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La gauche et l'élection présidentielle en France: un échange de lettres sur la politique de Lutte Ouvrière

4 mai 2002

La lettre suivante critiquant notre couverture des élections en France a été envoyée par un sympathisant de l'organisation française Lutte Ouvrière. Nous la publions ainsi qu'une réplique de Patrick Martin au nom du comité de rédaction.

Bonjour,

Comme vous y invitez les lecteurs, je réagis à vos articles à propos des élections présidentielles en France. Je suis sympathisant de Lutte ouvrière, cependant, mes réflexions n'engagent que moi, ceci n'est pas une discussion entre organisations.

Vos articles à propos de la France sont intéressants, cependant, concernant les positions des organisations trotskystes, certaines de vos affirmations sont sans fondement. J'espère qu'il s'agit de manque d'information et non de mauvaise foi. Il serait intéressant, quand vous donnez à vos lecteurs la position d'une organisation dont ils n'ont pas la possibilité de vérifier la politique, de donner des citations complètes, et non seulement l'interprétation que vous en faites.

Tout d'abord, je vous soutiens entièrement dans votre refus de soutenir Chirac face à Le Pen. Inutile de revenir sur les raisons qui font que les révolutionnaires n'ont pas à soutenir un représentant de la bourgeoisie pour «défendre» les travailleurs.

Vous écrivez : «Cependant, la réaction initiale de Laguiller a été tout à fait passive. Dans sa déclaration plus récente, elle a dit qu'elle "n'appellerait pas à s'abstenir au second tour". Elle a ajouté qu'elle encouragerait les travailleurs à ne pas voter pour Le Pen, en refusant d'adhérer à la coalition qui soutient le vote pour Chirac.

Ceci représente une dérobade, et non une politique pour combattre la droite. C'est laisser les travailleurs sans orientation claire sur ce qu'ils devraient faire. La formulation de Laguiller laisse la décision à l'électeur individuel, et implicitement, l'encourage à voter Chirac.»

Ceci est un mensonge, au moins par omission. Comment pouvez vous dire qu'elle appelle, même implicitement à soutenir Chirac? Pourquoi ne pas avoir donné à vos lecteurs le contenu de son communiqué? Lors de son premier passage télé, elle a dit:

«Ce n'est pas en votant pour Chirac que nous changerons une telle situation.

Car Chirac, une fois élu, ne fera même pas sa propre politique, il cherchera à plaire avant tout aux 20 % d'électeurs qui auront voté Le Pen.

Je m'adresse une fois de plus au monde du travail pour dire : la montée de l'extrême droite dans l'opinion est préoccupante. Mais, en dehors des urnes, le monde du travail est le plus fort et personne ne sera capable de lui imposer ce qu'il refusera.

Ce n'est pas en soutenant Chirac et en lui donnant un certificat de bonne conduite qu'on combattra les idées de Le Pen et qu'on combattra son poids dans l'opinion.

Alors, nous devons rejeter la politique du grand patronat, qu'elle soit menée par Chirac, par Jospin ou par le Pen.» Pourquoi ne pas en informer vos lecteurs? 1 heure plus tard, elle affirmait:

«De toute façon, nous n'appellerons pas à voter Chirac. Nous voulons combattre Le Pen, mais il ne peut se combattre que sur le plan social, par d'autres moyens que ceux qu'ont proposés Chirac ou Jospin.» Est-ce cela soutenir implicitement Chirac?

Trotsky disait que seule la vérité est révolutionnaire. En vous tenant en dehors de la vérité, pensez vous vous tenir encore sur le terrain du marxisme?

