Des fragments censurés du rapport de la Commission Arar ont
été rendus publics il y a quelques jours après qu’un juge de la Cour
fédérale canadienne eut tranché en faveur de la Commission contre les efforts
du gouvernement conservateur pour les garder secrets.
La divulgation de 1000 des 1500 mots rayés du rapport lors de
son dépôt en septembre dernier vient s’ajouter à une longue liste de
faits démontrant que les services canadiens de sécurité – de concert avec
leurs homologues américains – font un usage systématique de la torture dans
leur supposée « lutte au terrorisme ».
Maher Arar est un citoyen canadien d’origine syrienne
qui faisait l’objet d’une surveillance par les services canadiens
de sécurité lorsqu’il fut détenu en septembre 2002 à l’aéroport
international de New York où il faisait escale en route vers le Canada après un
séjour de vacances en Tunisie.
Muni d’un passeport canadien, Arar aurait dû, selon
la loi internationale, être renvoyé au Canada. Les autorités américaines l’ont
plutôt « remis » à la Syrie, connue pour ses abus des droits de
l’homme. Il y fut enfermé dans une cellule pas plus grande qu’une
tombe, maintes fois torturé, et relâché un an plus tard sans que la moindre
accusation ne soit portée contre lui.
C’est la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui a fourni
aux autorités américaines des « informations » associant Arar à des
activités terroristes sur la base de grossiers amalgames. Après la déportation d’Arar,
la GRC et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) ont collaboré
avec ses geôliers syriens, allant jusqu’à leur expédier des questions
pour fins d’interrogatoire.
Les agences canadiennes de sécurité ont également entravé les
efforts tardifs du gouvernement fédéral pour faire libérer Arar. Après le
retour de ce dernier au Canada, elles ont mené une campagne de calomnies contre
lui, faisant couler dans la presse une « confession » qu’il
avait donnée sous la torture concernant sa supposée participation à un camp
d’entraînement terroriste en Afghanistan. En fait, Arar n’a jamais
été impliqué, de près ou de loin, dans la moindre activité terroriste.
Tous ces faits ont été dévoilés par une commission
d’enquête établie en février 2004 par le gouvernement libéral après
qu’Arar ait publiquement clamé son innocence et raconté son histoire
d’horreur.
Dans son rapport déposé en septembre 2006, toutefois, le président de la commission, le
juge Dennis O’Connor, a présenté l’affaire comme une suite
d’erreurs et a explicitement écarté toute mauvaise foi de la part des
autorités policières ou gouvernementales. Cette interprétation cadrait mal avec
les faits présentés dans le même rapport et résumés plus haut. Elle peut être définitivement
rejetée après la publication plus tôt ce mois-ci des passages jusqu’ici censurés du rapport.
On y apprend que l’enquête sur Arar fut déclenchée
par les aveux d’un autre Canadien détenu en Syrie, Ahmed
el-Maati, aveux qu’il allait ensuite renier pour avoir été faits sous le
coup de la torture. La GRC a obtenu en septembre 2002 un mandat d'écoute contre
Arar sans indiquer que l'information retenue contre lui avait été probablement
soutirée de force. Elle a caché au juge que el-Maati était détenu incommunicado par le renseignement militaire syrien, connu pour
pratiquer la torture contre les prisonniers soupçonnés de terrorisme. Et elle a
évité de mentionner qu’un rapport des Affaires étrangères selon lequel
el-Maati avait été vu en prison et en bonne santé faisait suite à une visite effectuée
neuf mois après les sévices qu’il aurait subis.
Contrairement à l’affirmation catégorique du rapport
O’Connor qu’il n’y a « aucune preuve que les
responsables canadiens aient participé ou acquiescé aux décisions des autorités
américaines de détenir M. Arar ou de le renvoyer en Syrie », les passages nouvellement
publiés montrent que le Canada savait parfaitement le sort que les autorités
américaines réservaient à Arar et n’a rien fait pour empêcher ou dénoncer
sa « restitution extraordinaire ».
