Confronté, à la veille de l’élection québécoise du 26
mars, à une nouvelle éruption de xénophobie alimentée par les médias et les
principaux partis politiques, le Directeur général des élections (DGE), Marcel
Blanchet, a cédé à la demande que les femmes musulmanes soient privées du droit
de vote si elles se présentent à l’urne le visage voilé.
Cette décision est le reflet et le point culminant d’une
campagne électorale dominée par un virage marqué de l’élite dirigeante
québécoise vers la droite et la réaction sociale ouverte. C’est aussi un
avertissement que le prochain gouvernement du Québec, quel qu’il soit, va
profiter du coup de barre à droite dans la vie publique pour intensifier l’assaut
sur les conditions sociales et les droits démocratiques des travailleurs.
En publiant le 23 mars un article provocateur sous le titre
« Voter masqué, c’est légal », le Journal de Montréal,
filiale du géant canadien de l’imprimerie et de la câblodistribution, Quebecor,
faisait le pari que sa diatribe anti-islamique serait bien reçue dans
l’arène politique.
Et de fait, la position initiale et légalement sans failles
du DGE – que la loi électorale prévoit expressément, dans le but de
favoriser l’expression démocratique de la volonté populaire, différents
mécanismes autres que la seule photo pour identifier un électeur le jour du
scrutin et qu’une musulmane pouvait par conséquent garder son voile au
moment de voter – a été vivement critiquée par les principaux chefs de
parti.
« Le directeur général devrait s’assurer
qu’on identifie correctement tout le monde », a déclaré le premier
ministre libéral sortant Jean Charest. Quant à l’autre parti traditionnel
de la grande entreprise, le Parti québécois, son chef André Boisclair est
encore allé plus loin et a complètement déformé le sens de la loi électorale en
affirmant que « ces femmes [musulmanes portant le voile] doivent
s’identifier avec une carte d’identité et … avoir une photo
sur leur carte ».
Sous la pression des partis établis et d’animateurs
radiophoniques qui incitaient leurs auditeurs à aller voter affublés de masques
de toutes sortes, et après avoir reçu « une multitude de courriels » jugés
« agressifs », le bureau du Directeur général des élections a invoqué
un article de la loi électorale l’autorisant à y apporter des changements
de dernière minute pour forcer tout électeur à « avoir le visage découvert
pour pouvoir exercer son droit de vote ». Le DGE a admis qu’il
aurait « préféré ne pas le faire », mais que toute cette « effervescence
me fait craindre de possibles débordements ».
La porte-parole du Conseil canadien des relations
islamo-américaines, Sarah Elgazzar, a déploré la volte-face du DGE, disant
craindre que les femmes musulmanes portant le voile (elles sont une cinquantaine
à travers le Québec) ne se présentent pas aux bureaux de vote de peur d’être
victimes de moqueries – sans parler d’agressions verbales ou physiques.
La signification de cet épisode n’est pas limitée au fait
que les droits démocratiques d’une couche de la population ont été lésés.
Ses profondes implications sont mises à nu par la séquence même des
événements : des éléments sociaux arriérés profèrent des menaces de
violence et exigent que la loi soit immédiatement réécrite pour restreindre le
droit de vote ; les personnalités politiques les plus en vue de la
province en rajoutent ; et l’organisme d’État chargé de faire
respecter la loi électorale plie l’échine.
La seule conclusion à en tirer c’est qu’il
n’existe, au sein de l’establishment politique, aucune force qui
soit véritablement attachée au maintien des normes démocratiques
traditionnelles.
Ce n’est pas un hasard si l’élection 2007 au
Québec se termine sur une telle note. Le fait marquant de cette campagne
électorale a été la montée du parti populiste de droite que constitue l’Action
démocratique du Québec (ADQ).
Son chef Mario Dumont cherche depuis des mois à attiser les
préjugés anti-immigrants et xénophobes en dénonçant le principe légal connu
sous le nom d’ « accommodement raisonnable », qui a été
établi pour combattre la discrimination basée sur un handicap physique ou une
quelconque différence de sexe, de religion, de race ou de culture.
