L’Agence centrale de renseignements
américaine, la CIA, prépare la publication d’un ensemble de documents
rassemblés il y a plus de trente ans détaillant l’implication de
l’agence au cours du quart de siècle précédent dans des crimes tant à
l’intérieur qu’à l’étranger. Parmi ceux-ci, on trouve des
tentatives d’assassinats contre des chefs d’Etat étrangers,
l’espionnage de chroniqueurs de journaux et d’autres citoyens
américains, l’infiltration de groupes de la gauche et le test de drogues sur
des citoyens américains non consentants.
Le directeur actuel de la CIA, le général Michael
Hayden, a annoncé la décision de déclassifier les documents, connus dans
l’agence sous le nom des « bijoux de famille », lors
d’une conférence de la Société des historiens des relations des
Etats-Unis avec l’étranger qui a eu lieu à Washington le jeudi 21 juin.
« Une grande partie (de ces
informations) a déjà été révélée par la presse et, pour la plupart, elles ne
sont pas flatteuses, mais c'est l'histoire de la CIA », a dit Hayden.
« Ces documents fournissent un éclairage sur une époque très différente et
une agence très différente. »
Au contraire, les questions soulevées dans ce rapport
— les assassinats, l’espionnage intérieur, les enlèvements et la
torture — sont très familières à quiconque suit les activités que la CIA
et les autres agences de sécurité américaines ont menées au nom de la
« guerre globale contre le terrorisme ».
Le document de 693 pages a été assemblé en réponse à une
directive de 1973 de James Schlesinger, directeur de la CIA à cette époque,
ordonnant à des responsables seniors de l’agence de lui faire un compte
rendu de tous les gestes commis en violation de la charte de l’agence,
qui interdit spécifiquement à la CIA de mener des opérations aux États-Unis.
L’ordre de Schlesinger de cataloguer ces activités
illégales est venu après l’arrestation de deux agents de la CIA de longue
date — E. Howard Hunt et James McCord — en rapport avec
l’entrée par infraction dans les bureaux du Parti démocrate dans
l’édifice de Watergate. La crise du Watergate a mis à nu
l’implication plus large de l’agence dans le soi-disant « sale
coup » mené par l’administration Nixon contre ses adversaires
politiques.
C’est dans ces conditions, et suite à la démission de
Richard Nixon, que le successeur de Schlesinger à la tête de la CIA, William
Colby, a fait la liste de tous les « squelettes » dans le
placard de l’agence et l’a présentée au président Gerald Ford.
Alors qu’une partie de ce document avait déjà été coulée
et que la majorité de son contenu avait été publiquement dévoilée lors des
enquêtes de la Chambre des représentants et du Sénat sur l’agence —
le comité Pike et le comité Church — au milieu des années 70,
jusqu’à ce jour, la CIA avait obstinément refusé de déclassifier ce
matériel.
Personne ne doute que ce qui sera rendu public sera trié sur
le volet pour filtrer toute information pouvant mener à la mise en accusation
de participants aux crimes de cette période qui sont encore en vie,
l’ancien secrétaire d’Etat et conseiller important de
l’administration Bush, Henri Kissinger, n’étant pas le moindre de
ceux-là.
Dans son discours à la conférence des historiens, Hayden a
avertit : « N’oubliez pas que rien sur l’espionnage et la
déclassification ne survient sans intervention humaine. Nous ne pouvons pas
— et nous ne voulons pas — juste mettre tout ce matériel sur le
bord du chemin. Nous devons examiner toutes les pages, une par une, et les
juger à l’aune de la sécurité mondiale dont j’ai déjà fait mention.
Il faut du temps. Il faut être soigneux. Il faut du talent. »
En rapport avec l’annonce d’Hayden, les Archives
nationales sur la sécurité de l’Université George Washington ont publié
un ensemble de documents sur leur site web. Parmi ceux-ci, on trouve un résumé
des « bijoux de famille » fait par le secrétariat américain de la Justice
et des mémos de conversations entre Colby, Schlesinger, Kissinger et Ford sur
leur implication dans ces actes et sur la façon de protéger la CIA et
l’administration elle-même de leurs conséquences.
Le résumé a été effectué par le secrétariat de la Justice en
décembre 1974 après qu’un article de Seymmour Hersh soit paru en première
du New York Times sous le titre : Immense
opération de la CIA aux Etats-Unis contre les forces anti-guerre et
d’autres dissidents dans les années Nixon ».
Tentant de limiter les dégâts de ces révélations, la CIA, le
secrétariat de la Justice et la Maison-Blanche ont commencé à discuter du
document assemblé par l’agence.
Parmi les crimes que citait Colby dans sa présentation au
secrétariat de la Justice, on trouve l’emprisonnement forcé pendant trois
années d’un transfuge soviétique, que Colby reconnaît comme
« pouvant être considéré comme une violation des lois sur
l’enlèvement ».
Il a aussi reconnu l’existence de multiples épisodes
d’espionnage de la CIA sur des journalistes dans le but de découvrir
leurs sources. Parmi ceux qui avaient été ciblés se trouvaient Jack Anderson et
ses assistants — y compris l’actuel présentateur de
nouvelles de Fox News, le droitiste Brit Hume — le journaliste du Washington
Post couvrant la sécurité nationale Michael Getler et deux journalistes
d’agence, Robert Allen et Paul Scott.
