Les élections présidentielles françaises, dont
le second tour décisif aura lieu dimanche, sont dominées par une campagne
délibérée cherchant à bloquer toute expression des intérêts politiques indépendants
et de lutte indépendante de la classe ouvrière.
De là l’affirmation constante que le choix
entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy représente un choix entre deux modèles
politiques diamétralement opposés. L’on fait régner une surenchère
hystérique comme si la France était sous la menace immédiate d’une prise
de pouvoir fasciste au cas où Sarkozy ferait son entrée à l’Elysée. Cette
hystérie a pour but d’écarter toute réflexion critique sur les raisons
qui ont mené à la situation actuelle et sur les conséquences d’une
victoire de Royal.
En réalité, la population laborieuse se retrouve
sans choix dans cette élection. Cela marque le résultat final du déclin qui
dure depuis des décennies du mouvement ouvrier officiel. Les différences entre
Royal et Sarkozy sont d’ordre tactique et ne sont pas des différences
fondamentales. Indépendamment de qui sortira vainqueur dimanche soir, les
élections annoncent un virage à droite brutal et de violents conflits dans un
avenir proche. La classe ouvrière ne peut se préparer à de telles
confrontations qu’en développant sa propre politique socialiste
indépendante.
Que
préconise Royal ?
Royal et Sarkozy sont en accord avec les patrons
des grandes entreprises sur la question de la nécessité pour la France d’un
changement fondamental de trajectoire politique. Ils ne sont pas en désaccord
quant à la nécessité d’un tel changement, mais seulement sur la méthode
la plus appropriée pour l’introduire. Comme le remarquait judicieusement
le magazine allemand Der Spiegel, « Certes, leurs programmes
présentent des recettes différentes, mais tous deux sont d’accord sur
l’analyse fondamentale : à savoir qu’en 2007 la France est un
pays en crise ».
La croissance économique est inférieure à la
moyenne européenne, le déficit du commerce extérieur français est de 30
milliards d’euros, la dette nationale a plus que doublé au cours de ces
quinze dernières années, le taux des dépenses publiques par rapport au Produit
national brut (PNB) est le deuxième d’Europe avec 54 pour cent, un
citoyen sur douze travaillant dans la fonction publique.
Le patronat exige le dégraissage du budget de
l’Etat, le démantèlement des emplois du service public, la privatisation
des entreprises nationalisées, la baisse des retraites et des prestations
sociales et l’accroissement de la main-d’oeuvre bon marché. Mais, les
efforts répétés pour mettre en place une telle politique, ont rencontré une
résistance farouche au cours de ces douze derniers mois.
Une série de grèves importantes ont paralysé le
pays durant des semaines. Alain Juppé, le chef gaulliste du gouvernement, en
avait fait l’expérience en 1995. En 2002, son successeur du Parti
socialiste, Lionel Jospin, qui avait procédé à plus de privatisations que ses
trois prédécesseurs de droite réunis, avait été démoli aux élections
présidentielles en faveur du candidat de l’extrême droite, Jean-Marie Le
Pen. Trois ans plus tard, la population française rejetait la Constitution
européenne ce qui représentait une rebuffade retentissante contre
l’ensemble de l’establishment politique. Un an plus tard,
les étudiants et les jeunes travailleurs descendaient en masse dans la rue pour
protester des semaines durant et exiger le retrait du Contrat première embauche
(CPE) tellement détesté.
Sarkozy et Royal sont d’accord pour
reconnaître que la situation est intenable et qu’il faut la changer.
Sarkozy est déterminé à recourir à des méthodes d’intimidation et de
confrontation. Il a attisé les craintes xénophobes et exploité la question de
la criminalité pour se poser en homme fort capable d’adopter une attitude
dure. Royal juge une telle stratégie trop risquée. Elle promet d’atteindre
les mêmes résultats que Sarkozy sans le risque des confrontations. Elle met en
avant une France de « l’harmonie » basée sur la coopération
avec les « partenaires sociaux », c'est-à-dire les syndicats et les
associations patronales. Elle suit la voie politique de politiciens tels Tony
Blair, Gerhard Schröder et Romano Prodi qui se sont tous révélés être des
« réformateurs » bien plus efficaces que bon nombre de leurs
collègues conservateurs.
