La commission de consultation sur les «
accommodements raisonnables », qui tient des audiences publiques cet automne à
travers le Québec, alimente un débat aux relents xénophobes basé sur des
craintes fabriquées et politiquement manipulées que des intégristes religieux
venus de l’immigration, en particulier de pays musulmans, seraient en
train d’imposer leurs vues à la société québécoise.
La commission, co-présidée par
l’historien nationaliste Gérard Bouchard et le philosophe libéral Charles
Taylor, a été mise sur pied en février dernier par le gouvernement libéral du
Québec à la veille des élections provinciales. Les mois précédents avaient été
dominés par des reportages sensationalistes qui partaient de cas isolés pour
laisser entendre que les minorités religieuses multipliaient des demandes
d’accommodement « déraisonnables ». Mario Dumont, le populiste de droite
à la tête de l’Action démocratique du Québec (ADQ), s’était vite
emparé de la question pour se poser en défenseur des Québécois « de souche ».
Devant la montée de l’ADQ dans les
sondages, le gouvernement libéral de Jean Charest a voulu retirer la question
des accommodements de la campagne électorale en la référant à une commission de
consultation. Dumont en a quand même fait son cheval de bataille durant
l’élection. Par exemple, lorsque la petite municipalité
d’Hérouxville a adopté un « code de conduite »du nouvel arrivant qui
interdit la lapidation et l’excision, Dumont a accueilli ce geste
d’hystérie anti-musulmane comme « un cri du coeur ».
Exploitant et détournant sur des voies
réactionnaires l’aliénation populaire envers l’establishment, le
chef de l’ADQ a donné le ton à la campagne électorale et réussi à faire
de son parti jusqu’ici marginal l’opposition officielle au
Parlement de Québec.
Le Parti québécois (PQ) et le Parti
libéral du Québec (PLQ), les deux partis traditionnels de gouvernement au
Québec, se sont, quant à eux, adaptés aux appels anti-immigrants de l’ADQ
— le premier en exigeant en pleine campagne que la loi électorale soit
changée pour interdire aux femmes voilées de voter, le second en mettant sur
pied la commission Bouchard-Taylor.
La formation d’une telle commission
prolonge et cautionne un débat fondé sur une déformation des faits, et ne peut
qu’attiser le sentiment d’intolérance envers les minorités
ethniques que cherche à promouvoir la classe dirigeante.
Le décret qui l’a établie affirme
sur le ton de l’évidence que « certaines pratiques d’accommodement
reliées aux différences culturelles pourraient remettre en causse le juste
équilibre entre les droits de la majorité et les droits des minorité ». Ce
cliché est repris par la commission dans un document devant servir de guide
lors des audiences publiques où l’on peut lire que « des événements
récents »montrent que « les pratiques d’accommodement ... ont débordé le
cadre individuel pour revêtir désormais une dimension collective ».
Un examen attentif des plus médiatisés de
ces « événements récents »ne révèle pourtant que des demandes mineures qui ne
sortent pas du cadre des relations de bon voisinage entre communautés
culturelles différentes.
Il y a cette communauté juive hassidique
qui a offert de faire poser des vitres à lumière diffuse sur les fenêtres
d’un centre sportif donnant sur la ruelle de sa synagogue. Le YMCA de
l’avenue du Parc à Montréal a répondu favorablement à cette offre après
que des abonnées se soient plaintes d’être visibles de l’extérieur
et de la vue déplaisante qu’offrait la ruelle délabrée. Ce fait divers a
fait la une des grands journaux de la province comme un supposé exemple
d’accommodement qui, en se « pliant »au code vestimentaire vieux jeu
d’une minorité religieuse, remettait en cause pas moins que «
l’égalité des hommes et des femmes ».
La presse patronale a aussi fait grand
cas de musulmans mécontents qu’une femme médecin ne soit pas disponible
pour procéder à l’accouchement de leur épouse. Selon une obstétricienne à
l’hôpital St. Mary, toutefois, le problème était que « les gens avaient
des attentes »que ce serait toujours possible d’en trouver. L’an
dernier, l’hôpital a révisé sa politique et avise maintenant les couples
dès la première visite qu’il ne peut garantir la présence de personnel
exclusivement féminin. Il n’en a pas fallu plus pour atténuer
considérablement les frictions.