Dans un rapport présenté le 11 octobre 2002, un agent du SCRS
posté à Washington soulignait que le FBI et la CIA avaient trouvé un moyen
détourné de faire parler les personnes suspectées de terrorisme. « Lorsqu'ils
ne peuvent détenir un sujet terroriste légalement, ou lorsqu'ils veulent qu'une
personne-cible soit interrogée de façon musclée, ils le restituent à un pays
acceptant de le faire », indique un passage soustrait à la censure. Dans
une autre note de service en date du 10 octobre 2002, le sous-directeur des
opérations du SCRS, Jack Hooper, mentionne que « les Etats-Unis aimeraient
envoyer Arar en Jordanie, où ils pourraient en faire ce qu'ils veulent ». Ces
documents ont été produits deux jours seulement après l'expulsion de Arar vers
la Syrie.
Les nouvelles informations dévoilées comprennent également un
constat émis par une délégation du SCRS suite à une visite effectuée en Syrie
en novembre 2002, selon lequel « les Syriens ne semblaient pas considérer ce
cas [Arar] comme une affaire importante, le percevant plutôt comme une nuisance
que comme quoi que ce soit d’autre ». Autrement dit, les autorités
canadiennes savaient que la Syrie n’avait pas l’ombre d’une
preuve contre Arar mais n’ont rien fait pour le sortir de son cachot
syrien au plus vite et l’ont laissé pourrir en prison là-bas près
d’un an.
La presse patronale a réagi à ces nouvelles révélations en
cherchant à étouffer tout débat sur le recours des autorités canadiennes à la
torture et la menace mortelle que cela constitue pour les droits démocratiques.
Le Globe and Mail, le principal quotidien du monde
canadien des affaires, a publié un éditorial mettant toute l’affaire Arar
sur le seul compte du gouvernement américain qui « n’a jamais admis
son erreur ni cherché à la réparer auprès de M. Arar et des Canadiens en
général ».
La rédaction du Globe évite soigneusement
d’examiner, voire de mentionner, le rôle d’Ottawa dans cette
affaire. Elle garde également le silence sur le refus du gouvernement Harper de
condamner Washington, que ce soit pour sa déportation illégale d’un
citoyen canadien vers un pays tiers, ou sa décision de garder Arar sur sa liste
de présumés terroristes même après qu’il ait été innocenté par une
commission publique d’enquête au Canada.
Le premier ministre Harper a, quant à lui, cherché à balayer
les nouvelles révélations sous le tapis en déclarant qu’elles
concernaient des événements « qui se sont déroulés sous le gouvernement [libéral] précédent » – bien que c’est son
gouvernement conservateur qui a cherché à empêcher leur publication. Mais sans
le vouloir, Harper a laissé percer un aspect critique de l’affaire Arar,
à savoir qu’elle a impliqué tous les milieux dirigeants canadiens –
libéraux et conservateurs, services de sécurité et juges, sans oublier les
médias de la grande entreprise.
Harper a des raisons particulières de vouloir à tout prix
éloigner l’attention publique de l’affaire Arar. Son gouvernement
est présentement engagé dans une opération de camouflage sur une échelle encore
plus large que sa censure du rapport O’Connor. Elle concerne trois autres
citoyens canadiens ayant également été arrêtés et torturés à l’étranger
avec la complicité probable des services canadiens de sécurité, à savoir: Abdullah
Almalki, Muayyed Nureddin et Ahmed el Maati (mentionné plus haut). Le
gouvernement conservateur a mis sur pied une commission d’enquête, mais
les séances se tiennent à huis clos et aucune information qui nuirait à la
« sécurité nationale » ne pourra être divulguée.
La « sécurité nationale » est justement l’argument
invoqué par les conservateurs pour censurer des portions du rapport de la
commission Arar et cacher à la population les brutales méthodes
anti-démocratiques employées par les services de sécurité.
La classe dirigeante canadienne, qui a longtemps utilisé
les commissions d’enquête pour atténuer les tensions sociales en laissant
échapper un peu de vapeur sans que cela n’affecte le moindrement sa
politique réelle, trouve aujourd’hui que même cet espace très réduit
d’expression populaire est devenu insupportable. Comme l’a écrit John
Ibbitson, chroniqueur en vue du Globe and Mail, pour justifier la
censure appliquée par le gouvernement Harper au rapport O’Connor :
« Il y a de bonnes raisons d’accepter un tel secret comme le prix
nécessaire de la vigilance. »
Aucune section de l’establishment politique ou
médiatique n’est sérieusement attachée à la défense des droits
démocratiques. Ils ne peuvent être protégés et étendus aujourd’hui que
par la lutte politique indépendante des travailleurs.