Le sommet du Groupe des huit réunissant les
pays les plus industrialisés, qui a débuté le 6 juin dans le centre de
villégiature allemand de Heiligendamm, est dominé par d’extrêmes tensions
tant ouvertes qu’indirectes. Il n’y a jamais eu de sommet
comparable en terme de conflits entre les principales puissances en 32 ans de
rencontre annuelle des dirigeants mondiaux.
La première rencontre avait eu lieu en 1975
lorsque les dirigeants gouvernementaux de la France, de l’Allemagne, de
la Grande-Bretagne, de l’Italie, du Japon et des Etats-Unis se sont
réunis au château de Rambouillet près de Paris pour soi-disant « discuter
au coin du feu ». La rencontre a eu lieu à l’initiative du président
français Valéry Giscard d’Estaing et du chancelier allemand Helmut
Schmidt. Après l’effondrement du système monétaire de Bretton Woods et la
crise pétrolière des années 1970, on espérait que des pourparlers dans un
cercle restreint sur les problèmes économiques et financiers internationaux empêcheraient
un effondrement économique international.
Depuis cet événement, avec l’ajout du
Canada en 1976 et de la Russie en 1998, le sommet est devenu un événement
immense dont le président change chaque année. L’ordre du jour initial
qui se limitait aux questions économiques a été augmenté pour inclure la
politique étrangère et les questions sociales, environnementales ainsi que
sécuritaires. Les préparatifs pour un sommet annuel comprennent des rencontres
entre différents ministres et mobilisent une petite armée de spécialistes et de
conseillers, ainsi que des milliers de journalistes. Le coût total du sommet
ayant lieu cette année est estimé à environ cent millions d’euros, la
plus grande part était dévolue aux mesures de sécurité.
Cette dépense est inversement proportionnelle
aux résultats attendu. Aucune discussion sur les questions urgentes
n’aura lieu à Heiligendam. Les questions explosives comme la guerre en
Irak n’ont pas été mises à l’ordre du jour.
Deux raisons expliquent l’incapacité
des chefs de gouvernement à offrir des solutions aux problèmes internationaux
les plus importants.
La première est que la rivalité entre les
grandes puissances pour le contrôle des matières premières, des sources
d’énergie, de la main d’œuvre à bon marché et des marchés a
pris une telle ampleur qu’elle affecte directement toutes les autres
questions. Les débats sur le réchauffement climatique, la lutte contre le sida
ou l’aide au développement ont été transformés en discussions dominées
par la satisfaction des intérêts économiques, le développement de nouvelles
alliances et les pressions diplomatiques.
Ce n’est que rarement, par exemple
lors de la dispute sur le système de défense anti-missiles mis en branle par
les Etats-Unis, que les différences importantes sont ouvertement discutées. Si
on laissait les conflits entre les participants au sommet d’Heiligendamm
émerger à la surface, il faudrait ériger des barrières de sécurité entre les
différentes délégations, en plus de celle de douze kilomètres mise en place
pour protéger le sommet des masses de la population.
La deuxième raison est que les participants
au sommet sont grandement impopulaires dans leur propre pays. Ils représentent
une petite élite super-riche qui a vu son écart en richesse et en revenu avec
la population augmenter de façon fantastique dans la récente période. Ils
marchent sur un fil de fer. Ils sentent la présence d’une opposition
sociale large et profondément enracinée à laquelle il ne manque qu’une
voix commune et un programme bien développé, alors qu’ils doivent
continuer leurs attaques contre la classe ouvrière.
Le
gouffre social mondial
Le plus récent numéro du magazine Der
Spiegel comprenait un article intitulé « Le sommet de
l’injustice », qui présente des données clés sur l’état de la
polarisation sociale. Même si ce n’était pas l’intention des
auteurs, l’article est une condamnation dévastatrice de la société
capitaliste. Non seulement montre-t-il l’ampleur des divisions sociales,
mais il montre également de façon claire que le rythme de la polarisation
sociale s’accélère rapidement.
