Cinquante-sept pays ont ratifié mardi le traité de l’ONU
interdisant aux gouvernements la pratique des disparitions forcées et la garde
de personnes en détention secrète. Washington, tout comme le Canada et un certain
nombre de gouvernements européens, dont la Grande-Bretagne, l’Allemagne,
l’Espagne et l’Italie, ont refusé de signer.
Lors de la ratification du traité à Paris, le ministre
français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy a déclaré :
« Nos amis américains ont été naturellement invités à cette cérémonie. Ils
n’ont pas pu malheureusement se joindre à nous. »
Le porte-parole du département d’Etat américain, Sean McCormack,
a simplement dit que le traité « ne correspondait pas à nos
attentes. » On comprend clairement toutefois à lire les termes du traité
pourquoi il en est ainsi.
La Convention internationale sur la protection de toutes
personnes contre les disparitions forcées appelle toutes les nations à adopter
une « interdiction absolue » des détentions secrètes ; elle
prévoit aussi un dispositif pour localiser le lieu où se trouve la personne
« disparue ». Elle oblige également chaque Etat partie à garantir que
les victimes de « restitutions » et de détention secrète aient un
droit à réparation.
La convention oblige chaque nation signataire à engager, par
le biais d’autorités compétentes, des actions en poursuite contre toute
personne suspectée de pratiquer des disparitions forcées où qu’elle se
trouve. La convention a également établi un comité chargé de surveiller
l’application du traité et d’intervenirdans certains cas de
figure.
Les agents de la Central Intelligence Agency (CIA) qui sont
activement impliqués dans les « restitutions » de par le monde, ainsi
que les dirigeants au plus haut niveau qui les ont commanditées, seraient en
violation directe du traité. Leurs actes ont été autorisés et sanctionnés par
George W. Bush et d’autres membres de son gouvernement. En septembre
dernier, le président américain avait ouvertement reconnu l’existence
d’un réseau de prisons secrètes dirigé par la CIA et insisté pour
qu’elles continuent d’être utilisées.
La pratique américaine consistant à rafler des personnes
soupçonnées de terrorisme au nom de la « guerre contre le
terrorisme » a aussi été ignorée par le congrès américain qui a adopté en
septembre dernier la loi américaine sur les Commissions militaires de 2006 (Military
Commissions Act of 2006) qui approuvent l’incarcération de prisonniers à
Guantánamo Bay et dans d’autres camps de détention de par le monde,
nombre d’entre eux restant secrets. Les prisonniers qui ont été libérés,
de Guantánamo ou d’autres prisons dirigées par les Américains, ont décrit
les conditions régnant dans ces centres, comme relevant de la torture.
Les fonctionnaires français qui ont mené les efforts pour
instituer l’interdiction ont dénombré plus de 51 000 personnes que
les gouvernements de plus de 90 pays ont porté disparues depuis 1980. La grande
majorité de ces personnes, à savoir 41 000, n’a jamais fait
l’objet d’explication et leur lieu de séjour et leur sort demeurent
un mystère.
Les familles des disparus et les organisations de droits de
l’Homme ont fait pression sur l’ONU pendant des années pour
promouvoir l’adoption d’un traité interdisant de tels enlèvements.
Washington est déterminé à ce que le rôle joué par les agents secrets
américains dans ce genre de disparition reste secret et que leurs auteurs
restent à l’abri de poursuites judiciaires tant par les tribunaux
américains qu’internationaux.
Un certain nombre de gouvernements européens qui ont refusé de
signer le traité ont été impliqués en tant que collaborateurs dans les
enlèvements illégaux effectués par la CIA et la torture de personnes suspectées
de terrorisme. Suite à des articles de journaux faisant état de collusion
européenne dans ces pratiques, y compris des rapports relatant
l’existence d’établissements de détention en Europe de l’Est,
le Conseil de l’Europe (CE) a commandité un rapport pour enquêter sur ces
allégations.
Le rapport du CE a décrit une « toile d’araignée
mondiale » d’établissements de détention, dirigée par les agences du
gouvernement américain, nombre d’entre eux étant « ensevelis dans le
secret. » Le rapport constate que les allégations émises contre les
Etats-Unis et 14 gouvernements européens sont en « grande partie
vraies. » Les pays anciennement dirigés par les staliniens, la Pologne, la
Roumanie et les républiques de l’ex-Yougoslavie, la Macédoine et la
Bosnie-Herzégovine, ont joué un rôle crucial dans la collaboration avec la CIA.
