L’arrestation le 23 juillet de la militante
anti-guerre Cindy Sheehan et de plusieurs autres douzaines de personnes dans
les bureaux du représentant John Conyers, député démocrate de Détroit, a une
signification politique qui dépasse l’événement lui-même.
Sheehan et d’autres s’étaient présentés aux
bureaux de Conyers à Washington pour l’inciter à entreprendre des
procédures de destitution contre le président George W. Bush et le
vice-président Dick Cheney. En 2005-06, lorsque les démocrates étaient en
minorité au Congrès, Conyers fit de la démagogie autour de cette question en
tenant audience sur la possibilité de destitution et en présentant un projet de
loi qui demandait une enquête sur le déclenchement de la guerre en Irak pour
fin de destitution.
Lundi dernier, lorsque Conyers, président de la Commission
judiciaire de la Chambre des représentants, a informé Sheehan et ses collègues
qu’il n’entreprendrait pas de procédures de destitution, ces
derniers ont occupé son bureau. Le député a ensuite rapidement appelé la police
du Capitole qui a embarqué les protestataires pour leur coller un casier
judicaire, un processus qui aura duré plus de six heures.
Conyers, un important démocrate de longue date qui
entretient des liens très étroits avec la bureaucratie syndicale, fait partie
de la soi-disant « gauche » dans le milieu de la politique officielle
américaine. En fait, il n’a rien de gauche ou de radical. Conyers est un
personnage important (avec sa femme, la conseillère municipale Monica Conyers)
de l’establishment de la classe moyenne aisée noire, corrompue, de
Détroit. Dans son district se trouvent des quartiers comme Highland Park où
règne la misère. Conyers et d’autres comme lui exploitent cette misère
sociale à leur avantage politique tout en ne faisant rien pour y remédier.
A sa façon, Sheehan parle pour de larges couches de la
population qui s’opposent à la guerre, à l’administration Bush, et
à la complicité et impuissance des démocrates. La décision de Conyers
d’ordonner l’arrestation de Sheehan et d‘autres
protestataires avait pour but d’envoyer un message politique clair. La
direction du Parti démocrate, dont fait partie Conyers, ne tolérera aucune
opposition de la gauche face à sa collusion avec l’administration Bush
sur la guerre en Irak et l’assaut sur les droits démocratiques.
L’un des moments les plus significatifs de
l’échange passionné entre Conyers et la délégation de protestataires
survint (selon un compte-rendu d’un des protestataires, Ray McGovern)
lorsque le député informa ses visiteurs qu’il ne pouvait déclencher une
enquête pour fin de destitution car si cela échouait, le réseau de droite Fox
News s’en donnerait à coeur joie. Sheehan déclara par la suite à un
des protestataires, David Swanson, que « Si je basais toujours mes
décisions sur Fox, je ne ferais jamais rien. »
L’hostilité de Conyers, des démocrates et de divers
groupes libéraux « de gauche » envers Sheehan tourne précisément
autour de cette question. Ils soutiennent que rien ne peut être fait, que la
majorité au Congrès est trop faible et que tout dépend du résultat des
prochaines élections. Par ses actions depuis 2005, lorsqu’elle établit
une vigile aux abords du ranch de Bush à Crawford au Texas et suscita une
énorme réaction, Sheehan a démontré la fausseté de ces excuses avancées par les
démocrates pour justifier leur politique de droite.
Sheehan est une épine au pied des démocrates car elle
rejette la prémisse que rien ne peut être fait tant qu’une majorité
démocrate immunisée contre le veto ne sera pas élue au Congrès. De plus, elle
associe de plus en plus le Parti démocrate, ceux qui travaillent en son sein et
ceux qui gravitent autour, comme des obstacles au développement d’un
mouvement de masse contre la guerre en Irak. Et elle incarne l’esprit de
lutte et de sacrifice, basé sur des principes, qui inspire les véritables
opposants de l’administration Bush, par opposition au cynisme et à la
suffisance du mouvement anti-guerre officiel.
Son arrestation à la demande de Conyers constitue
jusqu’ici l’épisode le plus intense dans son conflit avec les
démocrates, lequel représente en dernière analyse une collision de forces
sociales.
Sheehan, qui a perdu son fils dans la guerre en Irak en
2004, a vécu diverses amères expériences avec chaque section de l’establishment
politique américain. Dégoûtée par l’indifférence et l’ignorance de
George W. Bush lors d’une rencontre avec lui, Sheehan s’est ensuite
tournée vers le parti d’opposition, les démocrates, et les divers groupes
libéraux qui gravitent autour (MoveOn.org, Democratic Underground, le site web
de Daily Kos, le magazine the Nation, etc.). Comme elle l’a expliqué,
tant qu’elle ne ciblait que l’administration Bush, elle était le
« chouchou » de ce milieu social.
