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La culture : une « singularité »française ?

La grève des intermittents du spectacle en France

Par Françoise Thull
29 juillet 2003

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Dans son interview télévisée du 14 juillet, le président Jacques Chirac s'est félicité d'avoir pu sauvegarder la singularité de la culture française vu qu'elle « a pu être inscrit[e] dans la Convention [de la future Constitution européenne]. » « C'est une très grande victoire, pourquoi ? Parce que nous étions pratiquement le seul pays à avoir cette exigence. Nous sommes le seul pays où il y a la conscience d'une aide publique nécessaire à la création et aux artistes, dans toutes les formes d'art. »

Au moment où il tenait ces propos, les intermittents du cinéma, de l'audio visuel et du spectacle vivant se trouvaient déjà en grève depuis plusieurs semaines, une grève qui, pour un grand nombre d'entre eux, représente une lutte pour la vie.

En effet, vendredi 25 juillet, les intermittents du spectacle ont à nouveau organisé une journée nationale de manifestations pour défendre leurs conditions de travail, près de quatre semaines après la signature, le 27 juin dernier, d'un protocole d'accord entre le Medef, la principale organisation patronale française, la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC modifiant leur système spécifique d'assurance chômage.

Le système spécifique d'assurance chômage qui est au coeur du présent conflit permet à de nombreux intermittents de vivre de leur métier. Ce régime d'allocation chômage créé en 1936 est aujourd'hui le dispositif auquel cotisent quelque 200.000 professionnels du spectacle, comédiens, musiciens, danseurs, réalisateurs, décorateurs et accessoiristes, professionnels du montage, du son, de l'image, de l'éclairage, de la coiffure, du maquillage, du costume, techniciens de la scène et de l'audiovisuel, du cinéma et de la radio, artistes de cirque et de music-hall.

Depuis le début des années 1990, ce système n'a cessé de faire l'objet d'attaques incessantes de la part du patronat et de la droite. La raison avancée est toujours la « fraude » excessive alors qu'au fond le plus souvent les dérives sont dues avant tout à l'usage abusif de l'intermittence par le patronat du spectacle dans le cinéma et l'audiovisuel qui font travailler de façon permanente du personnel audiovisuel qu'ils font déclarer sous le régime de l'intermittence. Mais, à présent c'est aux plus fragiles que l'on essaie de faire payer l'addition : les artistes indépendants qui ne sont pas sous contrat permanent et qui seront obligés de changer de métier s'ils venaient à perdre leurs droits aux indemnités chômage.

La grève actuelle n'est en réalité que la prolongation d'une lutte qui n'a cessé de s'exacerber depuis des années pour aboutir en février 2003 à une grève nationale. Les critères d'ouverture de droits aux indemnités de chômage stipulés dans le nouvel accord ont encore été durcis. En conséquence, les techniciens devront travailler 507 heures en 10 mois et les artistes en 10 mois et demi au lieu de 12 mois auparavant. La durée d'indemnisation se limitera à 8 mois au lieu de 12.

La durée rémunérée du travail - car rémunérée par un patron du spectacle et donc officiellement reconnue - ne représente que les heures qu'un artiste ou un technicien passe sur la scène ou le plateau par représentation. Les innombrables heures passées hors de scène pour apprendre un rôle, pour répéter, pour préparer de nouveaux programmes et pour rechercher de nouveaux contrats ne sont pas prises en considération.

Les intermittents précisent donc : « Il est faux de dire que nous ne travaillons que 507 heures par an. Nous travaillons toute l'année (60 heures par semaines en moyenne), mais seules 507 heures de toutes nos heures de travail sont rémunérées. Ces heures payées correspondent à celles que nous passons sur la scène, et non à toutes celles, non payées, que nous passons hors de scène pour inventer, organiser, répéter, puis vendre nos spectacles. Nous travaillons donc en permanence, mais nous sommes payés par intermittence. » (extrait du site internet Culture en danger, un Collectif d'intermittents)

Les conséquences de ce durcissement des critères d'ouverture de droits aux indemnités forceront, d'une part, près d'un tiers des allocataires, dont les plus précaires, à se retrouver sans protection sociale et, d'autre part, signifieront la mort de petites troupes de théâtre ou salles de concert indépendantes ainsi que du spectacle de rue.

Le gouvernement Raffarin, fort de la défaite qu'il vient d'infliger aux salariés à l'issue du conflit social sur les retraites n'a pas choisi la date de la signature au hasard : en pleine période estivale et à quelques jours de l'ouverture d'un grand nombre de festivals majeurs programmés tout au long de l'été partout en France. Comptant ainsi rencontrer très peu de résistance.

