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Les implications historiques mondiales de la crise politique aux États-UnisPar Barry Grey Voici le texte d'un rapport prononcé le 23 janvier 2001 par Barry Grey, membre du comité de rédaction du WSWS, à l'école internationale organisée à Sydney par le Parti de l'égalité socialiste (SEP) australien. La dernière décennie a été une période de crise politique intense aux États-Unis. Elle a été caractérisée par une anomalie évidente généralement ignorée par les commentateurs bourgeois : la victoire américaine sur son ennemi juré de la Guerre froide, l'émergence des États-Unis comme « superpuissance unique » et l'expansion économique sans précédent de ce pays ont été accompagnés d'une série d'éruptions politiques d'une importance telle qu'elles remettent en question la viabilité des institutions démocratiques bourgeoises aux États-Unis. Comment expliquer ces phénomènes opposés en apparence ? Je pense qu'il serait juste de dire qu'à l'exception du Comité International de la Quatrième Internationale (CIQI) et du World Socialist Web Site, personne n'a été en mesure de fournir une réponse convaincante à cette question. Pour notre part, nous avons retracé et analysé pendant toute une décennie le développement des contradictions sociales, politiques et idéologiques du capitalisme américain. Nous avons ainsi été en mesure, littéralement dès qu'a commencé la mise en ligne quotidienne de notre site Web, soit en janvier 1998, d'accomplir la tâche politique et intellectuelle d'expliquer le sens et de dévoiler quelles forces sociales se cachaient derrière l'un des épisodes les plus bizarres du XXe siècle - le scandale Monica Lewinsky et la chasse aux sorcières contre Bill Clinton. Au cours des dix dernières années, la politique américaine s'est apparentée à un mauvais roman savon ponctué d'intrigues tellement invraisemblables que l'on serait en droit de penser que même les patrons d'un réseau télévisé n'oseraient les intégrer à leurs émissions. S'y retrouver parmi tous ces événements, être capable de trouver le sens d'un processus qui semble parfaitement irrationnel (et qui l'est d'une certaine façon), parvenir à en révéler le caractère de classe, à en expliquer l'existence en tant processus historique, et démontrer toute son importance politique pour la classe ouvrière et la révolution socialiste, c'est là un défi de taille pour la théorie marxiste. Comment le Comité International est-il parvenu à développer une analyse marxiste de ces événements et partant, à dégager une position indépendante et les intérêts de la classe ? Encore une fois, cela s'explique par l'héritage du trotskysme et, plus particulièrement, sa conception de la révolution socialiste mondiale et sa perspective marxiste. Indéniablement, notre travail actuel sur la crise politique aux États-Unis est basée sur l'analyse de la crise du capitalisme mondial effectuée par le CIQI suite à la scission de 1985-1986 du Workers Revolutionary Party (WRP) britannique. Notre travail ne pouvait d'ailleurs ne se développer que sur cette base. Le document de perspectives du CIQI d'août 1988 mettait l'accent sur les transformations universelles et mondiales de l'économie politique sous-jacentes à la crise des régimes staliniens. Il dévoilait le fait crucial que l'effondrement de ces régimes qui étaient les plus directement basés sur des politiques d'autarcie nationale était la première expression d'une crise générale du système de l'État-nation une crise provoquée par la mondialisation du système capitaliste de production et d'échange. Cette pénétrante analyse s'inscrivait tout à fait dans la tradition de la méthode de l'analyse marxiste dont le principal représentant a été Léon Trotsky. Elle était le produit de la lutte politique menée par le CIQI pour réorienter le mouvement sur les fondements internationalistes du marxisme par opposition à l'opportunisme national qui domine maintenant la direction du WRP. Dans ses déclarations et ses documents subséquents, le Comité International et sa section aux États-Unis ont approfondi cette analyse de base en insistant sur le fait que l'effondrement des régimes staliniens signifiait également celui de l'équilibre international décidé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Une nouvelle période de déséquilibre international qui allait inévitablement entraîner une autre vague de conflits interimpérialistes et