Le communiqué du 27 avril, dont vous ne retenez que la phrase «je n'appelle pas à l'abstention» est le suivant: «Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière réaffirme qu'elle n'appellera pas à l'abstention et que pas une voix du monde du travail ne doit se porter sur Le Pen. Mais elle se refuse à appeler à voter Chirac comme le fait toute la gauche qui s'enchaîne elle-même au char de Chirac, ce qui est grave pour le monde du travail, car cela laisse les mains libres à un homme qui représente ouvertement le patronat pour prétendre, à l'avenir, qu'il aura été plébiscité par l'ensemble de l'électorat. Ce ralliement à Chirac montre le peu de cas que les partis de gauche font de la différence entre eux-mêmes et les partis de la droite.

C'est pourquoi Lutte ouvrière n'appelle pas à l'abstention, mais appelle à se rendre aux urnes pour voter blanc ou nul. Ce qui comptera c'est que Le Pen obtienne le moins de voix possible, et Lutte ouvrière y contribuera par une campagne contre Le Pen et ses idées dans la rue, dans les quartiers populaires et dans les entreprises.»

Vous n'avez même pas eu la décence de finir la phrase d'Arlette Laguiller! Vous utilisez les mêmes méthodes que les journalistes : phrases tronquées qui changent le sens de la déclaration. Pensez vous avoir informé correctement vos lecteurs de la position de LO? Lors de la manifestation du samedi 27 avril, LO défilait sous le slogan «Pas une voix pour Le Pen, mais pas de plébiscite pour Chirac». Le cortège de LO s'est fait huer par les militants PS, PC et Verts, parce que nous étions les seuls à refuser l'appel à voter Chirac. Pourquoi ne pas rendre cette justice à LO, malgré les divergences que nos organisations peuvent avoir par ailleurs?

La LCR, à l'inverse, défilait sous une banderole «Faire barrage à Le Pen», qui a l'avantage d'être comprise par chacun comme il le veut. Alain Krivine, dans une interview à la radio a affirmé «il faut faire barrage à Le Pen, dans la rue comme dans les urnes». Comment pouvez-vous mettre dans le même sac la position des deux organisations LO et LCR?

Par ailleurs, vous affirmez dans votre article «Le score du dirigeant du Front national aggrave la crise politique en France» que «Lutte ouvrière de Laguiller a toujours refusé d'adhérer à la Quatrième Internationale, en invoquant la raison nationaliste et opportuniste selon laquelle cela nuirait à la crédibilité de l'organisation auprès des travailleurs en France.» Ceci est faux, car jamais LO n'a invoqué une quelconque raison de cet ordre. Vous n'avez d'ailleurs aucune citation, fusse t-elle tronquée, à l'appui de vos dires.

LO a toujours affirmé la nécessité de reconstruire une internationale, et ne cherche nullement à le cacher aux travailleurs. Cependant, face aux multiples internationales se revendiquant toutes de Trotsky, LO affirme qu'aucune ne correspond à une internationale digne de ce nom, du fait de leur poids très inférieur à celui nécessaire pour intervenir sur la scène internationale. LO affirme que prétendre qu'une telle internationale existe c'est se payer de mots et se donner des raisons de ne pas la construire. Vous pouvez ne pas être d'accord avec cette analyse. Mais pourquoi diable faire croire à vos lecteurs que c'est pour les raisons que vous invoquez que LO n'a pas adhéré à votre internationale?

Pour conclure, la première nécessité pour débattre est de savoir informer honnêtement des positions de ses opposants. Vos analyses perdent toute valeur, au regard de la légèreté avec laquelle vous informez vos lecteurs des positions de LO, des citations tronquées pour entrer dans votre démonstration. Si sur ce point que je peux aisément vérifier je constate que vous attribuez à LO une position contraire à celle que LO défend réellement, quel crédit peuvent avoir vos articles sur des questions que je ne connais pas?

En espérant que vous saurez à l'avenir développer vos analyses sans travestir la réalité,

Fraternellement,

un militant communiste révolutionnaire.

