Le gouvernement conservateur canadien a récemment présenté ses
excuses tardives et de pure forme à Maher Arar, victime de torture. Citoyen
canadien d’origine syrienne, Arar avait été désigné par les agences de
sécurité canadiennes à leur contrepartie américaine comme individu suspecté de
terrorisme. Les responsables américains de l’Immigration l’avaient
détenu lors d’un transit par l’aéroport JFK de New York en
septembre 2002 et l’avait ensuite déporté en Syrie où il a été emprisonné
pendant presque un an sans chef d’accusation et torturé à maintes
reprises.
Une enquête publique sur l’affaire Arar a conclu, après
avoir interrogé des dizaines de témoins et lu des milliers de pages de
documents, que « rien n’indique que M. Arar ait commis une
infraction ou que ses activités aient représenté une menace pour la sécurité du
Canada ». En qualifiant Arar d’individu suspecté de terrorisme, les services
secrets canadiens ont tiré des conclusions hâtives à partir d’informations
insuffisantes et parfois fausses, a ajouté le juge O’Connor, responsable
de l’enquête.
Le rapport d’O’Connor démontre que le gouvernement
canadien et ses agences de sécurité nationale ont été complices de la
déportation, de la détention et de la torture d’un homme innocent.
Ce sont les accusations non fondées d’officiels
canadiens, selon lesquelles Arar entretenait des liens avec le terrorisme qui
ont fait que son nom s’est retrouvé sur une liste américaine d’individus
à surveiller aux frontières. Après que les autorités américaines aient violé la
loi internationale en refusant de déporter Arar au Canada — son pays de
résidence et l’endroit où il voulait qu’on l’envoie —
et en le remettant à la Syrie via la Jordanie où il fut envoyé sur un vol
secret, Ottawa n’a pas levé le petit doigt pour le libérer des griffes
d’un régime bien connu pour les mauvais traitements flagrants infligés
aux prisonniers. Au contraire, le gouvernement canadien a approuvé une requête des
forces de sécurité qui avaient espionné Arar — le Service canadien du
renseignement de sécurité (SCRS) et la Gendarmerie royale du Canada (GRC)
— demandant de faire parvenir aux geôliers syriens d’Arar une liste
de questions qu’ils pourraient lui poser lors des séances d’interrogation
sous la torture. Les officiels consulaires canadiens en Syrie, qui ont servi
d’intermédiaires, ont plus tard déclaré qu’ils ignoraient que le
régime syrien faisait usage de la torture sur une base régulière. Ce
n’est qu’après que la détention d’Arar ait provoqué un tollé
à travers le pays, suite aux efforts incessants de sa femme pour faire
connaître le sort de son mari, que le gouvernement canadien a envoyé une lettre
à Damas pour chercher à obtenir la libération d’Arar. Les huiles du SCRS
et de la GRC s’étaient toutefois opposées à l’envoi d’une
telle lettre et avaient refusé de la signer.
La collaboration étroite d’Ottawa avec les autorités
syriennes en matière de torture de citoyens canadiens ne se limite pas au cas
d’Arar. Trois autres Canadiens originaires du Moyen-Orient qui étaient
aussi sous surveillance de la GRC et du SCRS — Abdullah Almalki, Ahmad El
Maati and Muayyed Nureddin — ont été détenus et torturés par les
autorités syriennes durant la même période. Et comme dans le cas d’Arar, ces
trois hommes se sont vus poser beaucoup de questions identiques à celles que
leur avaient déjà posées des agents de la GRC et du SCRS.
Ces événements suggèrent fortement que les agences nationales
de sécurité et d’espionnage ont utilisé la dictature syrienne (ainsi que
d’autres régimes autoritaires) pour contourner les interdictions légales
canadiennes d’exercice de la contrainte sur les suspects, au moyen
d’arrestations sans chef d’accusation et de torture.
Dans une lettre adressée à Arar et à sa famille au nom du
gouvernement canadien, le premier ministre Stephen Harper a en fait nié que
l’Etat canadien ait été responsable du sort d’Arar, et ne
s’est excusé que « pour le rôle que les responsables canadiens ont
pu jouer dans la terrible épreuve que vous avez vécue en 2002 et
en 2003 » [italiques ajoutés].