Le rapport a aussi dévoilé l’existence
d’entrées par effraction dans les résidences d’anciens employés de
la CIA et de surveillance secrètes de lettres en provenance et en direction de
l’Union soviétique et de la Chine.
Colby a aussi reconnu la participation de la CIA dans des
complots d’assassinats contre le président cubain Fidel Castro, le chef
du mouvement d’indépendance congolais Patrice Lumumba et le dictateur
dominicain Rafael Trujillo. Colby a aussi soutenu que la CIA n’avait joué
aucun rôle actif dans l’assassinat de Lumumba ou Trujillo, mais a admis
qu’il existait un « faible lien » entre la CIA et les assassins
de ce dernier.
Le directeur de la CIA a de plus admis que l’agence
avait participé à l’espionnage et à l’infiltration
d’organisations anti-guerre et d’autres opposants du gouvernement
durant les années 60 et 70, amassant ainsi les noms d’environ 10.000
opposants actifs à la guerre du Viêt-Nam.
Il fut aussi reconnu que l’on avait soumis,
« sans qu’ils en aient conscience », des participants
américains à des expériences impliquant des drogues testées aux fins
d’interrogatoires et des tests de polygraphe et de matériel
d’écoute.
Le résumé de la conversation entre Kissinger et Ford
présente le secrétaire d’Etat de l’époque et architecte de certains
des crimes les plus sanglants de Washington comme apoplectique. Il avait averti
le président que l’article du Times sur l’espionnage à
grande échelle au pays ne représentait « que la pointe de
l’iceberg ». Par rapport aux faits qui n’ont pas été inclus
dans le rapport, il a déclaré : « S’ils deviennent connus, du
sang coulera. » En exemple, il mentionna le rôle joué par Robert Kennedy
(l’ancien ministre de la Justice et frère du président) en dirigeant
personnellement la campagne d’assassinat contre Castro. Il ajouta que les
conséquences pourraient être « pires… que le Watergate ».
Kissinger nota que « l’affaire chilienne »
ne se trouvait pas dans le rapport de Colby, insinuant de façon lugubre que
cela avait été gardé hors du rapport pour maintenir « une sorte de
chantage contre moi ».
Lors du coup d’Etat de 1973 au Chili, Kissinger et la
CIA avaient tenu des rôles décisifs en organisant le renversement militaire
d’un gouvernement élu et le règne de terreur qui s’en suivit lors
duquel des dizaines de milliers de Chiliens furent tués et torturés.
En effet, ce crime et d’autres ne furent pas ajoutés
aux « bijoux de famille » de Colby, la direction de la CIA ayant
vraisemblablement jugé qu’ils ne représentaient pas une violation de la
charte d’après laquelle l’agence fut fondée en 1947.
Le coup d’Etat au Chili ne fut qu’un élément
parmi une longue série de massacres, de coups d’Etat et de guerre sales
organisées par la CIA en Iran, au Guatemala, en Indonésie, au Congo, au
Viêt-Nam, en Afghanistan et dans beaucoup d’autres pays.
La tentative de Hayden de présenter le nombre limité de
crimes qui se sont retrouvés dans le dossier monté par Colby comme des reliques
d’une époque lointaine et révolue depuis longtemps ne résiste pas
vraiment à une étude minutieuse. En effet, la publication de documents qui
datent presque de 35 ans ressemble à une tentative de détourner
l’attention des crimes beaucoup plus récents et sérieux qui sont
perpétrés présentement.
Plusieurs éléments démontrent que l’agence a rarement
été plus impliquée dans des activités criminelles qu’aujourd’hui,
alors que les limites imposées à l’establishment de la sécurité nationale
à la suite des révélations du milieu des années 70 ont essentiellement étaient
mises de côté depuis 2001, avec le passage du Patriot Act des Etats-Unis et l’exercice
de pouvoirs toujours plus importants, y compris un important programme de
surveillance aux Etats-Unis, par la Maison-Blanche de Bush.
Dans ses commentaires à la conférence de Washington, Hayden
a reconnu que les pressions reliées à la croissance des opérations avait
ralenti une partie du travail visant à rendre des documents publics. « Le
rythme des opérations que nous avons maintenu depuis le 11-Septembre, et que devons
continuer à maintenir, est inégalé dans l’histoire de notre
agence », a-t-il affirmé. « La bonne nouvelle est que nous produisons
du bon matériel pour les futurs historiens. »
De quoi sera fait ce « bon matériel » ? Parmi les
« opérations » actuelles qui ont été au moins en partie dévoilées se
trouve l’implication de la CIA dans l’enlèvement illégal de
présumés suspects et leur transfert à des prisons secrètes dans de nombreuses
parties du monde où ils ont été soumis à la torture et dans certains cas ont
été tués. Des agents de la CIA ont été accusés et ont dû subir un procès en
Italie pour une telle «remise extraordinaire ».
De plus, des escadrons de la mort et des équipes
d’assassins de la CIA ont été déployés en Irak, en Afghanistan, en
Somalie et ailleurs.
Il est improbable, et c’est le moins que l’on
puisse dire, que l’agence se prépare à publier des documents faisant la
description de ces activités criminelles. Comme Hayden a déclaré à son
auditoire d’historiens : « Bien sûr, nous ne pouvons pas dire
au peuple américain tout ce que nous faisons pour le protéger sans porter
atteinte à notre capacité de le protéger. »