de lutte des classes dans tous les pays capitalistes s'ouvrait alors. Cette conquête théorique du marxisme a sensibilisé notre mouvement à la croissance des contradictions sociales et politiques aux États-Unis, le centre du capitalisme mondial. Ainsi, dans des conditions où les États-Unis semblaient se renforcer, alors que le monde bourgeois (et la majorité de l'humanité) s'émerveillaient des succès économiques et militaires de l'Oncle Sam, le CIQI percevait le processus beaucoup plus en profondeur de crise économique et de dégénérescence politique qui se développait aux États-Unis. La perspective que j'aimerais vous présenter soulève l'importante question méthodologique qui suit. Correctement compris, l'internationalisme n'est pas une suite de phrases ou de formules devant, dans le respect d'un certain protocole, être adjointe à tous les articles et les déclarations ayant trait aux développements sociaux et politiques d'un pays donné. Le rapport entre l'international et le national est, comme dans toutes les catégories de pensée, un rapport dialectique. Une approche véritablement internationale et scientifique permet à un mouvement d'analyser en profondeur les processus historiques et sociaux à l'uvre dans un pays ou une partie du monde, et d'aucun pourrait dire qu'elle trouve son expression la plus concrète dans cette capacité. L'internationalisme ne dispense pas d'étudier les conditions qui priment aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Australie, au Sri Lanka, ou ailleurs dans le monde. Partant de l'économie et de la politique mondiale, le marxiste est capable d'arriver à une compréhension relativement complète et précise de l'amalgame des tendances internationales telles qu'elles prennent forme de façon unique et contradictoire dans un tel ou tel pays. Cette approche permet de révéler les tendances du développement politique et des questions qui se posent à la classe ouvrière d'un pays donné, et par là d'établir de façon concrète le caractère international de la lutte des classes et la nécessité pour les travailleurs de tous les pays de baser leurs politiques sur une stratégie internationale. Ce n'est pas un hasard si Trotsky qui, plus que tout autre au XXe siècle, a fait de la révolution socialiste mondiale l'axe de sa vie politique, a également été le plus grand praticien de l'analyse et du prognostic politiques pour toute une série de pays spécifiques. On n'a qu'à mentionner les écrits de Trotsky sur le Royaume-Uni, l'Allemagne, la France, l'Espagne, la Chine, les États-Unis et bien entendu la Russie pour illustrer le lien qui existe entre la perspective internationale et le développement d'un programme et d'une stratégie pour la classe ouvrière d'un pays en particulier. Une analogie, peut-être pas la meilleure qui soit, peut être faite ici avec les sciences médicales : le médecin spécialiste qui dévoue ses efforts à traiter les problèmes cardiaques, pulmonaires ou cutanés ne peut administrer un traitement approprié que dans la mesure où son diagnostic est effectué à la lumière d'une compréhension scientifique de l'ensemble du corps humain, notamment du cerveau, mais aussi de la complexe et même contradictoire interrelation régnant entre les diverses parties du corps, et enfin du rapport de ces dernières avec l'ensemble du corps. Dans ce même ordre d'idée, un passage mémorable de l'ouvrage Défense du marxisme nous vient à l'esprit. Dans la partie « L'ABC de la dialectique matérialiste », Trotsky écrit : « le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l'empreinte figée d'une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse, j'allais presque dire une saveur, qui les rapprochent jusqu'à un certain point des phénomènes vivants. Non pas le capitalisme en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas l'État ouvrier en général, mais tel État ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l'impérialisme etc. ». En plus de ces considérations méthodologiques générales, il faut déclarer catégoriquement que l'effondrement de la démocratie aux États-Unis est un événement mondial d'une importance immense annonçant une nouvelle étape dans la crise du capitalisme à l'échelle mondiale. Ce fait découle de la position unique du capitalisme américain et du rôle particulier qu'il occupe au sein du système capitaliste mondial au XXe siècle, un point sur lequel je reviendrai. Mais d'abord, je voudrais passer en revue