Mais comme le montre ce qui précède, la complicité
d’Ottawa dans la détention et la torture d’Arar n’est pas une
question de conjecture. C’est un fait établi. Et Arar a continué à être
maltraité par l’État canadien même après que l’on eut fait pression
sur Ottawa pour qu’il exige sa libération. Plusieurs mois après son
retour au Canada, Arar était toujours calomnié dans la presse qui basait ses
articles sur des fuites qui ne pouvaient provenir que des échelons les plus
élevés des services de sécurité canadiens. Parmi ces fuites se trouvaient des
extraits intégraux de la confession obtenue d’Arar au moyen de la torture
par les autorités syriennes. Il n’est pas surprenant que l’enquête
de la GRC sur l’origine de ces fuites soit maintenant au point mort.
L’« excuse » du bout des lèvres d’Ottawa
s’accompagnait d’un règlement financier à l’amiable. Arar
devrait recevoir 10 millions de dollars de dédommagement pour les sévices
physiques et psychologiques et la perte de revenu que sa famille et lui-même ont
subis. À son retour au Canada, Arar, qui a perdu son emploi à cause de son
incarcération, a été incapable de retrouver du travail en raison des stigmates
accrochés à son nom et des efforts continus de sections de
l’establishment de la sécurité nationale pour le diffamer. Le
gouvernement a aussi accepté de payer le coût des procédures judiciaires
d’Arar.
Alors qu’une telle compensation est tout à fait
légitime, le règlement — caractérisé par sa formulation au conditionnel
— fait partie de la stratégie de l’élite politique canadienne
visant à masquer le rôle joué par le gouvernement et l’État canadien dans
la torture d’un homme complètement innocent et il fait aussi partie de la
menace que fait peser sur les droits démocratiques la « guerre contre le
terrorisme » de l’establishment canadien.
Les médias et l’élite politique ont tenté de présenter
ce qui est arrivé à Arar comme une erreur exceptionnelle et regrettable.
Mais à la suite des attentats terroristes du 11 septembre
2001, le gouvernement libéral de l’époque, avec le soutien de tous les
partis d’opposition et des médias, a considérablement augmenté les
budgets et élargi le mandat du SCRS et de la GRC. Le parlement a adopté à toute
vitesse une loi qui annulait des principes judiciaires de longue date, y
compris le droit de l’accusé de bénéficier d’un procès public et
d’être informé des preuves de l’État contre lui.
La promptitude de l’élite canadienne à faire fi des
libertés civiles et sa complicité dans la torture est aussi illustré par
l’absence de protestation du gouvernement canadien envers
l’administration Bush, qui est responsable du traitement inhumain
des prisonniers de Guantanamo et qui se moque de l’habeas corpus
dans la Loi sur les commissions militaires autorisant l’incarcération
illimitée des individus qualifiés de « combattants ennemis illégaux »
par le gouvernement.
L’affaire
Arar, le gouvernement Harper et Washington
L’automne dernier, lorsque le premier ministre Harper a
demandé à l’administration Bush d’admettre que les autorités
américaines s’étaient trompées dans leur traitement d’Arar, il a
affirmé que son objectif était de favoriser une relation encore plus étroite, y
compris dans les questions de sécurité, entre Ottawa et Washington. Malgré
tout, les États-Unis continuent de dire avec insistance qu’ils
n’ont rien fait de mal en envoyant Arar en Syrie et qu’ils sont en
droit d’ignorer ce qu’a révélé l’enquête publique canadienne
sur l’affaire Arar et de continuer à l’identifier publiquement comme
suspect terroriste, ce qui met dans l’embarras le gouvernement canadien
qui fait partie des alliés les plus enthousiastes de l’administration
Bush.
Dans une lettre aux représentants canadiens datée du 16
janvier, le procureur général Alberto Gonzales et le secrétaire à la Sécurité
intérieure Michael Chertoff ont soutenu que « le maintien du nom d’Arar
sur une liste de suspects est approprié » et est « appuyé par des
informations obtenues par les agences de sécurité américaines qui sont
indépendantes de celles fournies par le Canada au sujet de M. Arar ».