Selon ce principe, un employeur ou organisme public est
tenu de prendre les mesures raisonnables, c’est-à-dire sans encourir de
coût excessif ou causer préjudice à autrui, pour favoriser l’intégration
sociale d’un individu ou d’un groupe d’individus en
respectant la différence, que ce soit dans le milieu de travail ou
l’accès aux services publics.
Une virulente campagne publique a été lancée ces derniers
mois dans les médias de masse pour dénoncer les supposés
« dérapages » dans l’application de ce principe, qui mettraient
en péril la « culture québécoise » et relèveraient, selon Dumont,
d’un « à-plat-ventrisme » de la majorité.
Cette campagne repose sur l’amalgame le plus
grossier. Des faits divers sans aucun lien avec l’accommodement
raisonnable, tel que le givrage pudique des vitres d’un gymnase à la
demande d’une synagogue hassidique, sont mêlés à des demandes légitimes,
comme le droit des camionneurs sikhs travaillant au Port de Montréal de porter
le turban au lieu d’un casque de sécurité dans la mesure où le risque est
minime pour eux et nul pour autrui.
Des cas isolés, comme le traitement préférentiel accordé
par une clinique à un juif pressé par le sabbat ou l’exigence d’un
mari musulman que sa femme soit examinée exclusivement par des médecins de sexe
féminin, sont montés en épingle. Le but visé est de créer l’impression
d’une société québécoise assiégée par de « nouveaux arrivants »
porteurs d’un obscurantisme religieux. Des communautés entières de
citoyens, surtout en provenance du Moyen-Orient, sont ainsi stigmatisées.
Le chauvinisme qui est en train d’être cultivé à
l’endroit des communautés d’immigrants, et en particulier des
musulmans, remplit dans la société québécoise le même rôle qu’il joue sur
la scène internationale – flatter les préjugés des couches les plus
arriérées de la population dans une tentative de développer une base sociale
pour les mesures les plus réactionnaires.
Washington, par exemple, présente sa guerre de pillage pour
s’emparer du pétrole irakien comme une croisade contre l’intégrisme
islamique. En France, la classe dirigeante condamne des milliers de jeunes
Français d’origine maghrébine ou africaine à vivre dans des banlieues de
pauvreté et de chômage, et pointe ensuite du doigt les jeunes filles musulmanes
qui portent le foulard islamique en leur interdisant l’accès à
l’école publique sous le prétexte fallacieux de la laïcité. Au Canada, le
gouvernement fédéral conservateur, qui a intensifié l’opération
néo-coloniale des forces armées canadiennes en Afghanistan afin de faire valoir
les intérêts géostratégiques de la classe dirigeante, présente ce tournant vers
le militarisme débridé comme étant une réponse à la « terreur des
talibans » et une lutte pour la libération des femmes afghanes.
Les sorties répétées d’un Mario Dumont contre les
accommodements « irraisonnables », qui ont joué un si grand rôle dans
l’élection 2007 au Québec, visent de la même manière à canaliser sur la
voie de la réaction les craintes et anxiétés devant une crise socio-économique
grandissante et des partis politiques sourds aux aspirations populaires.
Dans un contexte où les partis traditionnels de
gouvernement que sont les libéraux de Charest et les péquistes d’André
Boisclair sont de moins en moins capables d’obtenir le soutien de la
population pour leur programme commun de démantèlement des programmes sociaux
et de baisses d’impôt pour les riches, le populisme de droite pratiqué
par Dumont est vu par l’élite dirigeante québécoise comme un outil important
pour pousser le débat public encore plus à droite.
D’où le traitement très favorable dont a bénéficié Dumont
dans les médias. Certains ont ouvertement relayé ses propos xénophobes. D’autres,
plus proches de l’establishment traditionnel, ont parfois critiqué les
« dérives » de son discours anti-immigrants, tout en accueillant ses idées
comme étant un nouvel air frais dans le débat public. Tous ont minimisé la
nature radicale de son programme néo-libéral.