les principales caractéristiques de la crise actuelle aux États-Unis. Les élections 2000 aux États-Unis constituent un tournant historique. Elles représentent une cassure irrévocable des formes traditionnelles de la démocratie américaine. Il n'est pas exagéré de dire « que le Rubicon été franchi » avec l'importante décision prise par la Cour suprême à cinq contre quatre qui a accordé le résultat des élections au candidat républicain George W. Bush. Malgré les tentatives des médias et de l'establishment politique - tant libéraux que conservateurs - de présenter les événement de novembre et de décembre 2000 en « passant outre » comme si rien de bien important ne s'était passé, il n'empêche que les États-Unis se sont transformés de façon fondamentale, et rien ne sera plus jamais pareil dans ce pays, pour ne pas dire dans le monde. Il a fallut cinq semaines après le vote du 7 novembre avant que l'establishment politique ne décide du résultat de l'élection présidentielle contestée - une contestation qui en elle même est un développement sans précédent dans l'histoire américaine du XXe siècle. La décision finale a été prise de façon ouvertement partisane et antidémocratique. Jouissant du soutien généralisé des mass médias, le Parti républicain a fait campagne pour un candidat qui, bien qu'il ait perdu le vote populaire national par plus de 500 000 voix, n'en a pas moins été proclamé vainqueur de l'État de la Floride (un État clé dont les 25 votes électoraux ont finalement déterminé le gagnant des votes électoraux à l'échelle du pays), sur la base d'un écart officiel de quelques centaines de voix seulement sur un total de six millions enregistrées dans tout l'État. Pis encore, pour y arriver il fallu interdire aux comités électoraux locaux d'effectuer tout recomptage manuel des bulletins pour lesquels le dépouillement mécanique initial n'avait pu détecté de vote pour la présidence. Le recomptage manuel est pourtant prévu par la loi floridienne, tout comme par les lois électorales de tous les États. C'est un exercice fréquent dans les élections aux États-Unis. D'ailleurs, plusieurs candidats républicains qui se sont retrouvés dans des luttes électorales serrées ailleurs dans le pays ont demandé de tels recomptages et se les ont vus accordés. En fait, quelques heures seulement après le vote du 7 novembre, de nombreux rapports d'irrégularités et de fraudes électorales sont apparus en Floride. Ces irrégularités ont touché des milliers d'électeurs juifs dans le comté de Palm Beach où l'antisémite Pat Buchanan s'est retrouvé par erreur avec des milliers de votes du fait de la complexité du bulletin. Dans d'autres comtés, des Afro-américains et des Américains d'origine haïtienne n'ont pu voter à cause de barrages routiers de la police ou se sont fait dire à tort que leur nom n'apparaissaient pas sur la liste électorale. Rappelons que la Floride est dirigée par le gouverneur Jeb Bush, le frère du président républicain, et que Katherine Harris, la secrétaire d'État qui a utilisé son pouvoir pour empêcher les comités électoraux locaux d'effectuer les recomptages, était la coprésidente de la campagne électorale présidentielle de George W. Bush en Floride. Enfin, la législature de l'État, à majorité républicaine, est allé jusqu'à déclarer qu'elle ignorerait toute recomptage officiel éventuel qui octroyait la victoire au candidat démocrate Al Gore, et elle s'est empressée de nommer ses propre grands électeurs fidèles à Bush. Malgré tout, les médias n'ont pas hésité à qualifier de partisannerie le moindre soupçon de biais politique ou de manipulation de la part des autorités de la Floride. Il est important de signaler qu'ils ont d'ailleurs reçu à cet effet l'appui de la secte qui gravite autour de Jack Barnes connue sous le nom de Socialist Workers Party. Après avoir publié une série de numéros du Militant en novembre et en décembre où ce groupe ne soufflait pas le moindre mot - mais vraiment pas un mot - sur les élections et les résultats électoraux, Barnes et compagnie ont finalement publié un article le 8 janvier dans lequel ils accusaient le candidat démocrate Gore de tenter de voler les élections et où ils présentaient Katherine Harris comme la victime d'une attaque « anti-femme » montée par les libéraux. Dès l'instant où il est apparut clairement que l'élection présidentielle serait contestée au-delà du 7 novembre, une question essentielle s'est posée à