Cependant, le ministre canadien de la Sécurité publique, Stockwell
Day, a dit qu’il n’y avait rien de nouveau sur Arar dans le dossier
américain : « Nos représentants ont récemment examiné toutes les
informations américaines et cela ne modifie pas notre position. »
Cette timide critique du refus de l’administration Bush
de retirer Arar de la liste des personnes « interdite de vol aux
Etats-Unis » a provoqué une vive colère de la part de l’ambassadeur de
Washington au Canada. « C’est un peu présomptueux pour lui [Day] de
dire qui les Etats-Unis peuvent ou ne peuvent pas autoriser à entrer dans le
pays », s’est offusqué l’ambassadeur David Wilkins.
La décision de Washington de ne pas rayer le nom d’Arar
de la liste des personnes interdites de vol aux Etats-Unis a des implications
d’une grande portée pour lui. Non seulement cela signifie qu’il ne
peut plus voyager aux Etats-Unis, mais, la liste américaine étant utilisée par quelque
trente pays, Arar pourrait être traité comme un terroriste dans une grande
partie du monde. En fait, Arar se trouve confronté à de sérieuses restrictions
de vols, même à l’intérieur du Canada, puisque beaucoup de vols
domestiques passent dans l’espace aérien américain et les Etats-Unis se
réservent le droit de forcer tout appareil qui passe dans son espace aérien à
atterrir s’il transporte une personne qui se trouve sur sa liste.
L’intransigeance de l’administration Bush à
l’égard d’Arar vient du fait que si les Etats-Unis admettent avoir commis
une erreur en envoyant Arar en Syrie, cela ouvrirait la porte à une série de
poursuites légales contre la pratique manifestement illégale de la « restitution
extraordinaire » [extraordinary rendition] — le transfert de
soi-disant suspects terroristes à des régimes totalitaires autour du globe pour
y être interrogés sous la torture.
Mais si Washington se sent capable d’ignorer si facilement
l’attitude d’Ottawa sur la question d’Arar, c’est parce
qu’il sait que le gouvernement du Canada et son appareil de sécurité
nationale sont entièrement complices des épreuves d’Arar et, à ce jour,
demeurent ambivalents sur toute cette affaire.
Suite au refus de Washington de retirer Arar de la liste des
personnes interdites de vol aux Etats-Unis, Harper a déclaré que son
gouvernement garde « le droit d’être en désaccord avec les
Américains lorsque la cause du désaccord est substantielle ». Ce n’est
que de la poudre aux yeux.
Les conservateurs ont formé le gouvernement en février dernier
en étant déterminés à transformer la politique étrangère et géostratégique
canadienne pour qu’elle soit encore plus en harmonie avec celle de
l’administration Bush. Le gouvernement Harper s’est fait
l’écho du soutien américain à l’invasion du Liban par Israël
l’été dernier et encouragé un engagement accru du Canada en Afghanistan à
titre de contribution canadienne à la « guerre contre le
terrorisme », permettant ainsi à Washington d’avoir plus de soldats
en Irak.
Tout comme l’administration Bush qui ignore
l’opposition de la majorité de la population à sa guerre de pillage en
Irak, les conservateurs de Harper intensifient les opérations contre-insurrectionnelles
en Afghanistan même si les sondages d’opinion montrent immanquablement qu’une
majorité de Canadiens s’y oppose.
Le gouvernement Harper endosse également les prétentions sans
fondements des responsables américains sur le programme nucléaire iranien. Un
navire de guerre canadien s’est joint au renforcement militaire américain
dans le golfe Persique, un des nombreux signes de la possibilité d’une
attaque américaine imminente contre l’Iran.
Un fort consensus s’est fait dans l’establishment
canadien sur le fait qu’il est nécessaire de faire usage de la force
militaire pour affirmer ses intérêts économiques et géopolitiques dans le
monde. Derrière les critiques occasionnelles à l’encontre de
Washington et des mesures symboliques tel le règlement à l’amiable conclu
avec Arar, ce qui demeure en force, c’est le programme militaire et
antidémocratique de l’élite dirigeante, tant au Canada qu’aux
Etats-Unis.