiratifs étendus et des rencontres nombreuses » avec Andrej
H.. En fait, il y eut en tout deux rencontres. Le procureur de la République
déduit leur caractère conspiratif du fait que les deux personnes
n’avaient, lors de ces rencontres, pas de portables. Selon cette logique,
toute personne qui n’a pas toujours son portable avec elle, est suspecte.
On reproche de plus à Andrej H. et à Matthias
B. « d’avoir, en tant qu’employés d’un centre de
recherche, des bibliothèques à leur disposition », dont ils « peuvent
se servir sans attirer l’attention, afin de réaliser les recherches
nécessaires au Militante Gruppe ». Avec un tel argument, tout utilisateur
d’une bibliothèque est un terroriste potentiel !
Et en tant que scientifiques diplômés, ces
deux personnes disposaient des « conditions intellectuelles et matérielles
nécessaires à la rédaction des textes relativement complexes du Militante Gruppe ».
Des connaissances intellectuelles comme base du soupçon, cela rappelle les
dictatures les plus sinistres !
Finalement, on avance contre Andrej H.
l’argument que ses dissertations scientifiques contiennent des formules
et des tournures qui se retrouvent aussi dans les textes du groupe MG. Les
enquêteurs du BKA en déduisent qu’Andrej H. doit forcément être
l’auteur des textes de MG.
Il s’agit ici avant tout de la notion de
« gentrification » (ou encore « embourgeoisement » n.d.t.).
Le terme « gentrification » est une notion spécialisée très répandue
de la recherche sociologique ayant pour objet la ville. La banque
internationale de données Sociological Abstracts qui recense les
dissertations sociologiques, donne pour le terme « gentrification »
452 entrées de 174 scientifiques et sur le site de la librairie en ligne Amazon
on trouve une liste de 64 titres sur le thème de la « gentrification ».
Le New York Times a lui, utilisé le terme « gentrification » 1
770 fois ces dernières années.
Sur la base de telles « preuves »,
n’importe qui peut être soupçonné de terrorisme. Ce qui indique aussi la
méthode avec laquelle les enquêteurs du BKA en sont venus à se pencher sur ces
deux scientifiques.
L’avocate Christina Clemm qui dans
l’intervalle, a obtenu accès au volumineux rapport d’enquête, dit
au quotidien berlinois Tageszeitung que le BKA avait simplement cherché
sur le moteur de recherche Google les termes qui avaient été utilisés par MG
dans ses lettres, entre autres le terme « gentrification » et
« précarisation ».
Andrej H. et Matthias B. font des recherches
sur ces thèmes ce qui les avaient rendus « hautement suspects » et
cela avait suffi au BKA pour effectuer une surveillance de l’entrée de
leurs domiciles à l’aide de caméras, une mise sur écoute de leurs
téléphones et une localisation de leurs portables durant toute une année.
Critique scientifique
Andrej H. et Matthias B. ont tous deux fait
leur doctorat sur le processus de la gentrification et pris l’exemple de
la restructuration du quartier de Prenzlauer Berg à Berlin après 1990. Ils sont
spécialistes en Allemagne dans le domaine du changement structurel des villes.
Le fait que leur travail ait un caractère critique et que, dans des travaux
plus récents, ils aient analysé plus particulièrement la situation des jeunes
travailleurs et l’éviction du quartier de Prenzlauer Berg des chômeurs et
des personnes vivant de l’allocation Hartz IV, en a fait aux yeux du
procureur de la République des recrues potentielles de
l’« extrémisme de gauche ».
Mais les deux chercheurs ne sont pas tombés
dans le collimateur des enquêteurs antiterroristes à cause de leurs travaux
scientifiques seulement. Ceux-ci sont accessibles dans de nombreuses
bibliothèques et se distinguent à peine d’un grand nombre de travaux
scientifiques du même genre. Ce qui leur fut fatal, c’est qu’ils
ont fait usage de leurs connaissances dans des activités au sein
d’initiatives citoyennes et dans leur activité journalistique pour
diverses publications de groupes radicaux.