Le rapport rédigé par Dick Marty, le rapporteur spécial du CE,
a compilé les enregistrements de vols des avions affrétés par des organisations-écran
de la CIA et les a comparé aux rapports mentionnant des enlèvements connus. Le
rapport a également présenté les récits détaillés de 17 personnes qui disent
avoir été enlevées, « restituées » et, par la suite, torturées dans
des prisons dirigées par les Américains.
Ces victimes ont rapporté que des groupes d’agents
masqués de la CIA, qui les avaient enlevées, les ont enchaînées, leur ont bandé
les yeux et les ont fouillées. Les vêtements des détenus leur ont été retirés
au moyen de ciseaux en les coupant à même le corps. Les détenus ont été soumis
à la fouille de tous les orifices du corps. Certains ont été battus et il y a eu
des cas « d’introduction forcée d’un objet quelconque dans
l’anus d’un homme ».
Après quoi la victime a été enchaînée, ses oreilles obturées
et un sac placé sur sa tête. C’est ainsi qu’il a été embarqué dans
un avion pour s’envoler vers un lieu inconnu. « Dans certains cas,
l’homme était drogué et se rendait à peine ou pas du tout compte de son
réel transfert par avion », précise le rapport.
Le rapport décrit le cas de Binyam Mohamed al Habashi, citoyen
éthiopien et résidant au Royaume-Uni. Selon des lettres et des témoignages de
première main émanant de sa famille et de son avocat, Al Habashi a été saisi au
Pakistan et soumis à la torture alors qu’il était détenu au Maroc. Il a ensuite
été transféré à Guantánamo.
Le premier ministre britannique, Tony Blair, a rejeté le
rapport du CE en affirmant qu’il ne contenait « rien de
nouveau » tout en défendant la pratique des « restitutions »
comme étant parfaitement légale. La Grande-Bretagne a refusé de signer le
nouveau traité interdisant cette pratique.
Deux procès actuellement en cours et concernant les activités
d’agents de la CIA en Europe, et la collaboration de gouvernements
européens, attirent une nouvelle fois l’attention sur la pratique
illégale des « restitutions ».
Le 31 janvier, le Parquet de Munich a émis des mandats
d’arrêt contre 13 agents présumés de la CIA qui sont accusés
d’avoir enlevé et torturé un citoyen allemand, Khaled el-Masri. El-Masri,
citoyen allemand d’origine libanaise, fut arrêté en décembre 2003 en
Macédoine en tant que personne soupçonnée de terrorisme. Il fut illégalement
transféré par des agents des services secrets américains en Afghanistan où il
fut interrogé et torturé durant une période de quatre mois. Lorsqu’il
apparut clairement que son arrestation était une erreur flagrante, el-Masri fut
reconduit en pleine nuit par avion dans les Balkans et abandonné dans une forêt
près de la frontière albanaise.
Une commission d’enquête parlementaire s’occupe
également du dossier d’el-Masri en vue d’établir dans quelle mesure
les autorités allemandes étaient informées ou en réalité impliquées dans
l’enlèvement et la détention d’el-Masri.
La chancelière allemande, Angela Merkel, (Parti chrétien-démocrate)
a immédiatement cherché à distancier le gouvernement allemand de ce dossier.
L’Allemagne a également refusé de signer le nouveau traité interdisant la
détention secrète.
En Italie, autre pays européen qui refuse de signer
l’interdiction, le bureau du procureur général a délivré des mandats
d’arrêt contre 26 nouveaux agents de la CIA qui étaient impliqués en 2003
dans l’enlèvement de l’imam Abou Omar.
Abou Omar avait été enlevé en plein jour à Milan et transporté
dans une estafette à la base américaine d’Aviano en Italie. De là il fut
ensuite transporté par avion à la base aérienne américaine de Ramstein en
Allemagne pour finalement être emmené au Caire en Egypte où il fut jeté en
prison et torturé. A ce jour, il reste détenu au Caire dans la tristement
célèbre prison Torah et privé de tout procès.
L’ancien directeur des services secrets militaires
italiens (SISMI) est menacé d’inculpation pour avoir aidé la CIA dans ses
opérations de « restitutions ». L’un des principaux obstacles à
la procédure judiciaire contre les agents de la CIA est le rôle joué par le
premier ministre italien Romano Prodi qui a invoqué le secret d’Etat pour
toute information importante liée à la coopération entre la CIA et le SISMI.