EB

29 avril 2002

* * *

La réponse de Patrick Martin :

Cher EB

Alors que vous accusez le WSWS de dénaturer la politique de Lutte Ouvrière et de sa candidate, Arlette Laguiller, la position que vous avancez dans votre lettre est en soi une démonstration claire de la justesse de nos critiques de Laguiller et de LO. De plus, depuis l'envoi de votre lettre, nous avons reçu une lettre de Lutte Ouvrière envoyée à un sympathisant du WSWS qui confirme notre analyse (j'y reviendrai).

Vous commencez ainsi: «Tout d'abord, je vous soutiens entièrement dans votre refus de soutenir Chirac face à Le Pen. Inutile de revenir sur les raisons qui font que les révolutionnaires n'ont pas à soutenir un représentant de la bourgeoisie pour "défendre" les travailleurs.»

Votre accord est bien sûr le bienvenu. Mais les choses ne sont pas si simples. En dehors de vous-même, de Lutte ouvrière et du WSWS, il y a tous les autres: des millions de travailleurs et de jeunes Français qui, clairement, ne comprennent pas encore la nécessité d'une politique indépendante de celle de la bourgeoisie.

Le vote du 21 avril a démontré qu'il existe une énorme tâche d'éducation révolutionnaire à faire en France, comme dans tous les autres pays. Des millions de travailleurs français, y compris un gros 38% des chômeurs ayant voté, ont voté pour Le Pen, leur pire ennemi. Des millions d'autres ont voté pour Chirac, Jospin, Robert Hue et d'autres qui défendent le système capitaliste autant que Le Pen, avec une idéologie et des méthodes différentes.

La campagne au second tour risque de miner davantage la conscience politique des travailleurs, particulièrement la nouvelle génération de jeunes et d'étudiants. C'est une campagne d'endoctrinement qui vise faire croire que le meilleur moyen de défendre les droits démocratiques est de se rallier derrière Chirac, le principal représentant de la grande entreprise. Les partis traditionnels de la classe ouvrière, le PS (Partie socialiste) et le PCF (Parti communiste français) mènent cette campagne et leurs efforts ont eu un impact.

Dans ce contexte, le WSWS est nécessairement critique envers toute tendance à s'adapter à la campagne pro-Chirac, tendance visible sous différentes formes à la fois chez Lutte ouvrière et la Ligue communiste révolutionnaire ( ainsi que le Parti des travailleurs ­ PT).

Notre point de divergence fondamentale avec Lutte ouvrière porte sur le fait que nous accordons une importance première à l'éducation politique des travailleurs, au développement de leur conscience révolutionnaire, plutôt qu'à une forme ou une autre d'activité pratique, comme la lutte syndicale. Il est loin d'être «inutile de revenir sur les raison» comme vous dites. Le développement d'une telle discussion dans la classe ouvrière est le but central de la vie politique dans une période comme la nôtre, c'est la préparation indispensable pour les luttes révolutionnaires à venir.

Cette lutte pour éduquer la classe ouvrière est basée sur les principes du marxisme. Mais c'est un processus créatif qui n'a rien à voir avec l'enseignement doctrinaire de ceux qui prêchent leurs positions politiques sous la forme de dogme inspiré de Marx, Lénine ou Trotsky. Notre opposition à un vote pour Chirac n'est pas simplement basée sur une récapitulation formelle de l'orthodoxie qui interdit de soutenir un représentant de la bourgeoisie. C'est plutôt le produit d'une analyse marxiste des tâches politiques posées à la classe ouvrière française dans les conditions concrètes de mai 2002. Dans notre lettre ouverte à LO, à la LCR et au PT [Non à Chirac et Le Pen! Pour un boycott des élections présidentielles en France par la classe ouvrière] nous expliquions ceci :

« D'aucuns vont prétendre que boycotter le scrutin du 5 mai renforcera Le Pen et son mouvement fasciste. Nous rejetons de telles affirmations sans réserve. La politique n'est pas l'arithmétique, et pour s'opposer à Le Pen il n'est pas nécessaire de soutenir Chirac. Au contraire, c'est précisément la campagne officielle de soutien pour Chirac, campagne qui unifie la droite gouvernementale et la gauche gouvernementale, qui renforce l'affirmation entièrement fausse et démagogique de Le Pen que c'est lui seul qui exprime l'opposition populaire à l'establishment politique.