l'establishment politique et financier américain. Quelles considérations guideraient ses efforts pour résoudre l'impasse ? Devraiton tenir compte de la nécessité d'en arriver à une résolution démocratique - c'est-à-dire correspondant à la volonté de l'électorat, au mieux qu'elle puisse être déterminée - ou devrait-on procéder selon d'autres considérations ? Quelques semaines auparavant, Washington n'avait pas seulement incité mais également organisé une révolte populaire en Serbie au cours de laquelle les édifices gouvernementaux ont été attaqués au nom de la sainteté du scrutin. Mais dans sa propre crise électorale, l'élite dirigeante américaine n'a jamais, même au début, démontré la moindre préoccupation pour le principe du respect de la souveraineté populaire. Au cours de la lutte pour remporter le vote floridien, le Parti républicain a mobilisé une foule déchaînée pour intimider les responsables des élections dans le comté de Miami Dade, ce qui réussit à faire cesser le recomptage des bulletins litigieux. Les républicains ont fait directement appel aux militaires en leur demandant de s'opposer au recomptage demandé par les démocrates, même si ce dernier était pourtant sanctionné par la Cour suprême de l'État de Floride. Enfin, ce sont cinq juges républicains droitistes de la Cour suprême des États-Unis, représentant la majorité de ce corps non élu, véritable appendice de l'État capitaliste, qui ont décidé du résultat de l'élection en renversant la décision de la Cour suprême de Floride et en mettant fin au recomptage, ce qui équivalait à supprimer des votes. En guise de justification légale, ils ont évoqué une interprétation ouvertement antidémocratique de la Constitution allant à l'encontre toute l'évolution générale de la jurisprudence constitutionnelle des 130 dernières années. La Cour suprême des États-Unis a en effet déclaré majoritairement que le peuple américain ne disposait pas du droit constitutionnel d'élire son président. Depuis la décision de la Cour suprême et le lâche discours de concession du candidat démocrate Al Gore, le fait politique le plus important à signaler est l'absence virtuelle de protestation de la part de l'establishment libéral, y compris du Parti démocrate, des syndicats de l'AFL-CIO, des organisations de défense des droits civiques, des universitaires et de la presse. Hormis quelques exceptions timides et dispersées, le spectre entier du corps politique officiel et de l'opinion est vite rentré dans le rang et a accepté le vol de l'élection en geignant un peu, mais pas trop. Parmi les rares articles qui ont fait preuve d'une certaine lucidité, il y eut un éditorial publié il y a deux semaines par l'économiste libéral et commentateur politique Robert Kuttner. Dénonçant la prostration des démocrates devant la fraude électorale et leur refus de s'opposer sérieusement au cabinet d'extrême-droite assemblé par Bush, Kuttner a écrit : « Le pays est comme au lendemain d'un coup d'État sans effusion de sang. La vie quotidienne continue. Les médias bien dressés se veulent apaisants. Les rituels de la démocratie continuent. Le parti évincé simule l'opposition, sans conviction ». Les États-Unis ne se sont pas transformés en dictature, mais l'élite dirigeante est maintenant embarquée dans un cours qui ne peut mener qu'à un règne autoritaire de type fasciste ou à la révolution sociale. Les élections 2000 marquent le début d'une crise révolutionnaire au cur même du bastion mondial du capitalisme. Les événements des 11 dernières semaines ont démontré de plus qu'il n'existe au sein de l'establishment bourgeois aucune section un tant soit peu importante qui veuille défendre les droits démocratiques, même sous leur forme inévitablement limitée dans le cadre de la démocratie bourgeoise. Alors même que la lutte pour les élections en Floride se déroulait en novembre et au début de décembre, la question politique essentielle qui venait déjà à l'esprit était la suivante : jusqu'où l'élite dirigeante était prête à aller à l'encontre des normes démocratiques ? Comme l'a révélé le dénouement des élections : très loin ! Plus loin en fait même que nous n'aurions pu l'imaginer. Cela ne veut pas dire que les récents événements ont pris de court le Parti de l'égalité socialiste (SEP) ou le Comité International de la Quatrième Internationale. Bien au contraire, le SEP et son organe international, le World Socialist Web Site, suivent attentivement