Les élections de novembre 2006 ont marqué un tournant
décisif. Les démocrates furent essentiellement remis au pouvoir au Congrès car
ils étaient perçus comme le parti qui allait extirper les Etats-Unis de la
guerre en Irak. La nouvelle direction démocrate, dont Harry Reid du Nevada au
Sénat et Nancy Pelosi de la Californie à la Chambre des représentants, ne
perdirent pas de temps pour rassurer l’élite dirigeante américaine que le
financement de l’occupation coloniale de l’Irak allait se maintenir
et que la destitution de Bush et Cheney était « hors sujet ».
Fin mai, après des mois de pose anti-guerre, les démocrates
votèrent amplement, au Sénat et dans la Chambre des représentants, pour assurer
le passage d’un financement supplémentaire de 100 milliards $ pour
les guerres en Irak et en Afghanistan. Ils donnèrent carte blanche à Bush pour
l’intensification de la violence militaire en Irak, soit le contraire de
ce pourquoi la population les avait élus.
Dans les jours qui suivirent l’approbation du
financement de guerre, Sheehan et de nombreux autres furent indignés et
annoncèrent qu’ils quittaient le Parti démocrate. La revue The Nation
et d’autres membres des médias et des milieux libéraux gardèrent le
silence sur sa rupture avec les démocrates, tout en annonçant sa déclaration
subséquente selon laquelle elle quittait l’activisme politique.
Le « départ » de Sheehan fut bref. Irritée une
fois de plus par le pardon accordé par Bush au conseiller de Cheney trouvé
coupable, I. Lewis Libby, elle participa en juillet à l’organisation de
« Journey for Humanity », une manifestation à travers le pays contre
la guerre et la complicité du Congrès avec Bush. Elle écrivit : « Je
ne peux rester assise et laisser Bush et compagnie entraîner notre pays dans le
sombre bourbier du fascisme et de la violence, y entraînant en plus avec eux le
reste du monde ! »
Sheehan a aussi affirmé que si la speaker de la Chambre des
représentants Nancy Pelosi « ne reconsidérait pas la question de la
destitution avant l’arrivée de notre tournée à Washington DC le 23
juillet », elle prévoyait annoncer sa candidature en tant
qu’indépendante dans le district de Pelosi, San Fransisco. Après que la
nouvelle eut été communiquée à la presse, Sheehan déclara le 9 juillet :
« Les commentaires que j’ai reçus depuis sont positifs et
m’appuient, dans une proportion de trois contre 1... Toute ma vie
j’ai été une démocrate car les choix étaient limités. Les démocrates
forment le parti de l’esclavage et ont été le parti qui déclencha chaque
guerre du 20e siècle, excepté le fiasco de Bush. »
« Je n’ai pas le pouvoir de détruire le Parti
démocrate comme l’ont écrit certaines personnes. Les démocrates eux-mêmes
sont sur la bonne voie pour y arriver et s’ils ne se réveillent pas et ne
s’éloignent pas plus vite de George que ne le font les républicains et
s’ils ne réalisent pas que les gens sont plus importants que la
politique, ils finiront comme les whigs, et parfois les fins sont aussi justes
et constructives que les débuts. »
Le 12 juillet, Sheehan nota que des blogues libéraux et
« de gauche » « nous critiquaient pour avoir ciblé John Conyers
et Nancy Pelosi. Je demande alors à ces blogueurs : qui devrions-nous
cibler ? » Elle fit aussi remarquer que depuis qu’elle avait
annoncé sa candidature, elle avait été la cible « sans surprise, des
insultes de la “gauche” ».
Comme le déclara Sheehan le 12 juillet, le site web du
Daily Kos l’empêcha d’y poursuivre son journal quotidien « car
je ne fais pas partie de la liste électorale des démocrates pour le
Congrès ». Elle fut aussi visée par de violentes attaques de la part
d’éléments pro-démocrates sur divers sites web libéraux. Un correspondant
du Democratic Underground a dit de ses critiques du Parti démocrate
que : « Toutes ces jérémiades sont un mélange d’apitoiement et
de folie. »
Peut-être assagi suite aux critiques qu’il
s’est attiré pour avoir gardé sous silence l’annonce par Sheehan de
sa rupture avec les démocrates, John Nichols a rapporté avec précaution dans le
numéro du 24 juillet de Nation la décision de Sheehan de poser sa
candidature pour le Congrès. Nichols a qualifié le geste d’ « acte
courageux, ancré dans la profonde frustration ressentie par la militante
anti-guerre la plus en vue du pays à l’endroit de l’approche ultra-prudente
de Pelosi vis-à-vis de ses responsabilités à la fois en tant que chef de
l’opposition au Congrès face à un président impopulaire et en tant que
défenseur assermenté de la constitution. »
Il n’y a rien
d’ « ultra-prudent » dans la conduite de Pelosi; elle est
complice de la politique guerrière de Bush. Comme l’a écrit Sheehan dans
sa lettre ouverte aux démocrates du congrès le 26 mai : « Il
s’agissait jusqu’ici de la guerre de Bush… Maintenant
c’est la vôtre. » Dans sa chronique, Nichols a mollement noté que
Sheehan « venait d’être arrêtée sur la colline du Capitole, ainsi
que 45 autres militants qui réclamaient du Congrès qu’il intente une
procédure de destitution contre George Bush et Dick Cheney », mais il a
omis de mentionner que Conyers, qui figure parmi ses alliés politiques, a
appelé la police pour Sheehan et les autres.