« Une campagne de boycott et d'opposition à grande échelle au scrutin du 5 mai qui sera menée par la gauche socialiste et qui mobilisera les travailleurs contre Le Pen et Chirac, dégonflerait les fausses prétentions de Le Pen et montrerait aux masses qu'il y a bien une force sociale qui conteste l'ordre social et politique actuel.»

Les changements dans la ligne politique de LO

Vous ne dites rien de la substance de notre analyse politique ou du lien entre les tâches politiques de la classe ouvrière et la tactique que nous proposons : le boycott de l'élection du 5 mai. Plutôt, vous vous limitiez à des plaintes que nous avons mal cité ou déformé les propos d'Arlette Laguiller, dont vous citez longuement les déclarations du 22 et du 27 avril. Mais pourtant, c'est bien vous-même qui déformez la position de LO qui a subi une évolution politique distincte entre ces deux dates.

Dans sa première déclaration du 22 avril, Laguiller a déclaré qu'elle n'appellerait pas à une abstention au second tour, mais demandait plutôt aux travailleurs de ne pas voter pour Le Pen ce 5 mai, sans pour autant définir ce que les travailleurs qui avaient voté pour LO devaient faire. Elle concluait, tel que l'on peut le lire dans le journal de Lutte ouvrière: «Naturellement, chacun doit faire le choix qui le semble le meilleur, mais chacun doit considérer ce que son vote signifie pour l'avenir».

C'est cette déclaration qui fut critiquée dans plusieurs des articles parus sur le World Socialist Web Site. Vous vous objectez à ce que nous dénoncions cette déclaration comme étant vague et une caution implicite d'un vote pour Chirac. Toutefois, Lutte ouvrière a elle-même reconnu que cette déclaration n'était pas adéquate. À partir du 26 avril, les déclarations de Laguiller et les articles parus dans le journal de Lutte ouvrière ont appelé les travailleurs à se rendre aux bureaux de scrutin le 5 mai pour y déposer un vote blanc. LO a elle-même reconnu que ceci représentait un changement de sa ligne politique dans une lettre écrite à un sympathisant du WSWS qui avait fait parvenir à l'organisation notre lettre ouverte à LO, à la LCR et au PT en demandant une réponse. Voici le texte complet de cette lettre de LO, datée du 3 mai :

«Le soir du premier tour de l'élection présidentielle, LO a publié une déclaration (disponible sur notre site) dans laquelle nous avertissions les travailleurs des dangers de voter pour Chirac (et pour Le Pen naturellement). Depuis, prenant en considération la campagne hystérique pour Chirac dans les médias et à peu près toutes les tendances politiques, nous avons reformulé notre position de façon encore plus précise, appelant pour un vote blanc, de façon à permettre de faire un geste politique contre les deux candidats.

«Tout ceci a toujours été disponible sur notre site. Avant de nous écrire une "lettre ouverte" et de nous conseiller quoi faire, vous auriez pu au moins prendre connaissance des faits exacts.»

Laissons de côté pour l'instant la signification du vote blanc pour l'instant, nous y reviendrons. Cette lettre démontre clairement que LO a elle-même reconnu la faiblesse de la première déclaration de Laguiller. L'organisation a ensuite cherché à corriger sa position, en soi une décision tout à fait raisonnable, mais qui fut décrite en termes diplomatiques : «nous avons reformulé notre position de la façon encore plus précise.»

Laguiller a ensuite fait une deuxième déclaration en date du 27 avril, incorporant la nouvelle ligne politique de l'appel de LO pour un vote blanc. Vous déclarez que nous avons mal cité ce document, mais cette déclaration n'était en fait pas disponible au moment où le WSWS a écrit ses articles. Nous n'y faisons pas référence ni dans la déclaration du Comité International de la Quatrième Internationale (CIQI) du 26 avril, qui appelait à un boycott du vote du 5 mai, ni dans la lettre ouverte mise en ligne le soir du 28 avril.