Ainsi, le nombre des milliardaires a passé
l’an dernier seulement de 793 à 946. De ceux-ci, 55 sont en Allemagne, en
deuxième place derrière les Etats-Unis qui en comptent 415. L’Allemagne
est suivie de près par la Russie (53) et l’Inde (36). La fortune de ces
milliardaires a augmenté de 35 pour cent en une année pour atteindre 3.500
milliards $, plus « que le produit total de l’économie allemande des
biens et services en une année ».
A l’autre bout du spectre, on trouve
2,7 milliards de personnes forcées de vivre avec moins de deux dollars par
jour. Les un pour cent les plus riches de la population mondiale possèdent 51
pour cent de tous les actifs, alors que la moitié la plus pauvre ne contrôle
qu’un pour cent de la richesse.
Ce gouffre prend une forme semblable tant
dans les pays riches que les pays pauvres. En Allemagne, les faibles revenus
stagnent depuis dix années alors que les employés les mieux payés ont vu leur
salaire augmenter de 17 pour cent dans le même temps. Seulement au cours des
deux dernières années, la proportion du revenu gagné par rapport au revenu
total est passé de 42 pour cent à 38 pour cent, alors que la part du profit et
du revenu basé sur la propriété est passé de 31 pour cent à 35 pour cent, une
conséquence directe des « réformes » introduites par la précédente
coalition allemande formée du Parti social-démocrate et des Verts.
En Russie, le revenu moyen a plongé de plus
de soixante pour cent en conséquence de la restauration du capitalisme. Plus
des trois quarts de la population ont moins de 200 euros par mois. D’un
autre côté, les cinq cents Russes les plus riches contrôlent une richesse
totale valant quarante pour cent du produit intérieur brut du pays.
Ces chiffres en disent plus long sur le caractère du sommet
du G8 que toutes les déclarations moralisatrices officielles. Ceux qui se
rencontrent à Heiligendamm sont les représentants politiques d’une
oligarchie financière qui pille impitoyablement les richesses de la planète.
Tous ces dirigeants sont profondément détestés par les
larges masses de la population : George W. Bush, responsable de la guerre
en Irak et de Guantanamo ; Tony Blair, qui quittera son poste quelques
jours après le sommet en tant que politicien complètement discrédité ;
Romani Prodi, qui anéantit l’Etat-providence italien avec l’aide
d’une soi-disant coalition « de gauche » ; Stephen Harper,
qui tente d’aligner étroitement la politique intérieure et étrangère du
Canada avec celle de l’administration Bush ; Shinzo Abe, qui
ressuscite le militarisme japonais ; Angela Merkel, dirigeante d’une
coalition en crise et sur le bord de la désintégration ; et Vladimir
Poutine, qui a recours à des méthodes traditionnelles de répression stalinienne
pour défendre son pouvoir.
Le président français Nicolas Sarkozy, qui participe à son
premier sommet du G8, a remporté la récente élection présidentielle sur la base
d’un programme de droite plutôt trompeur. Il doit son succès à la
banqueroute de la soi-disant « gauche » en France. Son arrivée au
pouvoir a été perçue en Europe comme un signal annonçant l’offensive et
la destruction de tout ce qui reste de l’Etat-providence européen.
Pendant que se produit une immense augmentation de
l’inégalité sociale, les rangs de la classe ouvrière internationale
s’accroissent rapidement. Selon Der Spiegel,
« L’ouverture des marchés en Chine, en Inde et dans l’ancienne
Union soviétique, mais aussi en Arabie, a presque doublé le nombre de
travailleurs, à un total historique sans précédent de plus de trois milliards.
Ils font partie de l’économie mondiale... Une société de classe
s’est formée à la grandeur du globe. »
Bien qu’elles ne soient pas soulevées, ces
oppositions de classe ont dominé le sommet. Alors que les discussions mondaines
à Rambouillet visaient à amortir et contrôler les conflits économiques, le
sommet à Heiligendamm représente une étape supplémentaire du conflit de classe
international.
