« Si ce rapport est juste, des Canadiens auraient
participé à des crimes de guerre, pas seulement sur une base individuelle mais
aussi politiquement » — Michael Byers, professeur en droit
Des développements survenus la semaine dernière, y compris la
publication d’un rapport du gouvernement fédéral et des révélations de la
presse, ont irréfutablement établi que les affirmations de Stephen Harper et de
son gouvernement conservateur selon lesquelles ils n’étaient pas au
courant que les prisonniers remis aux autorités afghanes par les Forces armées
canadiennes (FAC) étaient torturés, ou même tués, sont complètement fausses.
Mercredi, le Globe and Mail a publié des extraits
d’un document rédigé par des diplomates canadiens à Kaboul qui informait
le gouvernement du fait que des prisonniers sous la garde des autorités afghanes
pouvaient être agressés, torturés et exécutés sommairement.
Le gouvernement a commencé par nier l’existence
d’un tel document, déclarant qu’« il n’existe pas de rapport
sur le respect des droits de l’homme par d’autres pays ». Le Globe
and Mail a par la suite invoqué la Loi sur l’accès à
l’information pour forcer le gouvernement à rendre une copie du rapport
intitulé : Afghanistan 2006 – Bonne gouvernance, développement de la
démocratie et droits humains. Mais le rapport obtenu par le Globe avait été grandement
censuré. Au nom de la « sécurité nationale », de nombreux passages
décrivant la situation déplorable des droits humains en Afghanistan et la
violation des libertés civiles fondamentales par les autorités afghanes avaient
été censurés.
Toutefois, le Globe fut en mesure d’obtenir une
version plus complète du rapport, apparemment en raison d’une fuite. Parmi
les sections qui avaient été censurées, on pouvait lire que « Les
exécutions extrajudiciaires, les disparitions, la torture et
l’incarcération sans procès sont très fréquentes » et que « la
situation générale des droits humains en Afghanistan s’est détériorée en
2006 ».
Malgré tout, le gouvernement, avec l’appui enthousiaste
de la majorité des médias, chante les louanges de l’intervention
canadienne en Afghanistan comme s’il s’agissait d’une mission
pour défendre la démocratie et vante les mérites du gouvernement
« élu » — en réalité porté au pouvoir par les Etats-Unis
— de Hamid Karzaï. Tout récemment, le ministre de la Sécurité publique, Stockwell
Day, a dit du gouvernement afghan : « Nous avons confiance... On
assiste à un développement de la compréhension et de l’évaluation des
droits humains ».
Lundi dernier, le Globe a publié un article détaillé
décrivant la torture et les mauvais traitements exercés contre les personnes
emprisonnées par les autorités afghanes sur la base de leur participation à
l’insurrection talibane à Kandahar, une province du sud de
l’Afghanistan où environ 2500 soldats des FAC sont déployés.
L’article présente des informations de première main, y compris des
photos et des entrevues avec des prisonniers remis au régime Karzaï par les
FAC, démontrant de manière effrayante le traitement routinier et brutal des
prisonniers par les forces de sécurité afghanes.
Même avant ces derniers développements, les affirmations du
gouvernement que rien ne démontrait que l’Etat afghan maltraitait des
prisonniers n’étaient pas, et c’est le moins que l’on puisse
dire, crédibles. Tous, du département d’Etat américain au gouvernement
afghan lui-même, ont admis que la torture et même les exécutions
extrajudiciaires étaient courantes. Mais la signification des deux rapports de
la semaine dernière est de confirmer hors de tout doute que l’armée
canadienne et le gouvernement Harper étaient au courant des atrocités commises
par le régime afghan.
La révélation de ce
que les dirigeants savaient
La facilité avec laquelle le correspondant du Globe, Graeme
Smith, fut en mesure d’obtenir des informations de première main sur les
mauvais traitements exercés dans les prisons de l’Afghanistan est
elle-même révélatrice. Smith a interviewé 30 prisonniers capturés dans la
province de Kandahar qui ont affirmé avoir été « battus, fouettés, privés
de nourriture, soumis à des températures très basses, étranglés et électrocutés
durant l’interrogation », après avoir été remis au Directorat
national de la Sécurité (NDS), les services de renseignement de
l’Afghanistan, par les Forces armées canadiennes.
L’article fait bien attention de mentionner qu’aucun
des mauvais traitements n’avait été commis par les FAC, et que ces
derniers étaient vantés pour « leur politesse, le traitement en douceur
des prisonniers et le confort de leurs installations de détention ». Mais
il montre clairement que les forces canadiennes étaient tout à fait conscientes
du sort réservé aux prisonniers après leur remise aux autorités afghanes et
indique qu’elles utilisaient la menace de la violence par les agents du
gouvernement afghan afin de soutirer des informations aux détenus.