Boycott ou vote blanc?

Vous ne discutez pas de la différence entre un appel pour un boycott et un appel pour un vote blanc, et peut-être vous semble-t-elle bien mince. Assurément, s'il en était ainsi, nous n'attaquerions pas publiquement LO sur une simple question de terminologie dans le simple but de monter en épingle des différences inexistantes en réalité. Ce serait sectaire dans le sens le plus fondamental du terme.

Mais en politique, ce qui semble être une petite nuance peut se révéler avoir de profondes conséquences. C'est le cas ici. Le boycott et le vote blanc ne sont pas simplement deux propositions différentes de ligne de conduite pour le 5 mai, mais représentent deux conceptions différentes des tâches politiques de la classe ouvrière et des éléments révolutionnaires de cette classe.

Notre appel pour un boycott n'est pas basé sur la croyance que les socialistes, en général et dans tous les cas, doivent refuser de participer dans les élections bourgeoises. Ceci ne serait qu'abstentionnisme stérile et réactionnaire, et ne ferait que convaincre les travailleurs de notre manque de sérieux. Tant et aussi longtemps que la classe ouvrière ne sera pas assez puissante pour renverser la classe dirigeante, elle n'a d'autre choix que d'utiliser les formes politiques existantes pour faire avancer sa lutte.

Toutefois, il ne s'agit pas de n'importe quelle élection, mais du deuxième tour du 5 mai entre le principal représentant politique de la bourgeoisie française et un démagogue fasciste. Dans ces conditions concrètes, la tâche de la classe ouvrière est de répudier ce choix publiquement, avec force et de façon organisée. La tactique qui facilite une telle mobilisation politique est le boycott. Les travailleurs devraient refuser de donner la moindre sanction ou légitimité à cette farce politique ou encore à la politique du gouvernement qui en résultera.

Le boycott des élections a un caractère politique et social bien différent que de déposer un vote blanc dans l'urne. Il s'agit d'un rejet, non seulement des deux hommes dont les noms apparaissent sur les bulletins de vote du second tour, mais de tout le cadre politique qui a mené à ce «choix» faux et antidémocratique.

La tactique proposée par le WSWS vise à mobiliser la classe ouvrière en tant que force politique active, mettant la classe ouvrière à la tête de ceux qui s'opposent à l'establishment politique dans son ensemble, autant la «gauche» et la «droite» que la réaction fasciste. Cette tactique est bien établie, non seulement dans le mouvement ouvrier, mais aussi dans les partis bourgeois démocratiques, comme lors du récent référendum organisé par le général-dictateur Musharraf du Pakistan, qui a été boycotté de façon très efficace par l'opposition bourgeoise.

L'appel pour un vote blanc, LO l'admet elle-même, est une réponse passive à la pression mise sur les travailleurs pour qu'ils votent pour Chirac ou comme LO l'a écrit dans sa lettre, pour qu'ils posent «un geste politique». C'est un appel ambigu, qui permet à LO de s'opposer «pour la forme» à un vote pour Chirac, tout en s'adaptant en pratique à la campagne pro-Chirac.

Lutte ouvrière ne prend évidemment pas sa propre politique très au sérieux, car elle n'a pas proposé à la Ligue communiste révolutionnaire et au Parti des travailleurs d'adopter la même ligne politique ou encore que les trois partis la défendent dans une campagne conjointe. Le WSWS a publié une lettre ouverte à LO, à la LCR et au PT, malgré des divergences politiques bien connues, parce que le deuxième tour offrait une formidable ouverture politique. Si des organisations ayant obtenu plus de 10 p. cent des voix avaient conjointement appelé à un boycott du vote du 5 mai, et dénoncé l'élection comme étant une fraude, ceci aurait eu un grand impact sur la classe ouvrière et sur l'opinion publique française et internationale.