depuis de nombreuses années les signes de crise et de dégénérescence au sein des institutions de la démocratie bourgeoise aux États-Unis. Il suffit de penser à nos nombreux articles et déclarations publiés au cours des cinq dernières années où sont analysés le creusement de l'écart entre l'establishment politique et les masses populaires, l'intensification de la lutte politique au sein de l'élite corporatiste et politique, et le recours croissant à des méthodes de conspiration et de coup politiques par de puissantes sections de la classe dominante. Au plus fort de la croisade pour la destitution de Clinton, en décembre 1998, le WSWS publiait une déclaration judicieusement intitulée « Is America drifting toward civil war » [http://www.wsws.org/francais/News/1999/janvier99/1janv_civilw.shtml]. À la lumière des récents événements, il est instructif de rappeler certains passages de cette déclaration qui commençait comme suit : « Au lendemain du vote de destitution à l'endroit du président Bill Clinton, il est soudainement devenu clair que les États-Unis sont plongés dans une crise politique d'une ampleur historique. Même les médias, qui ont couvert pendant toute l'année l'effervescence à Washington comme s'il s'agissait d'une bonne blague, commencent à réaliser que ce qui se passe est très sérieux, et pourrait avoir des conséquences fatales. « Le débat qui a précédé le vote de destitution était remarquable par sa furie. Pour trouver des précédents historiques à l'amertume qui caractérise la lutte politique actuelle, il faudrait remonter, non seulement à la dernière destitution d'un président en 1868, mais encore plus loin, aux années qui ont précédé l'éruption de la guerre civile en 1861. Après le vote, le député Richard Gephardt, leader de la minorité démocrate, a averti que la politique américaine s'approchait du seuil de la violence. La déclaration se poursuit : « La crise à Washington découle d'une complexe interaction entre des processus politiques, sociaux et économiques. La démocratie bourgeoise est en train de s'écrouler sous le poids accumulé de contradictions de plus en plus insolubles. Les processus économiques et technologiques associés à la mondialisation de l'économie ont miné les conditions sociales et les rapports de classe sur lesquels reposait pendant longtemps la stabilité politique des États-Unis. « L'aspect le plus significatif de cette érosion est la prolétarisation de vastes couches de la société américaine, le déclin en taille et en influence économique des classes moyennes traditionnelles, et la croissance de l'inégalité sociale, reflétée dans une immense disparité au niveau de la distribution des richesses et des revenus. L'inégalité est plus grande aux États-Unis que dans n'importe quelle autre nation industrialisée, avec un fossé beaucoup plus large entre l'élite financière et le reste de la population qu'il y a 25, ou même 50 ans. « Le degré sans précédent d'inégalité sociale introduit d'énormes tensions dans la société. Un vaste fossé sépare les riches de la majorité travailleuse, et c'est à peine s'il reste une classe moyenne pour faire le pont. Les couches intermédiaires qui servaient autrefois de tampon social, et de point d'appui à la démocratie bourgeoise, ne peuvent plus jouer ce rôle... « La force du parti républicain se résume à ceci : il représente, d'une manière plus conséquente et plus impitoyable que toute autre faction politique bourgeoise, les intérêts économiques de l'élite financière américaine. La droite radicale sait ce qu'elle veut et est prête à faire fi de l'opinion publique pour arriver à ses fins. Les républicains se foutent entièrement des règles constitutionnelles normales, alors que les démocrates se tournent les pouces comme des spectateurs passifs et désespérés. « Si les républicains expriment la brutalité des rapports de classe aux États-Unis, leurs opposants bourgeois du parti démocrate incarnent quant à eux un libéralisme mou et démoralisé, dont la timide perspective de réformes a été entièrement mise au rancart par la classe dirigeante. » Dès le début de l'impasse électorale, le SEP et le WSWS ont expliqué que la crise provoquée par le résultat électoral du 7 novembre était la continuité et le point culminant de la désagrégation des institutions démocratiques qui est au cur des scandales et de la campagne de destitution menée contre Clinton de 1998 au début de 1999. Néanmoins, nul ne pouvait