L’expérience d’un prisonnier, Mahmad Gul, illustre
la situation dans son ensemble. Gul raconte la torture qu’il a dû subir
durant trois jour l’année dernière et comment il recevait, entre les
séances de torture, la visite de soldats canadiens qui lui disaient de
leur « fournir de véritables informations, ou ils te feront encore plus de
choses horribles ». Gul a même ajouté qu’il avait été chanceux car
la pire chose qui lui était arrivée en deux mois d’interrogations avait
été « d’avoir le côté gauche de la bouche transpercé par ses
dents ».
Qu’il soit ou non prouvé que les forces canadiennes
aient été directement impliquées dans les exactions contre des prisonniers,
comme les en accuse le professeur de droit de l’Université d’Ottawa
Amir Attaran et divers groupes de défenses des droits humains sur la base des
rapports produits par les FAC, il est illégal en vertu des lois canadiennes et
internationales de transférer des prisonniers entre les mains de forces connues
pour pratiquer la torture. Selon Michael Byers, un professeur de droit
international et de politique à l’Université de Colombie Britannique,
« En vertu du droit international, il est interdit de transférer des
détenus de façon à les exposer au risque de torture. Il est interdit de faciliter
la torture de quelque manière que ce soit…Nous ne parlons pas uniquement
de la responsabilité criminelle individuelle de soldats canadiens. Nous parlons
également de la responsabilité du commandement, de la responsabilité
criminelle tout au long de la chaîne de commandement jusqu’aux officiers
supérieurs qui connaissent les risques de torture mais ordonnent ou permettent
à nos soldats de transférer les détenus malgré tout. »
Passant outre au rapport du Globe tout en maintenant la
position de base du gouvernement, le Premier ministre Stephen Harper
mentionnait dans un premier temps : « Nous n’avons pas, à ce
point-ci, été avisé de quelques problèmes….évidemment, s’il y de
tels problèmes, nous agirons. » Mais Harper a ensuite tenté de jeter le
doute sur la véracité du rapport de Smith, sur le travail des journalistes et
la loyauté politique du Globe en ajoutant : « Je crois que ce
qui est disgracieux, c’est de simplement accepter les allégations de
quelques suspects Talibans et de les prendre pour avérés. »
Son ministre de la Défense, Gorden O’Connor, était tout
aussi peu réceptif : « Nous prenons ces allégations au
sérieux….La Commission (afghane) sur les Droits de l’Homme a promis
de nous aviser si l’un de nos prisonniers était maltraité. » Ceci
venant d’un ministre qui a été pris a plusieurs reprises à tromper le
parlement et le public sur la manière dont le Canada s’assure que les
prisonniers transférés au régime de Karzaï sont bien traités et leurs droits
internationaux respectés.
Ce n’est qu’après qu’il soit devenu évident
que la position du gouvernement soulevait l’indignation populaire et
minait l’appui populaire déjà fragile pour l’intervention militaire
canadienne en Afghanistan que le gouvernement a entrepris sa campagne de
sauvetage, annonçant qu’une nouvelle entente avait été conclue avec le
gouvernement afghan donnant aux officiers canadiens l’accès aux prisons
afghanes. Dans un communiqué diffusé par le bureau d’O’Connor la
semaine dernière, il a été annoncé qu’une nouvelle entente avait été mise
en place après discussion avec le général Quyaum du NDS, et allait permettre
pour la première fois aux officiers canadiens de superviser le traitement des
détenus plutôt que de laisser cette supervision à un organisme extérieur. Mais
plus tard dans la même journée, le premier ministre Harper annonçait au
Parlement que l’entente n’était pas encore finalisée, poursuivant
ainsi l’imbroglio.
Mensonges et duperies
Depuis un an, le ministre de la défense O’Connor insiste
pour dire que l’armée canadienne exerce un suivi des prisonniers livrés
aux autorités afghanes via la supervision de la Croix rouge ou du croissant
rouge – une fiction dénoncée par la Croix rouge elle-même, forçant
O’Connor à présenter des excuses publiques.
O’Connor a alors modifié sa version pour affirmer que
l’entente entre le Canada et le gouvernement afghan pour la protection
des droits des prisonniers était supervisée par la Commission indépendante pour
les droits humains d’Afghanistan (AIHRC), un organisme partiellement
financé par le gouvernement afghan. Cependant, le dirigeant de cette
organisation a maintenu qu’étant donné le manque de ressources et de
main-d’œuvre, il était impossible de superviser efficacement le
traitement des prisonniers.