Une autre « cause célèbre »a été la
visite effectuée à une cabane à sucre de la Montérégie par un groupe de 260
musulmans qui, après le diner, ont demandé au propriétaire un espace privé pour
la prière. La salle de danse, alors occupée par une famille, leur a été offerte
et la musique arrêtée une dizaine de minutes. Ce fait banal, qui se produit
régulièrement lorque des prêtres catholiques viennent bénir des repas
familiaux, a été transformé par les médias en « expulsion »de Québécois pour
cause de prière musulmane. Le propriétaire, Roch Gladu, a reçu des centaines
d’appels haineux pour avoir autorisé des musulmans à prier dans une
cabane à sucre du Québec.
Gérard Bouchard, co-président de la
commission et frère de l’ancien premier ministre péquiste de droite
Lucien Bouchard, a levé quelque peu le voile sur les origines d’un tel
déferlement de chauvinisme lorsqu’il s’est interrogé sur ce que
devenait la tradition canadienne-française, pour reprendre son expression.
« C’est comme si les Québécois
d’origine canadienne-française avaient l’impression que leur
culture connaît une sorte de vide », a expliqué l’historien
nationaliste-québécois. « Il y a ce qu’on pourrait appeler un problème
identitaire très sérieux parmi les Québécois d’origine
canadienne-française. »
Le document de consultation de la
commission Bouchard-Taylor reconnaît qu’« un grand nombre de Québécois
vivent une période d’incertitude et d’interrogation », causée
notamment par « l’insécurité économique croissante liée à la
mondialisation de l’économie (dont la délocalisation des entreprises) ».
La commission se donne pour mission de
reforger une identité nationale qui permettrait à l’élite dirigeante
québécoise de rallier derrière elle « sa »classe ouvrière dans la féroce
compétition qui se joue à l’échelle internationale pour les marchés et
les ressources. Les travailleurs québécois se verraient appelés à sacrifier
encore plus leurs emplois, leurs salaires et leurs programmes sociaux au nom de
l’intérêt « national », c’est-à-dire les profits d’une
poignée de multi-millionnaires.
Mais qu’est-ce qui peut constituer
ce « ciment idéologique »dont rêve tout haut un Gérard Bouchard ?
Le boum économique de
l’après-deuxième Guerre mondiale, qui a constitué la base objective de la
rapide expansion de l’Etat-providence au Québec durant les années 60,
s’est épuisé depuis longtemps. La politique limitée de réformes sociales
de la classe dirigeante s’est transformée en assaut ouvert sur ce qui reste
des conquêtes passées acquises par les travailleurs au prix de luttes
acharnées.
Incapable d’offrir un niveau de vie
décent à la population laborieuse, et encore moins d’incarner un idéal de
progrès social, la classe dirigeante cherche à détourner les frustrations populaires
causées par l’insécurité économique grandissante dans le cul-de-sac du
chauvinime. Les minorités immigrées deviennent ainsi le bouc-émissaire de la
profonde crise sociale causée par un système de profit en faillite.
L’intolérance exercée à
l’endroit des communautés ethniques s’inscrit dans le prolongement
des mesures linguistiques discriminatoires adoptées à la fin des années 70 par
le PQ, lequel cherche maintenant à battre l’ADQ sur le terrain du
chauvinisme. La nouvelle dirigeante péquiste, Pauline Marois, a déposé un
projet de loi qui enlèverait à tout citoyen ne démontrant pas une connaissance
« appropriée »de la langue française le droit d’être candidat aux
élections municipales, scolaires ou législatives, de présenter des pétitions à
l’Assemblée nationale ou de contribuer financièrement à des partis
politiques.
Les appels anti-immigrants remplissent
dans la société québécoise le même rôle qu’ils jouent sur la scène
internationale — flatter les préjugés des couches les plus arriérées de
la population dans une tentative de développer une base sociale pour les
mesures les plus réactionnaires.
Au premier rang de celles-ci figurent le
démantèlement de pans entiers de l’Etat-providence et un assaut sur les
droits démocratiques au pays, et la conduite de guerres de conquête à
l’étranger. En Afghanistan, par exemple, situé au coeur de l’Asie
centrale riche en pétrole et en gaz naturel, l’élite dirigeante
canadienne et québécoise cherche à s’affirmer dans la lutte mondiale pour
le contrôle des ressources en prenant un rôle militaire de premier plan dans
une opération de type néo-colonial.
Que ce soit en Afghanistan ou au pays,
l’invocation de valeurs pseudo-libérales — la libération des femmes
afghanes dans un cas, la défense de la laïcité et de l’égalité
hommes-femmes dans l’autre — sert de couverture au tournant de
l’élite dirigeante vers un programme de réaction sociale débridée. Tel
est le sens véritable du débat sur les accommodements raisonnables.