Derrière la rhétorique sociale de Royal se cache
la vision d’une France autoritaire. Elle appelle ainsi à enfermer les
jeunes délinquants ou à les confier à l’armée pour les éduquer. Ses rares
promesses sociales, augmentation du salaire minimum interprofessionnel de
croissance (smic), davantage de moyens pour l’éducation et plus
d’emplois pour les jeunes, ne servent que d’appât pour gagner des
voix. Elle abandonnera ces promesses aussi rapidement que l’avait fait
son mentor et modèle, François Mitterrand, après les élections présidentielles
de 1981 quand les marchés financiers internationaux lui demandèrent de jeter par-dessus
bord le réformisme en faveur de l’austérité.
Royal a entrepris un virage à droite encore plus
prononcé après le premier tour des élections, il y a dix jours de cela. Elle
est déterminée à former une alliance avec l’Union pour la démocratie
française (UDF), parti bourgeois de droite, en avançant l’éventualité
d’une nomination du dirigeant de l’UDF, François Bayrou, comme
premier ministre dans un gouvernement qu’elle dirigerait. Elle a annoncé
qu’en tant que présidente, elle se tiendrait au-dessus des classes
sociales et ne serait liée à aucun parti. Cela représente une menace évidente envers
quiconque oserait sortir des rangs pour déranger « l’harmonie »
sociale.
Pourquoi
Le Pen appelle à l’abstention
Les militants petits-bourgeois de la soi-disant
extrême gauche sont ceux qui s’agitent le plus à appeler à voter pour Royal.
A peine les bureaux de vote avaient-ils fermé le
22 avril, qu’Olivier Besancenot de la Ligue communiste révolutionnaire
(LCR), Arlette Laguiller de Lutte ouvrière (LO), José Bové (altermondialiste),
Marie-Georgre Buffet du Parti communiste (PCF) et Dominique Voynet des Verts réagissaient
à l’unisson pour appeler à voter pour Royal au second tour. Aucun
d’entre eux n’a posé de conditions ni même soulevé la moindre
question avant d’apporter leur soutien à Royal. Leurs scores cumulés ont
atteint plus de 10 pour cent de l’électorat, Besancenot à lui seul a remporté
1,5 million de voix, et malgré cela ils soutiennent inconditionnellement Royal.
Leur mot d’ordre, « tout sauf
Sarkozy » vise à intimider tous ceux qui ne sont pas disposés à suivre
Royal et qui sont en quête d’une orientation politique indépendante. Le
Vert, Noël Mamère, a été on ne peut plus clair lorsqu’il a justifié sa
participation à un meeting électoral de Royal en disant, « Il y a le feu à
la maison face à la coalition Sarko-Le Pen. On ne se pose donc pas de
questions. »
En réalité, il n’y a absolument aucun
fondement à l’argument selon lequel une victoire de Royal servirait à miner
l’influence de Le Pen et le dirigeant du Front national en est tout à
fait conscient. Il appelle à une abstention massive au second tour ce qui,
compte tenu du lien étroit de ses électeurs au camp de Sarkozy, ne peut
signaler qu’un soutien indirect pour Royal.
Quiconque a une certaine connaissance de l’histoire
de la France sait que le développement du Front national est la conséquence
directe de la démoralisation et du désillusionnement largement répandus créés
par la politique droitière des partis socialiste et communiste. Un certain nombre
d’actuels bastions du Front national se trouvent sur d’anciennes
terres du Parti communiste.
Ce sont la politique réactionnaire de Mitterrand
et de Jospin, ainsi que le soutien servile du Parti communiste stalinien, qui
ont permis à Le Pen d’exploiter les tensions sociales pour avancer son
propre programme réactionnaire. C’est un fait que l’agitation
chauvine contre les immigrants, qui est au coeur de la politique du Front
national, fut, en premier, initiée par les staliniens. En 1981, Robert Hue, qui
devait devenir plus tard le secrétaire général du PCF, avait conduit une bande
de racistes à manifester devant le domicile d’une famille
d’immigrants marocains à Montigny-les-Cormeilles.