prévoir avant la journée du scrutin que ces processus prendraient la forme brutale et définitive qu'ils ont pris. Lorsque les événements prennent une forme plus explosive que ce à quoi l'on s'attend, cela est un signe que les contradictions qui se développent au sein de la société ont atteint un point de tension énorme. De tels points tournants dans l'histoire représentent le moment dialectique de la discontinuité, le moment où des changements quantitatifs induisent un changement qualitatif, l'émergence d'une nouvelle réalité issue des anciennes formes. La nouvelle administration Bush donne un exemple presque parfait de la crise de la domination bourgeoise aux États-Unis. Bush lui même est une nullité politique et intellectuelle dont la personnalité est une incarnation des traits de la couche sociale qui doit son succès économique et sa prédominance sociale au boum spéculatif des deux dernières décennies - un boum basé sur un assaut brutal contre la classe ouvrière et une croissance effarante de la corruption et du parasitisme. Ignorante, sans la moindre vision et cupide, cette couche a renforcé les sections de l'élite corporatiste et financière qui réclament l'élimination de toutes restrictions sur l'accumulation des richesses privées et la réalisation des profits. Le cabinet de Bush est un assemblage de multimillionnaires issus des administrations républicaines antécédentes, de membres de l'Amérique corporatiste et d'idéologues d'extrême-droite représentant l'aile fascisante du Parti républicain - la droite catholique, le lobby des armes, les miliciens, qui ont tous des rapports avec les groupes suprématistes blancs et les forces terroristes. C'est une administration extrêmement instable et remarquablement insouciante des contradictions sociales qui se développent à sa base. Si on voulait mettre sur pied un gouvernement fictif incarnant la base sociale extrêmement étroite de la politique officielle et le gouffre qui la sépare des masses, on pourrait difficilement faire mieux que Bush et ses mentors. Bush et son gardien politique, le vice-président Richard Cheney, (tous deux des multimillionnaires du pétrole), mettent de l'avant leur programme pro-marché comme s'ils avaient remporté un mandat fort. Ils sont déterminés à imposer les réductions d'impôts massives pour les riches qui constituaient le cur de la campagne électorale de Bush. Ils ont choisi comme chef du département de la Justice un porte-parole fondamentaliste chrétien qui a fait campagne pour un amendement constitutionnel qui interdirait l'avortement. Il est également connu pour être un opposant à la déségrégation des écoles. Comme chef au département de l'intérieur, ils ont nommé un défenseur acharné de la prédominance du droit à la propriété sur la conservation de l'environnement, et enfin, leur choix pour diriger le département de la Santé et des Services humains a fait sa renommée en luttant pour détruire l'aide sociale et miner l'éducation publique au moyen de bons (vouchers) pour l'école privée. Cette administration oscille entre l'Amérique corporatiste et les élément dérangés de la classe moyenne qui constituent la « base » active du Parti républicain. Ses politiques économiques, surtout dans des conditions où une récession se développe, vont désappointer ses supporters de la classe moyenne. De plus, l'administration Bush est obligée de maintenir ses partisans fascisants dans un état d'excitation en s'engageant dans des provocations de toutes sortes, tant au pays qu'à l'étranger. C'est ainsi que le Wall Street Journal a demandé au conseiller indépendant Robert Ray de poursuivre Clinton pour ses inconduites avec Monica Lewinsky après que ce dernier ait quitté la présidence. On peut attendre de tels développements politiques qu'ils provoquent d'énormes bouleversements. La tendance des grandes masses va plutôt dans le sens opposé des principes d'avarice et de réaction sociale qui anime ce nouveau gouvernement. Les élections ont révélé une société profondément divisée, avec de vastes sections de la population ouvrière évoluant dans le sens opposé de l'attitude de laissez-faire qui est propagée par l'élite politique et corporatiste depuis les deux dernières décennies. Le vote populaire fut extrêmement serré, mais lorsqu'on combine le vote de Gore avec celui du candidat des Vert, Ralph Nader, les candidats représentant - pour parler en gros et en tenant compte du cadre extrêmement