Tous deux sont nés dans l’ancienne
Allemagne de l’Est et firent leurs premières expériences politiques lors
de l’effondrement de la République démocratique allemande (RDA) dans la
« Gauche unie ». Celle-ci collaborait alors étroitement avec le
« Secrétariat unifié » pabliste dirigé à l’époque par Ernest
Mandel.
Dans les années 1990, Andrej H. et Matthias B
furent d’abord actifs chez les autonomes et dans le milieu des squatters
de Berlin Est qui protestaient contre la privatisation de logements publics,
les hausses de loyer et l’éviction de la population qui y avait vécu
jusque-là. Ils écrivaient des articles pour le journal junge Welt et
pour le Telegraph, un journal fondé du temps de l’ancienne RDA
sous le nom de Umweltblätter et qui, après 1990, critiqua surtout la
réunification et l’accaparement de la fortune sociale de la population est-allemande
par l’élite de l’Allemagne de l’Ouest. Par la suite, les deux
hommes allaient prendre de plus en plus leurs distances vis-à-vis du milieu
anarchiste.
Le professeur qui supervisa le doctorat
d’Andrej.H., Hartmut Häußermann, qui enseigne à l’université de
Humboldt, dit à l’édition en ligne de l’hebdomadaire Die Zeit,
qu’Andrej.H « s’était toujours considéré comme faisant partie
des milieux de gauche, ce qui n’est pas un crime ». Selon toute
apparence, le BKA voit cela d’un tout autre oeil.
Le Paragraphe 129a a, depuis son introduction
controversée en 1976, moins servi à combattre la criminalité et le terrorisme
qu’à surveiller, criminaliser et persécuter les mouvements et les groupes
d’opposition. Mais cette récente affaire va bien plus loin.
L’action entreprise contre Andrej H. et
Matthias B. se distingue d’autres procès, dans la mesure où on ne leur
reproche pas de promouvoir et de soutenir directement le « Militante Gruppe »,
mais d’utiliser un vocabulaire scientifique d’usage courant. Sur la
base d’une telle argumentation on peut rendre suspecte de terrorisme
pratiquement toute activité scientifique et journalistique révélant des faits
déplaisants.
Hartmut Häußermann déclara à Die Zeit:
« Quand on invente un rapport direct entre la critique scientifique de la démocratie
et des activités illégales, comme on le fit dans le cas d’Andrej H. et
quand on nous assène l’accusation que notre critique constitue la base de
l’activité terroriste d’autres gens, alors on nous met complètement
hors-la-loi. On n’a plus alors le droit de publier quoi que ce
soit. »
Le World Socialist Web Site a déjà connu
une expérience semblable lorsque, à l’automne de 2003, le Verfassungsschutz
(service de renseignement interne allemand) l’a accusé de préparer le
terrain à des activités terroristes, par le seul fait qu’on avait trouvé
un article du WSWS après une attaque contre le bâtiment des services
d’immigration de Francfort-sur-l’Oder. L’article condamnait
la politique anti-immigration de la coalition des sociaux-démocrates et des
Verts de l’époque.
De telles suspicions abstruses et sans
fondement servent à intimider les opinions critiques et à les dénoncer comme de
l’incitation intellectuelle à commettre des actes criminels.
Protestations internationales
La persécution d’Andrej H. a déclenché
des protestations dans le monde entier. Presque chaque jour des lettres furent
envoyées au procureur de la République, Monika Harms.
Hartmut Häußermann a lancé une pétition qui a
déjà été signée par plus de 2 300 scientifiques et étudiants dans toute
l’Allemagne. Cette pétition demande au procureur de la République de
renoncer à la fausse accusation selon laquelle les travaux scientifiques d’Andrej.
H. « constituent une complicité intellectuelle à une organisation
terroriste ».
La pétition souligne qu’une telle
argumentation représente « une menace fondamentale pour la liberté de
recherche et d’enseignement ». « L’argumentation du
procureur de la République représente une menace directe contre tous ceux qui
pratiquent une science, un journalisme ou un art critiques et qui présentent sous
leur nom ce travail au public. La recherche critique, même si elle est associée
à un engagement social et politique, ne peut pas être déclarée activité
terroriste ».