Lundi dernier, O’Connor rassurait encore une fois le
Parlement : « Nous avons conclu une entente avec la Commission des
droits humains d’Afghanistan et elle s’est engagée à nous rapporter
tout mauvais traitement touchant tout détenu que nous transférons. J’ai
l’assurance personnelle du dirigeant de la Commission des droits humains
à Kandahar et au niveau national. »
Cependant, l’enquêteur principal pour l’AIHRC à
Kandahar, Amir Mohammed Ansari, a dit lors d’une récente entrevue : « Nous
avons une entente avec les Canadiens, mais nous ne pouvons superviser ces
personnes. Légalement, nous avons la permission de visiter les prisonniers dans
les prisons du NDS, mais ils ne nous le permettent pas.» Il explique de plus,
qu’en dehors de lui-même, il n’a que deux autres assistants pour
superviser tous les prisonniers capturés dans la province de Kandahar, et
n’a en conséquence même pas une bonne idée du nombre de détenus et encore
moins de leurs conditions de détention.
Dans un événement relié, le gouvernement canadien a fait
savoir qu’il saisirait la Cour fédérale pour faire rejeter une requête
introduite par l’Association des libertés civiles de Colombie Britannique
et Amnistie Internationale. Cette requête, fondée sur la constitution
canadienne et le droit international, vise à faire déclarer illégale le
transfert des prisonniers au gouvernement afghan, notoire pour son utilisation
de la torture. La requête du département de la justice affirme que la Charte
canadienne des droits et libertés « ne s’applique pas aux opérations
militaires des forces canadiennes opérant à l’intérieur d’une
juridiction étrangère » et que la protection de la charte ne
s’applique pas aux « allégations de torture par d’autres
pays. »
Suivant l’avis du gouvernement, les militaires ont
toujours été très clairs dans leur refus de permettre une véritable supervision
civile de ses actions en Afghanistan et ont refusé de remettre les noms de ces
prisonniers aux groupes de libertés civiles enquêtant sur le sort des
prisonniers placés entre les mains de la police afghane.
Complicité de tout
l’establishment politique
Suite aux révélations de cette semaine, tous les partis
d’opposition ont exigé l’arrêt temporaire des transferts de détenus
par les FAC en Afghanistan ainsi que la démission de O’Connor. Les partis
d’opposition espèrent profiter de l’opposition populaire montante à
la participation du Canada dans l’occupation coloniale de
l’Afghanistan sous égide américaine. Mais tous les partis
d’opposition – que ce soit les Libéraux, les sociaux-démocrates du
NDP ou le Bloc Québécois qui préconise l’indépendance du Québec –
ont soutenu la participation des FAC dans la conquête et occupation américaines
de l’Irak et l’expansion du rôle des FAC pour y inclure la conduite
d’une guerre de contre-insurrection dans la région de Kandahar au sud de
l’Afghanistan.
Un exemple typique de la pose que cherche à prendre les partis
d’opposition a été la performance du chef adjoint des Libéraux, Michael Ignatieff,
qui a endossé l’an dernier la décision des Conservateurs de prolonger la
campagne de contre-insurrection des FAC en Afghanistan jusqu’en 2009 et
qui est connu pour avoir fourni des arguments « libéraux » en faveur
de l’assaut de Bush sur les droits démocratiques.
Ignatieff a déclaré : « L’honneur de ce pays
est en jeu. Nous avons, nos militaires ont, un excellent dossier en ce qui a
trait au respect des conventions de Genève, mais nous devons reprendre contrôle
de cette situation. » C’est pourtant le gouvernement libéral
précédent de Martin-Chrétien qui a insisté pendant des années sur le fait que
les conventions de Genève ne devraient pas s’appliquer à de supposés
insurgés en Afghanistan ; et qui a signé en décembre 2005 un accord avec
les autorités afghanes portant sur le traitement des prisonniers, accord qui ne
prévoyait aucune surveillance de leur sort et donnait par conséquent carte
blanche à Kaboul pour leur faire du mal ou même les tuer.
Les dernières révélations concernant les mauvais traitements
de prisonniers surviennent à un moment où les Conservateur cherchent à préparer
l’opinion publique à une prolongation de la mission des FAC en
Afghanistan au-delà de 2009. Plus tôt ce mois-ci, justifiant la décision du
gouvernement d’acheter 100 nouveaux tanks, le ministre de la Défense
O’Connor a dit prévoir que les FAC seraient impliquées dans des guerres
en Afghanistan et ailleurs pour les dix à quinze prochaines années.
Le nombre croissant de morts en Afghanistan ainsi que les allégations
de crimes de guerre ont contribué à un tournant de l’opinion publique
contre la guerre. Un sondage effectué la semaine dernière par le Conseil
stratégique a montré que l’appui pour la mission des FAC en Afghanistan
était tombé à son niveau le plus base, près de deux tiers des répondants se
disant opposés au déploiement, alors qu’ils n’étaient qu’un peu
plus de la moitié à penser ainsi il y a environ six mois.