Cela est démontré clairement par l’attirail entourant
le sommet : le fait que l’on isole le sommet du public, les immenses
mesures de sécurité et la violente attaque de la police contre les opposants du
sommet et les manifestants.
Le conflit entre la Russie et les Etats-Unis
Le conflit concernant le futur système de défense
anti-missiles américain s’est intensifié à la veille du sommet. Le
président Vladimir Poutine a clairement fait savoir qu’il percevait le
positionnement d’une partie de ce système en Pologne et en République
tchèque comme une menace envers l’existence de la Russie. En agissant
ainsi, il a fait fi du protocole diplomatique habituel.
Le vendredi précédent le sommet, il invita les journalistes
des Etats participants à sa résidence privée de Moscou et mit en garde contre
« une nouvelle course aux armements en Europe ». Il déclara à Der
Spiegel : « Pour la première fois dans l’histoire, des
parties du système nucléaire américain seront installées sur le continent
européen. » Cela modifie « toute la configuration de la sécurité
internationale » et affecte « l’équilibre stratégique du
monde », a-t-il soutenu. Peu de temps avant, la Russie avait
démonstrativement fait l’essai de deux nouveaux missiles
intercontinentaux, qui seraient en mesure de pénétrer le futur système
anti-missiles.
Poutine a aussi mis en garde contre toute reconnaissance de
l’indépendance du Kosovo, qui est défendue par Washington. Indirectement,
il lança la menace d’une reconnaissance réciproque des provinces
géorgiennes rebelles de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ainsi
que de la Transnistrie moldave, si le Kosovo était reconnu comme Etat
indépendant.
Quant à elle, l’administration Bush a clairement
indiqué qu’elle n’était pas prête à reculer sur ses projets de
missiles et a intensifié la pression sur la Russie. Avant de se rendre au
sommet, le président américain s’est fait un devoir de s’arrêter en
République tchèque et en Pologne. Au retour du sommet, il prévoit aller en
Albanie, voisine de l’enclave du Kosovo à majorité albanienne et de la
Roumanie.
Le système anti-missiles américain n’est pas
seulement dirigé contre la Russie, il sert à creuser un fossé entre la Russie
et l’Europe, qui est profondément divisée sur la question. Alors que
l’élite dirigeante de l’Europe de l’Est appuie le projet,
l’Allemagne et la France sont sceptiques et s’opposent
essentiellement au projet. Les relations entre l’Europe et la Russie se
sont clairement dégradées au cours de la récente période, et les relations avec
les Etats-Unis sont aussi devenues de plus en plus tendues.
Merkel utilise la question climatique
L’élévation de la question des changements climatiques
au centre du sommet n’est rien de moins qu’une tentative par
l’hôtesse du sommet, Angela Merkel, de défier Washington. Sachant très
bien que l’administration Bush n’accepterait jamais, elle voulait
une garantie absolue que le rapport final du sommet indique que le
réchauffement global soit limité à un maximum de deux pour cent. Afin
d’atteindre cet objectif, les émissions des gaz à effet de serre doivent
être réduites à cinquante pour cent du niveau de 1990 d’ici 2050.
Au cours des derniers jours, la chancellerie allemande a coulé
plusieurs rapports selon lesquels les négociateurs américains auraient réécrit
des paragraphes entiers du projet soumis avec lequel il n’était pas
d’accord. Merkel, est-il suggéré, était prête à accepter un échec au
sommet plutôt que d’accepter une entente de compromis sur la question
climatique. La presse a réagi de la manière souhaitée : « Merkel
reste ferme », « Merkel tient tête à Bush », etc.
La chancelière allemande, en fait, poursuit plusieurs
objectifs avec cette initiative.