L’Association américaine de sociologie (American
Sociological Association, ASA), qui ne s’exprime que rarement dans
les débats sociaux et politiques d’actualité, a elle aussi rédigé une
pétition lors de sa conférence annuelle. On y lit : « Nous nous
opposons avec véhémence à l’accusation inouïe selon laquelle il faudrait
considérer l’activité scientifique d’Andrej H. et son engagement
politique comme de la complicité dans une soi-disant "organisation
terroriste". »
Parmi les signataires on trouve entre autres
les sociologues de réputation internationale Richard Sennett, Saskia Sassen,
Mike Davis, Craig Calhoun, Peter Marcuse et la présidente de l’ASA, Frances
Fox Piven.
Richard Sennett et Saskia Sassen ont publié un
commentaire dans le quotidien anglais Guardian où l’action des
autorités allemandes est comparée à ce qui a lieu à Guantánamo, la prison
militaire américaine où des prisonniers sont brutalisés depuis des années sans
qu’on les accuse de quoi que ce soit. La législation d’Etats jadis
libéraux, écrivent-ils, a créé un état d’urgence permanent. « Comme
à Guantánamo, la persécution semble avoir remplacé les poursuites
judiciaires. »
Par l’intermédiaire de son avocat,
Wolfgang Kaleck, le politologue Matthias B. et deux autres accusés qui se
trouvent encore en liberté ont fait une déclaration dans laquelle ils accusent
le BKA et le Verfassungsschutz de les avoir espionné sans qu’ils en aient
eu connaissance et « d’avoir fouillé dans leur vie privée jusque
dans les domaines les plus intimes ».
La déclaration se poursuit ainsi :
« Aussi absurde que cela paraisse, les suites sont désastreuses pour notre
vie quotidienne: depuis un an, nos téléphones sont sur écoute, tous nos
courriels sont surveillés, notre utilisation de l’internet répertoriée,
on surveille nos appartements, on enregistre nos mouvements grâce aux données
de nos portables. Il est possible qu’on nous ait aussi envoyé des
espions. »
Les actions entreprises contre Andrej H. et
les autres prétendus membres de MG ont un lien étroit avec les razzias massives
effectuées en mai et juin de cette année, avant le sommet du G8 à Heiligendamm.
A l’époque, d’importantes forces de police avaient perquisitionné dans
des dizaines d’appartements dans toute l’Allemagne. On enregistra
en outre tous les portables se trouvant à proximité des réunions de préparation
des opposants du sommet. Andrej H. avait lui aussi participé aux protestations
contre le sommet du G8, ce qui lui est également reproché.
Déjà à l’époque du sommet il n’y
avait pas d’indication concrète que des attentats soient préparés, comme avait
dû l’admettre le ministre de l’Intérieur Wolfgang Schäuble (Union
chrétienne-démocrate d’Allemagne, CDU). Néanmoins, on avait répété au
public qu’un danger terroriste aigu émanait de groupes politiques actifs
en Allemagne même.
Schäuble se servit de l’hystérie
sécuritaire déclenchée à l’occasion du sommet du G8 afin de proposer une
nouvelle extension des prérogatives de la police et des services secrets. Cela
comporte aussi une extension du Paragraphe 129a qui doit, comme le rapporta le
quotidien Die Welt, inclure de nouveaux délits. L’appareil
juridique antiterroriste doit aussi à l’avenir être utilisé contre des actes
commis par des individus agissant seuls.
Häußermann dit à ce propos dans une interview
donnée à l’hebdomadaire Die Zeit: « En ce moment certains
politiciens créent le scénario d’une menace permanente afin de justifier
une surveillance permanente… La pensée et l’analyse critiques
seront alors abolies parce que chaque pensée sera collectée et documentée et
que ceux qui la défendent peuvent se retrouver en régime d’isolement. »