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Allemagne: le gouvernement de grande coalition adopte un « Livre blanc »
Le nouveau rôle de l’armée allemande
Par Dietmar Henning et Kurt Wagner
20 novembre 2006
Six décennies après la fin de la Seconde guerre mondiale, et quinze ans après la réunification de l’Allemagne, l’armée allemande est une fois de plus redevenue une force sur la scène internationale. C’est là le thème central du « Livre blanc 2006 sur la politique de sécurité de l’Allemagne et l’avenir de la Bundeswehr [armée allemande] » qui a été publié fin octobre par le gouvernement de grande coalition (Union chrétienne-démocrate, CDU, Union chrétienne-sociale, CSU, Parti social-démocrate, SPD).
Tout au long de ses 150 pages, le Livre blanc fixe les objectifs de la politique de sécurité de l’Allemagne et tire des conclusions sur les tâches et la structure de l’armée allemande. Une série de « Livres blancs » semblables avaient déjà été publiée depuis 1970 ; le dernier en date remonte à 1994, époque du gouvernement de Helmut Kohl (CDU). Entre-temps, comme le précise le nouveau Livre blanc, « le domaine de la sécurité a profondément évolué. » Sur cette base, le nouveau document tire des conclusions en faveur de changements substantiels.
Il n’est plus question de défense nationale au sens traditionnel, à savoir la défense nationale contre une attaque extérieure. Le Livre blanc poursuit en faisant référence aux « valeurs constitutionnelles » (prévues dans la Constitution allemande d’après-guerre) qui interdisent expressément les guerres d’agression. Mais la politique de sécurité allemande est définie de manière à inclure la possibilité d’attaques préventives, d’ingérence dans les affaires intérieures d’autres pays et de défense des intérêts économiques par la force militaire.
« Une préservation efficace de la sécurité nécessite une coopération préventive, effective et cohérente aux niveaux national et international, y compris une lutte efficace contre les causes » du conflit, peut-on lire dans l’introduction. « Cela exige de prévenir les risques et les menaces pour notre sécurité et d’y faire face là où ils naissent. » poursuit le document.
Selon le Livre blanc, la défense des « intérêts nationaux » exige la prévention de « crises et conflits régionaux », la réponse aux « défis globaux et avant tout à la menace que représentent le terrorisme international et la prolifération des armes de destruction massive, » et « le développement libre et sans entrave du commerce mondial comme fondement de notre prospérité. »
Le caractère préventif et global de la nouvelle politique de sécurité est traité en détail un peu plus loin dans le document. Selon le Livre blanc « La politique de sécurité allemande est prévoyante et basée sur le long terme. Les nouveaux dangers et les nouvelles menaces pour l’Allemagne et l’Europe ont leur origine dans les développements régionaux et mondiaux souvent hors de la zone de stabilité européenne. Ils sont multiples et dynamiques et s’étendent rapidement s’ils ne sont pas immédiatement contrés. La maîtrise de ces défis suppose la mise en œuvre d’une vaste panoplie d’instruments susceptibles de déceler suffisamment tôt les indices de crise ainsi que de prévenir et de régler les conflits. »
Le Livre blanc inclut dans cette « vaste panoplie d’instruments susceptibles de déceler suffisamment tôt les indices de crise » la « politique diplomatique, économique et de développement » ainsi que les « moyens policiers et militaires » et « en cas de besoin, des interventions militaires. »
Ainsi, le gouvernement allemand se réserve le droit d’intervenir militairement dans toutes les régions du monde s’il juge que de telles actions sont dans son intérêt. Des principes, tels la souveraineté nationale et la non-ingérence dans les affaires intérieures d’autres pays, qui avaient été pendant longtemps considérés être des règles fondamentales en matière de relations internationales, sont jetés par-dessus bord, sans autre forme de procès. L’approbation par le Livre blanc de frappes militaires préventives correspond à une justification implicite des guerres d’agression, qui, lors du procès de Nuremberg, avait été le principal chef d’accusation retenu contre les accusés.
A cet égard, il n’y a pas de différence entre la position adoptée dans le Livre blanc et la soi-disant « doctrine Bush » avancée dans la stratégie de sécurité nationale proclamée par les Etats-Unis en 2002 et qui avait légitimé les « frappes militaires préventives » et servi un an plus tard à justifier la guerre illégale contre l’Irak.