L’un des défenseurs « de gauche » les plus
véhéments et inconditionnels de Conyers (et critiques endurcis de Sheehan sans
toutefois nommer celle-ci) sur la question de la destitution a été Joel
Wendland, secrétaire à la rédaction de la revue Political Affairs du
parti communiste. Les staliniens américains continuent de peser lourd dans le
milieu anti-guerre, particulièrement dans le groupe United for Peace and
Justice, où ils sont parmi les plus hostiles à tout mouvement se
développant en dehors de la mainmise exercée par le parti démocrate.
L’article de Wendland est une perle
stalinienne : un mélange de calomnies contre ses opposants, de crétinisme
parlementaire et de démagogie populiste. Les staliniens américains ont une
longue pratique de la calomnie, après s’en être servi pendant des
décennies contre les trotskystes et d’autres opposants de gauche.
Pour qu’il n’y ait aucune confusion, la
chronique s’intitule « Bas les pattes devant John Conyers ». Wendland
soutient que puisque seulement 54 pourcent des Américains sont en faveur de la
destitution et qu’une telle procédure n’a aucune possibilité de
réussir dans le congrès actuel, « elle pourrait nuire aux chances de
mettre de l’avant un programme progressiste dans cette session
parlementaire et les prochaines », c’est-à-dire la possibilité de
majorités accrues en faveur des démocrates.
La destitution, en fait, n’est pas une stratégie
pour mettre fin à la guerre en Irak ou attaquer de front la crise sociale aux
États-Unis. Bien que Bush et Cheney soient coupables de « crime et délit
grave » avec récidive, il serait illusoire de penser que leur retrait
résoudrait la moindre des grandes questions sociales; de plus,
l’attention exclusive sur la seule question de la destitution tend à
reléguer à l’arrière-plan le problème central auquel est confronté le
monde du travail américain : la nécessité de rompre avec les démocrates et
d’établir un mouvement de masse sur une base socialiste.
De toute façon, Wendland se prononce contre la destitution
d’un point de vue de droite. Le congrès démocrate avec une majorité
accrue qu’il a en tête ne serait pas plus « progressiste » que
l’actuel, qui a collaboré avec Bush dans l’escalade de la violence
en Irak et n’offre aucune opposition sérieuse aux préparatifs avancés
pour la mise en place d’un état policier.
Dans ce qui est, il faut croire, une référence (cynique) à
Sheehan, le journaliste stalinien continue ainsi : « Ce
n’est pas en divisant le mouvement anti-guerre et le mouvement
pro-démocratie au nom de projets personnels que l’on va convaincre le
congrès à prendre une nouvelle trajectoire ou l’électorat à chercher une
solution de rechange. Ça ne servirait à ce point qu’à fournir aux
républicains de nouvelles victoires électorales ». Il ne saurait y avoir
de perspective plus vaine et réactionnaire que de chercher à convaincre le
congrès, responsable du déclenchement de la guerre, à « prendre une
nouvelle trajectoire ».
Il faudrait se rappeler que la parti communiste américain
s’est opposé à la destitution de Richard Nixon en 1974 parce
qu’elle menaçait la détente et la relation entre Washington et Moscou.
Telles sont certaines des forces politiques alignées contre
les opposants honnêtes de la guerre afin d’assurer la défense du statu
quo politique. L’expérience qu’a traversée Sheehan et les
conclusions qu’elle en a déjà tirées ont une véritable signification. La
logique de la situation l’a poussée à reconnaître que pour mettre fin à
la guerre il faut travailler en dehors du système des deux partis.
La colère gronde dans la population, et c’est ce
qu’exprime Sheehan. Elle est politiquement sincère, loin de la corruption
et du milieu sordide des démocrates et de ses parasites. Le travail politique à
faire n’est pas de « convaincre » les criminels de guerre à
Washington, mais de créer un nouveau parti, un nouveau pouvoir social, arrimé à
la classe ouvrière internationale dans une lutte contre la guerre et les
inégalités sociales.