Peu importe ses intentions, Lutte ouvrière a pris une position évasive sur le point focal de la lutte contre le «front républicain» de la droite et de la gauche gouvernementales. Les sympathisants de Lutte ouvrière vont se joindre à la grande marche vers les urnes le 5 mai (l'un des slogans de la campagne pro-Chirac est un taux de participation de 100 p. cent pour «pour défendre la démocratie»). C'est seulement dans l'intimité de l'isoloir que les sympathisants de LO se distingueront des partisans de Chirac, ou en l'occurrence de ceux de Le Pen.

Un appel public au boycott aurait par contre immédiatement opposé Lutte ouvrière au PS, au PCF, aux Verts, etc., partout sur les lieux de travail et dans tous les coins de rue. Le boycott trace aussi une ligne plus claire contre tout soutien pour Le Pen au sein de la classe ouvrière, puisque les travailleurs confus qui ont voté pour le Front National vont aussi aller voter le 5 mai.

Chirac : le moindre mal?

Malgré sa posture officielle d'appel à un vote blanc, il y a de solides indications que l'opposition de LO à un vote soit pour Chirac soit pour Le Pen n'est pas aussi claire que vous le laissez entendre. LO et Laguiller ont souvent répété que ce qui comptait le 5 mai, c'était que Le Pen reçoive le moins de voix possibles, une façon détournée en quelque sorte de suggérer que Chirac est le moindre mal. Cet argument vient compléter cet autre selon lequel Chirac ne doit être élu qu'avec les votes de la droite et pas ceux de la gauche, de façon à le mettre dans une position plus faible pour mener sa propre politique de droite. On peut déceler dans cette position un peu plus qu'une touche de crétinisme parlementaire. Comme si c'est le décompte des voix, plutôt que le rapport de forces entre classes en conflit, qui déterminera l'issue des luttes à venir.

Dans les manifestations du 27 avril, LO a défilé sous des bannières où l'on pouvait lire: «Pas une voix pour Le Pen, mais pas de plébiscite pour Chirac». Le choix des mots est très révélateur. LO n'a pas écrit «Pas de vote pour Chirac ni pour Le Pen». LO n'a pas prôné sa propre position officielle pour le 5 mai, soit le vote blanc. LO a plutôt défilé sous une bannière qui suggérait clairement aux travailleurs de considérer différemment Le Pen et Chirac.

Vous avez critiqué la banderole de la LCR lors de ces manifestations, «Faire barrage à Le Pen», soulignant correctement qu'elle a «l'avantage d'être comprise par chacun comme il le veut». L'on peut dire la même chose de la banderole de LO. Personne ne doit voter pour Le Pen, dites-vous. Au même moment, le vote pour Chirac ne doit pas devenir un plébiscite, c'est-à-dire, un mandat permettant à Chirac de se présenter comme le représentant reconnu de tout le peuple français. Il est clair que ce slogan est une adaptation à la campagne pro-Chirac. La banderole aurait pu tout aussi bien dire: «Voter pour Chirac sans lui donner un chèque en blanc». C'est exactement la position qu'ont adoptée des sections de la gauche socialiste et des Verts.

Les termes que l'on trouve sur cette bannière ont été repris dans la troisième déclaration de Laguiller sur les élections, celle du 30 avril, dans laquelle on pouvait lire : «à quelques jours du 5 mai, il est important d'affirmer que pas une voix ne doit se porter sur cet ennemi juré de la classe ouvrière qu'est Le Pen, mais aussi que le second tour ne doit pas être un plébiscite pour cet homme ouvertement au service du grand patronat qu'est Chirac.» L'ajout de quelques mots plus négatifs sur Le Pen peut être une réponse aux critiques de la «gauche» officielle, qui ont accusé LO d'être pro-fasciste, ou peut refléter une inquiétude que certains travailleurs sous son influence aillent voter pour le candidat fasciste en signe de protestation.