Contrairement à la Maison blanche, le gouvernement allemand souligne l’importance des alliances internationales. L’intégralité du deuxième chapitre du Livre blanc est consacrée à ce sujet et traite du rôle d’organisations internationales telles l’OTAN, l’Union européenne, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et les Nations unies. Cependant, l’accord de telles organisations internationales ne modifie en rien le caractère des guerres préventives. De telles guerres servent les intérêts impérialistes, même si elles jouissent de la bénédiction des Nations unies, de l’Union européenne ou de l’OTAN.
Le gouvernement allemand met précisément l’accent sur le soutien international parce qu’il ne dispose ni de la force économique ni de la force militaire pour pouvoir poursuivre à lui tout seul sa politique militaire. Après avoir perdu deux guerres mondiales le siècle dernier, l’Allemagne ne craint rien de plus que l’isolement international.
Le Livre blanc ne prend pas la peine de dissimuler le caractère impérialiste de sa nouvelle doctrine militaire. Il contient, certes, les références habituelles « au respect des droits de l’homme et au renforcement de l’ordre international conformément à la loi internationale, » et au fait de « combler le fossé entre les régions pauvres et riches du monde, » mais la revendication de l’Allemagne à assumer un rôle de grande puissance est clairement formulée : « Il incombe à l’Allemagne, de par sa superficie, sa population, sa puissance économique et sa situation géographique au cœur du continent, un rôle important dans l’aménagement futur de l’Europe et au-delà. »
Les intérêts économiques qui se cachent derrière la nouvelle politique de sécurité sont ouvertement formulés : « L’Allemagne dont la prospérité économique dépend de l’accès aux matières premières, de marchandises et d’idées, a un intérêt tout particulier à la concurrence pacifique au sujet d’idées et de points de vue, d’un système commercial mondial et de réseaux de transport fiables.
La transformation de l’armée allemande
Dans le but de pouvoir participer à des missions globales, l’armée allemande est en train d’être complètement restructurée et orientée en fonction d’interventions internationales et de leur indispensable soutien logistique. Ce processus en est déjà à un stade bien avancé. « Plus de 200.000 soldats ont déjà pris part à des missions internationales, » se vante le Livre blanc.
Les forces armées se répartissent en trois catégories de capacité : combat, stabilisation et soutien.
A l’avenir, le total des forces d’intervention de combat s’élèvera à 35.000 soldats. Ce sont là des forces spéciales qui sont rapidement mobilisables pour des « opérations de haute intensité. » La force de stabilisation comprend 70.000 hommes qui peuvent être déployés pour des « opérations multinationales de moyenne intensité pour une période de temps assez longue et couvrant un vaste spectre de missions de stabilisation de la paix. »
Le restant des 147.500 soldats constituera les forces de soutien. Leur tâche consiste à « fournir un soutien approprié et efficace lors de la planification et de la conduite des opérations aussi bien en Allemagne que lors de missions dans différentes régions du monde. »
En somme, l’armée allemande a pour but de pouvoir « répartir simultanément jusqu’à 14.000 troupes dans plus de cinq régions d’intervention différentes. »
Cette transformation requiert l’intégration de coûteux systèmes d’armement de haute technologie. Le budget fédéral de 2006 prévoit pour le ministère de la Défense 27,87 milliards d’euros et arrive ainsi en deuxième position des dépenses de l’Etat. Le budget de la défense bénéficiera l’année prochaine d’une rallonge de 480 millions d’euros, la première augmentation de ce budget depuis 14 ans.
Ces chiffres ne reflètent qu’en partie les véritables coûts de l’armée et de ses interventions. C’est ainsi que les frais du déploiement allemand au Liban (évalués à 147 millions d’euros par le ministre de la Défense, Franz Josef Jung) ne font pas partie du budget de la défense. Une grande partie des investissements destinés aux nouveaux systèmes d’armement sera obtenue par une redéfinition du budget de la défense. Ainsi, les dépenses de personnel par exemple, seront considérablement réduites du fait de la suppression de 42.000 personnels civils sur les 117.000 qu’emploie présentement l’armée.
De plus, l’ensemble des états-majors et du commandement devrait également être remanié. Des soi-disant « structures de sécurité intégrées » sont planifiées qui regroupent de façon intersectorielle les entités concernées telles « le personnel, les unités, les installations, le renseignement et la reconnaissance et les systèmes d’armement. »
Le Livre blanc précise « qu’à l’avenir, ce ne sera plus la situation de duel classique sur le champ de bataille qui prévaudra, mais l’objectif à atteindre sera plutôt la supériorité de l’information et du commandement et du contrôle » au moyen d’une transmission digitale de l’information via un satellite militaire. « Le triomphe sur le champ de bataille, » ainsi que « sur le libre arbitre de l’adversaire », tels sont les objectifs à atteindre.