Ce sont les propositions de l’ADQ pour un contrôle
plus serré des dépenses sociales et la privatisation pleine et entière du réseau
public de la santé qui ont alimenté le débat électoral en matière de politique
économique et sociale. Charest et Boisclair ont répondu tout au long de la
campagne en proposant des mesures abondant dans le même sens : réduire
davantage l’impôt sur l’entreprise et la richesse; comprimer encore
plus les dépenses sociales; et poursuivre sur la voie d’un système de
santé axé sur le profit.
Si l’élite dirigeante ne considère pas l’ADQ à
ce point-ci comme une force politique éprouvée et prête à assumer les rênes du
pouvoir, la formation politique de Dumont a toutefois joué un rôle clé pour
légitimer un programme de réaction sociale que les partis établis de la grande
entreprise partagent en large mesure mais ont beaucoup de difficulté à imposer,
face à la forte opposition populaire suscitée par leurs mesures passées.
Comme on peut le lire dans un éditorial de La Presse,
le principal quotidien de l’élite dirigeante québécoise : « En
autant qu’elle ne mène pas au gouvernement à court terme, la renaissance
de l’ADQ est bienvenue. Cette formation représente un courant profond,
nationaliste et conservateur… Ce courant-là, alimenté par une colère
populaire manifeste et souvent justifiée, doit avoir une place à la mesure de
sa force réelle. »
Une autre fonction utile de l’ADQ du point de vue de
l’establishment, c’est de servir d’épouvantail politique aux
partis traditionnels dans leurs efforts désespérés pour convaincre les
travailleurs et gens de la classe moyenne à continuer de voter pour eux sous le
prétexte qu’ils représentent un « moindre mal » que Dumont.
Quoi qu’il en soit, le ras-le-bol populaire envers
tout le système politique existant est tel que le résultat de l’élection demeure
incertain à un jour du scrutin. Le scénario rêvé par les sections les plus puissantes
de la classe dirigeante – un gouvernement libéral majoritaire et une
forte présence de l’ADQ à l’assemblée nationale pour maintenir la
pression sur Charest à sa droite – est loin d’être garanti.
Un sérieux avertissement doit être lancé aux travailleurs
et à tous ceux qui sont concernés par la défense des droits démocratiques. Les
idées populistes de droite encouragées tout au long de l’élection par
Mario Dumont, auxquelles se sont adaptés Boisclair et Charest à mesure que la
campagne avançait, font apparaître à l’avant-scène de la vie politique
les éléments sociaux les plus arriérés.
La responsabilité de cette dangereuse évolution politique
retombe entièrement sur les épaules de la direction traditionnelle des
travailleurs – la bureaucratie syndicale et les groupes de pression de la
classe moyenne accrochés à ses jupons. Défenseurs du système capitaliste sur
lequel reposent leurs propres privilèges, les bureaucrates syndicaux ont
historiquement subordonné la classe ouvrière au parti de la grande entreprise
que constitue le Parti québécois.
Les tentatives répétées des travailleurs au cours de la
dernière période pour faire face à l’assaut patronal sur les salaires,
les conditions de travail et les services publics, ont été systématiquement
torpillées par les chefs syndicaux au nom de la « paix sociale ». Le
gouvernement Charest lui-même, dont la tentative de réduire en lambeaux le
filet de sécurité sociale du Québec a provoqué des manifestations
anti-gouvernementales de masse en décembre 2003 et au printemps 2005, ne doit
sa survie qu’à l’intervention des centrales syndicales pour mettre
fin au mouvement d’opposition populaire.
C’est la perspective nationaliste et pro-capitaliste
de la bureaucratie syndicale qui a mené la classe ouvrière dans un cul-de-sac.
Le danger est d’autant plus grand que la capitulation des partis traditionnels
et de l’État capitaliste devant une campagne de droite visant à empêcher
les femmes musulmanes portant le voile de voter le 26 mars a démontré l’indifférence
de tout l’establishment officiel pour les droits démocratiques et laisse
présager la nature profondément réactionnaire du gouvernement qui va surgir de
l’élection 2007, peu importe sa composition.