Finalement, il y a aussi les manifestations du premier mai à Paris et dans d'autres villes où LO a encore défilé sous la bannière : «Pas une voix pour Le Pen, mais pas de plébiscite pour Chirac». L'organisation n'a pas distribué un tract ou une déclaration politique s'opposant à la campagne pro-Chirac des organisateurs de la marche, essentiellement des chefs syndicaux, des staliniens et des sociaux-démocrates. En fait, LO a pris la décision d'éviter une confrontation directe avec l'esprit politique de la manifestation et avec les illusions entretenues par de nombreux participants, à qui l'on a dit qu'un vote pour Chirac est un coup porté au fascisme.

Cette attitude évasive est, malheureusement, une caractéristique de la politique de Lutte ouvrière, qui recule devant la lutte politique qui est requise pour clarifier et éduquer la classe ouvrière.

L'opposition à la Quatrième Internationale

Vous terminez votre lettre par une charge contre la Quatrième Internationale, défendant Lutte ouvrière de la critique qu'elle s'est toujours, pour des raisons opportunistes et nationalistes, opposée à la construction d'un parti mondial de la révolution socialiste.

Je ne puis, dans le cadre de cette lettre, passer en revue l'histoire de Lutte ouvrière et de son prédécesseur, Voix ouvrière, qui existent comme tendance politique depuis la Deuxième guerre mondiale. Il suffira pour le moment de dire que VO/LO étaient les héritiers politiques de ceux qui, comme Isaac Deutscher, se sont opposés à la fondation de la Quatrième Internationale en 1938, arguant qu'il était impossible de construire une nouvelle internationale tant qu'il n'y aurait pas de nouveaux partis révolutionnaires de masse et de nouvelles victoires révolutionnaires de la classe ouvrière.

Cette position met la charrue devant les boeufs, en rejetant l'unique moyen de créer des partis de masse et d'obtenir de nouvelles victoires révolutionnaires, à savoir: la construction d'un mouvement international basé sur la défense des principes révolutionnaires socialistes. Cette opposition à la construction de la Quatrième Internationale reflétait un scepticisme persistant sur les possibilités de la lutte pour le marxisme et une démoralisation engendrée par les grandes défaites de la classe ouvrière dans les années 30 et les crimes monstrueux du stalinisme et du nazisme.

Vous écrivez au sujet des organisations qui déclarent représenter la continuité du trotskysme : «LO affirme qu'aucune ne correspond à une internationale digne de ce nom, du fait de leur poids très inférieur à celui nécessaire pour intervenir sur la scène internationale.» C'est du pragmatisme cru. Pour vous ainsi que pour LO, c'est le nombre et non les principes politiques qui détermine la viabilité d'une tendance politique.

Vous déclarez que le CIQI est trop petit pour mener une intervention efficace sur la scène internationale, position que nous rejetons entièrement. Mais dans ce cas, laissez-moi vous demandez : quelle excuse avez-vous en France? Lutte ouvrière a des milliers de partisans et vient de recevoir 1,6 million de votes, et pourtant votre organisation s'abstient en fait de la lutte politique, non seulement en France, comme on peut le voir avec les élections, mais surtout à l'échelle internationale.

Il est remarquable que Laguiller, dans sa campagne présidentielle, n'a pratiquement pas fait référence aux questions internationales auxquelles sont confrontés les travailleurs français. Elle n'a pas fait campagne contre l'intervention française en Afghanistan, contre la collaboration de la France avec l'impérialisme américain au Moyen-Orient ou contre l'appui de la France au néo-colonialisme en Afrique.

L'hostilité de Lutte ouvrière à la Quatrième Internationale ne peut qu'avoir les conséquences les plus pernicieuses, tant pour la propre santé politique de cette organisation que pour la classe ouvrière française. La construction d'une direction révolutionnaire et socialiste en France ne peut aller de l'avant que comme une tâche internationale.

Fraternellement,

Patrick Martin

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