Premièrement, elle est capable de se gagner les
applaudissements chez elle lorsqu’elle s’oppose à Bush et qu’elle
se présente comme défenseur de l’environnement. Alors qu’une
opposition de plus en plus large se développe au sein de la classe ouvrière
contre les politiques anti-sociales du gouvernement de Merkel, elle peut
compter sur l’appui des environnementalistes de sections de la classe
moyenne et des couches sociales gravitant autour des Verts.
Selon le compte-rendu d’une discussion confidentielle tenue
le 20 mai entre Merkel et son plus proche conseiller qui a été cité dans
différents journaux, son initiative vise essentiellement le public allemand.
Selon Der Spiegel, le protocole se lit « comme le script d’un
film, qui, sans l’être intentionnellement, reste une provocation qui ne
déplaît pas ».
La question climatique est délibérément introduite dans
l’arène publique, parce que — selon le protocole — il est
plus « facile » de développer une stratégie de communication sur
cette question que d’autres, comme les marchés financiers et le commerce
mondial. En d’autres termes, la question sera utilisée pour détourner
l’attention de la politique économique de droite du gouvernement allemand
et son étroite collaboration avec le gouvernement Bush sur les questions de
politique étrangère et militaire.
Selon le Der Spiegel, Merkel tente de corriger deux
impressions qui auraient été contreproductives dans sa campagne électorale :
qu’elle est à la traîne des Américains et qu’elle ne priorise pas
suffisamment l’environnement.
Une nouvelle image pourrait lui donner un avantage crucial dans
l’éventualité d’un effondrement de sa grande coalition et de
nouvelles élections. Cela ouvrirait en particulier la perspective d’une
possible alliance avec les Verts.
En plus de ces considérations internes, Merkel utilise la
question climatique pour faire avancer ses objectifs en politique étrangère.
Elle a l’appui du président français, Nicolas Sarkozy et du premier
ministre britannique Blair sur cette question et peut donc augmenter la
pression européenne sur les Etats-Unis et au même moment se rapprocher de
Washington sur les questions de politique étrangère et militaire.
Merkel coopère également avec les démocrates américains. La
semaine dernière, elle a reçu la présidente démocrate de la Chambre des représentants,
Nancy Pelosi, et elles ont exprimé leur commun accord sur les questions
environnementales.
La question climatique implique également des questions
financières substantielles. Avec comme toile de fond la montée des prix et
l’épuisement des réserves de pétrole et de gaz, les énergies alternatives
sont devenues des entreprises profitables générant des milliards de dollars en
revenu. Dans ce domaine, l’Europe et surtout l’Allemagne ont un
avantage technologique sur les Etats-Unis qui pourrait être utile si le G-8
s’entend sur une réduction à court terme des émissions de gaz à effet de
serre.
Ce n’était donc pas une surprise lorsque les PDG de onze
importantes entreprises ont appuyé l’initiative de Merkel dans une lettre
ouverte. Ils demandent que le « blocage de la politique climatique »
par les Etats-Unis soit « finalement levé », et réclament « des
conditions fiables dans l’économie globale ».
Parmi ceux appuyant la lettre, on trouve les Chemins de fer allemands,
Deutsche Telekom, le détaillant OTTO, Allainz-Insurance, et les compagnies
d’énergie EnBw, Vattenfall et BP. Shell Oil et la multinationale Unilever
appuient également la lettre.
En terme environnemental, les propositions de Merkel ont
surtout une valeur symbolique. Elles stipulent des objectifs généraux sans
spécifier les moyens pratiques pour les atteindre. De tels objectifs généraux
— pour la réduction de la pauvreté, la réduction de la dette des pays
pauvres, etc. — sont une marque de commerce des sommets du G-8 et ont eu
très peu d’impacts en pratique.
La tension montante entre les grandes puissances rappelle les
premières années du siècle précédent, lorsque la lutte pour un nouveau
découpage du monde entre les puissances impérialistes, après la suppression des
rebellions coloniales comme celle des Boxers en Chine et les guerres par
procuration comme la guerre des Balkans en 1912-13, a mené à la boucherie de la
Première Guerre mondiale.