« L’approche intersectorielle » mentionnée inclut expressément le Service fédéral de renseignement (Bundesnachrichtendienst, BND) qui ne fait pas partie de l’armée. « A l’avenir, le BND se chargera dans le cadre des tâches que lui confie la loi, la tâche de l’analyse centrale de situation pour le compte du ministère fédéral de la Défense (Bundesministerium der Verteidigung, BMVg) et de l’armée allemande (Bundeswehr) conformément à leurs besoins », peut-on lire dans le Livre blanc.
La coopération entre le service de contre-espionnage du BND allemand et de son service de sécurité militaire (Militärischer Abschirmdienst, MAD) a déjà été intensifiée ces dernières années. Le BND est habilité à placer des personnes sur écoute téléphonique sur le plan national dès lors qu’il est question de « terrorisme international ». Dernièrement, il avait illégalement espionné et mis sur écoute des journalistes allemands. Tout accroissement de la collaboration entre le MAD et le BND a inévitablement pour conséquence le fait que l’armée jouera un rôle de plus en plus important dans les affaires intérieures de l’Allemagne.
Selon le Livre blanc, « la sécurité intérieure est de plus en plus étroitement liée à la sécurité extérieure. » Le document plaide explicitement en faveur de l’emploi de la force armée sur le territoire allemand. Certes, de telles interventions sont pour le moment interdites par la constitution allemande mais le Livre blanc fait référence au fait que « le gouvernement fédéral considère nécessaire d’élargir le cadre constitutionnel indispensable pour pouvoir recourir à la force armée. »
Le gouvernement SPD-Verts emprunte la voie du militarisme
Les principaux changements survenus dans l’Allemagne d’après-guerre furent entrepris à l’initiative du gouvernement social-démocrate/Verts dirigé par le chancelier Gerhard Schröder (SPD) et le ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer (Parti des Verts). « La conception de la Bundeswehr dans les grandes lignes » publiée par le ministre de la Défense, Peter Struck (SPD) en août 2004 a anticipé l’actuel Livre blanc.
Après voir remporté les élections de 1998, mais avant d’avoir pris le pouvoir, le SPD et les Verts furent appelés à choisir leur camp dans la guerre menée par les Etats-Unis contre la Yougoslavie. Les groupes parlementaires du SPD et des Verts soutinrent les menaces de l’OTAN à bombarder la Serbie. Quatre mois plus tard, après avoir pris le pouvoir, le gouvernement SPD-Verts décida de faire participer la Bundeswehr à sa première guerre d’agression depuis 1945.
Trois ans plus tard, le 16 novembre 2001, la majorité parlementaire social-démocrate/Verts accepta le déploiement en Afghanistan de troupes allemandes dans la « guerre contre le terrorisme ». Un an après, le ministre de la Défense Struck (SPD) justifiait l’intervention de soldats allemands en Afghanistan par la phrase devenue célèbre : « La défense de l’Allemagne est aussi assurée dans l’Hindu Kuch. »
Selon un communiqué de l’agence de presse dpa, 10.111 soldats allemands se trouvent présentement engagés dans des missions internationales, dont une grande partie sur ordre de la coalition rouge-verte : 2.800 au Kosovo, 2.800 en Afghanistan, 2.400 devant la côte libanaise, 950 en Bosnie-Herzégovine, 780 au Congo, 270 au Cap Horn en Afrique du sud, 60 sur des navires de guerre en Méditerranée et 51 sont déployés comme observateurs au Soudan, en Géorgie et en Ethiopie/Erythrée.
Depuis 1992 et jusqu’à fin octobre 2006, 64 soldats sont morts lors d’interventions à l’étranger. Au cours de ces huit dernières années, 56 soldats sont morts, la plupart d’entre eux en Afghanistan.
La coalition, formée par les sociaux-démocrates et les pacifistes Verts, entrera dans l’histoire pour avoir été le gouvernement qui aura rompu le consensus d’après-guerre en faveur du pacifisme et qui aura ranimé l’héritage meurtrier du militarisme allemand.
(Article original paru le 13 novembre 2006)