C’est durant la présidence de François
Mitterrand que le score de Le Pen avait rapidement atteint les 15 pour cent. En
2002, la politique anti-ouvrière appliquée par le gouvernement de Lionel
Jospin, avait permis à Le Pen de remporter le plus grand succès de sa carrière
politique en accédant au second tour des élections présidentielles. Si jamais
Royal devenait présidente, le Front national retrouverait une nouvelle jeunesse.
Le parti se nourrit et exploite la démoralisation qui découle immanquablement
des trahisons du Parti socialiste.
Quiconque comprend l’algèbre politique sera
en mesure de comprendre que seuls les réformistes apeurés de la LCR et de LO, avec
leurs petits calculs mesquins pour gagner en influence dans un gouvernement
socialiste, espèrent que Royal va éviter le pire et restent accrochés à ses
basques.
Qu'est-ce
qui a renforcé Sarkozy ?
Sarkozy est également le produit de cette politique
désastreuse consistant à voter pour le moindre mal, ce qui entraîne immanquablement
un mal encore plus grand. Cet arriviste pompeux, ambitieux à l’excès et carriériste
souvent inepte, tire sa force de l’absence de toute politique
indépendante de la classe ouvrière. Une offensive politique menée avec
assurance le réduirait rapidement à sa juste valeur.
Il y a cinq ans, les militants petits-bourgeois « d’extrême-gauche »
avaient réagi à la défaite de Lionel Jospin en appelant à voter pour Jacques
Chirac afin, affirmaient-ils, de barrer la route à Le Pen. De ce fait, ils jouèrent
un rôle majeur dans la victoire triomphale de Chirac, un gaulliste totalement
discrédité qui n’avait même pas remporté, au premier tour, le cinquième
des voix de l’électorat. Chirac n’avait alors pas perdu une minute et
avait unifié la droite éclatée en créant l’Union pour la majorité
présidentielle (UMP, devenue aujourd’hui Union pour un mouvement
populaire) et qui sert à présent de tremplin aux ambitions présidentielles de monsieur
Sarkozy.
A présent, Besancenot et Laguiller déclarent que
la classe ouvrière française doit voter Royal pour faire barrage à Sarkozy, tout
en affirmant pouvoir mobiliser ensuite contre elle dans la rue. Ceci est
toutefois un mensonge. S’il est aujourd’hui nécessaire de soutenir
Royal contre Sarkozy, alors ce sera mille fois plus nécessaire demain lorsque
la droite la menacera d’attaques virulentes pour la renverser. Ayant
soutenu Royal dans les urnes, toute mobilisation contre elle de leur part, ne
représenterait qu’un geste protestataire purement symbolique.
L’Italie fournit la preuve suffisante
d’une telle réalité politique. Là-bas, un parti qui a longtemps servi de
modèle aux militants petits-bourgeois « d’extrême-gauche »
français, en l’occurrence Refondation communiste (Rifondazione Comunista)
a soutenu des années durant des gouvernements bourgeois au motif de faire
barrage aux forces de droite rassemblées autour de Silvio Berlusconi et de
Gianfranco Fini. Aujourd’hui, Refondation communiste siège dans le
gouvernement italien, soutenant tacitement ou ouvertement la diminution des
acquis sociaux et les missions internationales de l’armée italienne et
attaque tous ceux qui s’opposent à cette politique, le tout au nom de la
« lutte contre la droite. »
La politique de Rifondazione a politiquement
désarmé et démoralisé la classe ouvrière. Elle a créé les conditions par lesquelles
Silvio Berlusconi — un homme qui par deux fois déjà a été chassé du
gouvernement et qui a déjà un pied en prison — a maintenant de grandes chances
de revenir une troisième fois au pouvoir. Dans le même temps, le néo-fasciste,
Gianfranco Fini, passe pour être la personnalité pleine d’avenir de la
politique italienne.