L'annonce de la signature de cet accord a pourtant immédiatement provoqué un élan de solidarité sans pareil et un mouvement de colère qui à ce jour n'a pas fléchi. Sur l'ensemble du territoire les intermittents du spectacle firent entendre leur voix. Les festivals d'été les plus prestigieux tels le Festival d'Avignon, de Marseille, le Festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence et les Francofolies de La Rochelle, le Festival de jazz de Tours, de Montpellier-Danse, pour n'en citer que quelques-uns, furent annulés. A Paris, la dernière représentation de la chorégraphe allemande Pina Bausch au Théâtre de la Ville n'a pu être donnée, comme celle du Malade imaginaire de Molière à la Comédie-Française.

Près de Lille, à Lambersart, des manifestants ont bloqué l'accès aux locaux de France 3 pour empêcher la sortie de camions-régie, de cadreurs et de techniciens intermittents de l'audiovisuel devant assurer la retransmission télé du Tour de France. A Chalon-sur-Saône les intermittents ont manifesté en organisant une marche de « l'armée de l'art » sous le slogan « L'art est une arme de construction massive » (par opposition aux armes de destructions massives tant citées).

La mobilisation des intermittents jouit du soutien de près des deux tiers de la population. Plusieurs cinéastes - Jean-Pierre Torn, Christian Vincent et Jacques Maillot - se sont également déclarés favorables à ces luttes en retirant leurs films des compétitions de Paris Cinéma et du festival international de La Rochelle. Les cinéastes ont déclaré vouloir montrer ce que serait le paysage cinématographique français si la remise en cause du statut des intermittents se confirmait: un monde avec moins de films. Jacques Maillot précisa même : « on nous reproche depuis quelques jours de scier la branche sur laquelle on est assis mais, en réalité, c'est le Medef qui scie l'arbre. »

Une pétition signée par 1109 professionnels du cinéma (réalisateurs, comédiens, techniciens, producteurs) fut également endossée par Bertrand Tavernier ; une lettre ouverte adressée par 650 artistes à Jacques Chirac lui demandant « la tenue d'une vaste réflexion sur le financement et la place de la culture en France » porte entre autres la signature de Gérard Depardieu, Constantin Costa-Gavras et Bertrand Tavernier.

La réforme du système d'assurance chômage des intermittents du spectacle se fait dans un contexte où la course au profit et la privatisation des entreprises publiques sont de rigueur. Depuis l'arrivée de la droite au pouvoir le budget de la culture a subi la plus forte régression jamais enregistrée, en chutant en 2003 sous le seuil d'un pour cent du budget de l'Etat. Dans le cadre des projets de décentralisation du premier ministre Jean-Pierre Raffarin, il incomberait alors aux collectivités locales de gérer ces déficits.

La grande variété des formes de contestation des intermittents est aussi une réaction à la commercialisation de la culture, à la programmation par les grandes chaînes de télévision d'émissions douteuses et affligeantes du genre « Loft Story, Big Brother , etc.» et qui marginalisent souvent les autres secteurs culturels.

La détermination et la diversité des manifestations des intermittents du spectacle est en contraste frappant avec l'attitude des syndicats actifs dans la grève, la CGT et FO, ou les organisations représentées dans les coordinations d'intermittents comme Attac ou encore les défenseurs de l'environnement partisans de José Bové. Après que le gouvernement ait réussi à imposer ses plans concernant les retraites malgré les protestations massives, ces organisations se montrent intimidées au plus haut point et elles ont abandonné tout espoir de lutter sérieusement contre les attaques du gouvernement.

C'est la lâcheté politique des syndicats et des organisations liées à eux qui permettent à Chirac de se poser en défenseur de la culture et en champion du dialogue social alors qu'il détruit des droits sociaux fondamentaux et attaque les grévistes. Chirac a clairement expliqué en évoquant les négociations en cours pour la formation professionnelle qu'au cas où leur issue n'était pas conforme au souhait du gouvernement « le gouvernement prendr[ait] ses responsabilités et propose[rait], à ce moment-là, une disposition législative ».

La grève des intermittents montre une fois de plus que la grande majorité de la population n'est pas représentée politiquement. La CFDT qui s'est empressée de signer l'accord est proche de l'aile droite du Parti socialiste et sert d'appoint au gouvernement. Certes, la CGT et FO n'ont pas signé l'accord, mais leur demande de réouverture « d'une véritable négociation pour une réforme équitable » ne remet nullement en cause le gouvernement. Sur leur gauche, ils bénéficient de tirs ciblés de la part de la Ligue communiste révolutionnaire qui glorifie la lutte des intermittents « de véritable opposition » en l'identifiant à la « [naissance] d'une nouvelle gauche ».

Ce qui fait défaut ce ne sont pas les appels pour une alternative mollasse à gauche mais bien une orientation vers la classe ouvrière pour un ralliement indépendant et massif à une perspective socialiste internationale.

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