Opportunisme
et leçons de l’histoire
Il existe un dicton français qui dit :
« Plus ça change et plus c’est la même chose. » Les arguments
avancés maintenant par les militants petits-bourgeois « d’extrême-gauche »
pour rassembler toutes les énergies autour de Royal n’ont rien
d’original.
En 1899, sous couvert de défendre la République
contre la droite et les adversaires antisémites de Dreyfus, Alexandre Millerand
était devenu le premier socialiste à entrer dans le gouvernement français. A
cette époque, le cas de Millerand attira l’attention dans le monde entier.
Dans un sens il s’agissait là du péché originel de l’opportunisme.
Pour la première fois dans l’histoire, un socialiste rejoignait un
gouvernement représentant la classe capitaliste au pouvoir.
Rosa Luxembourg, la révolutionnaire marxiste, décrivit
avec clarté les conséquences d’une telle démarche dans son article
intitulé « La crise socialiste en France ». Elle écrivit :
« La République est en danger ! C’est pourquoi il était
nécessaire qu’un socialiste devienne le ministre bourgeois du Commerce.
La République est en danger ! C’est pourquoi le socialiste devait
rester ministre même après le massacre des ouvriers en grève sur l’île de
la Martinique et à Châlons. La République est en danger ! En conséquence,
l’enquête sur les massacres devait être arrêtée, l’investigation
parlementaire sur les horreurs perpétrées dans les colonies abandonnées et la
loi d’amnistie acceptée. Tous les agissements du gouvernement, toutes les
prises de position et tous les votes des socialistes se justifient par l’inquiétude
de voir la République menacée et pour sa défense. »
Ces mots, écrits il y a plus de cent ans,
n’ont rien perdu de leur justesse. L’opportunisme dont a fait
preuve Millerand a abouti au soutien par la social-démocratie internationale de
la Première Guerre mondiale. Millerand qui, entretemps avait rompu avec les
socialistes, était devenu ministre de la Guerre au moment où la guerre
éclatait.
Le Parti communiste français emprunta une voie
identique en plein milieu de la crise sociale et politique des années 1930. Il forgea
une alliance de Front populaire avec les sociaux-démocrates et les radicaux bourgeois
avec pour justification que cela constituait une alliance avec les classes
moyennes contre le fascisme.
Léon Trotsky avait, à l’époque, mis en
garde que « Ces hommes ne voient que des ombres parlementaires. Ils
ignorent tout de l’évolution réelle des masses et courent après le "Parti
radical" qui est obsolèteet qui entretemps leur tourne le dos... Une
alliance réelle du prolétariat et de la classe moyenne n’est pas une
question de statistiques parlementaires, mais de dynamique révolutionnaire.
Cette alliance doit être créée et forgée au cours de la lutte. Toute la
signification de la situation politique actuelle réside dans le fait que la petite
bourgeoisie désespérée commence à se défaire du joug de la discipline
parlementaire et de la tutelle de la clique "radicale" conservatrice
qui a toujours trahi le peuple et qui l’a à présent définitivement trahie.
S’associer aux radicaux dans cette situation signifie se condamner au mépris
des masses et pousser la petite bourgeoisie dans les bras du fascisme comme le
seul sauveur. »
La mise en garde Trotsky fut rapidement
confirmée. Le gouvernement du Front populaire sous Léon Blum étouffa la grève
générale française de 1936 et isola la révolution espagnole. Ceci marquait la
fin de toute possibilité d’arrêter le processus conduisant à la Seconde Guerre
mondiale et ouvrait ainsi la voie au régime de Vichy du maréchal Pétain.
Il est nécessaire de sortir du cercle vicieux
d’une politique qui, faisant le choix du soi-disant moindre mal, ignore
tout simplement le passé et sacrifie l’avenir. La classe ouvrière doit
tirer les leçons de ces expériences. C’est le seul moyen de se préparer aux
conflits de classes de demain, conflits qui sont absolument inévitables dans une
situation où la polarisation sociale s’accroît rapidement de par le monde
et où les rivalités entre les principales puissances impérialistes s’intensifient.
Le seul moyen pour aller de l’avant consiste à construire un nouveau
parti de la classe ouvrière, indépendant, sur la base d’une perspective
socialiste internationale.