étroit de la politique américaine- une orientation libérale ou « de gauche » ont gagné quelques 3,5 millions de voix de plus que les républicains, soit environ 3,5 p. 100 des votes comptés. De plus, les votes de Gore étaient concentrés dans les grands centres urbains et industriels du nord-est, du Midwest et de la Côte Ouest. Gore a remporté la majorité des votes de la classe ouvrière, et une majorité écrasante des votes provenant des sections les plus opprimées des travailleurs -les Afro-américains, les Latino-américains et les immigrants - qui se sont d'ailleurs mobilisés en grand nombre pour aller voter dans plusieurs villes, ce qui est inhabituel. Les votes pour Bush étaient concentrés dans les régions rurales et, au sens large, dans les secteurs les plus rétrogrades du pays - tels le Sud et l'Upper-Midwest. La carte électorale dévoile une nation profondément divisée. Cette polarisation sociale sous-jacente se reflète dans toutes les institutions politiques du pays. La majorité républicaine à la Chambre des représentants est l'une des plus minces de l'histoire de cet appareil législatif. Le Sénat est divisé à 50-50. La Cour suprême est divisée à 5-4, la majorité étant d'extrême-droite et la minorité plus modérée. Bien que la timide et peu passionante campagne de Gore n'ait pas recueilli un appui débordant dans les rangs de la classe ouvrière, il y avait une expression de profonde opposition à Bush et aux républicains parmi notamment les sections les plus opprimées de la population. Malgré ses nombreuses tentatives pour rassurer l'élite dirigeante qu'il était un partisan d'un « petit gouvernement » et un conservateur en matière fiscale, le candidat démocrate a tenté à plusieurs reprises de se présenter également comme un défenseur du « peuple contre les puissants » et des « familles ouvrières » contre les intérêts des « grands magnats du pétrole », des compagnies d'assurance médicale, des compagnies pharmaceutiques, des monopoles des assurances, des grandes compagnies du tabac et d'autres sections de la grande entreprise. Il a même qualifié le programme fiscal de Bush de gros lot pour les riches. En tenant du compte du fait qu'il y ait un système bipartite et que les médias sont contrôlés par la grande entreprise, ce qui excluent toute expression directe ou ouverte des aspirations de la classe ouvrière, ces élections avaient bien que ce soit sous une forme nécessairement distortionnée, le caractère d'un référendum sur la distribution des richesses de la nation. Et une majorité significative de ceux qui ont voté (près de la moitié des électeurs inscrits ne l'ont pas fait) ont exprimé leur opposition à la concentration croissante des richesses entre les mains de l'oligarchie financière. Il y eut bien d'autres expressions indéniables de l'opposition à la droite républicaine. Le mécontentement suscité par la conspiration pour la destitution s'est reflété dans l'élection de Hillary Clinton avec une forte avance comme sénatrice dans l'État de New York. Des républicains sortants ayant joué un rôle proéminent dans la campagne de destitution ont perdu leur siège en Floride et en Californie. Malgré les efforts incessants des médias pour salir Clinton avec l'affaire Monica Lewinsky, l'indignation causée par l'assaut contre les droits démocratiques lors de la campagne de destitution subsiste. Dans un sondage post-électoral, Bill Clinton venait immédiatement après le pape comme l'homme le plus respecté par les Américains, et Hillary Clinton l'a emporté par une vaste majorité dans la catégorie de la « femme la plus respectée ». Même si de tels sondages ne peuvent que refléter les illusions politiques de la population, ils n'en révèlent pas moins l'ambiance de défiance qui règne. L'assaut contre les droits démocratiques qui a culminé avec le vol des élections va continuer d'avoir des répercussions au sein de la classe ouvrière. On n'oubliera pas de sitôt que les résultats contestés en Floride l'ont été parce que des dizaines de milliers de bulletins, principalement dans des comtés démocrates avec de fortes populations afro-américaines et d'autres minorités, ont été rejetés pour une raison ou une autre. La crise électorale 2000 a révélé certains mécanismes du processus électoral par lesquels les voix de la classe ouvrière sont étouffées et un poids disproportionné est accordé aux votes des couches les plus opulentes de la population. En effet, les appareils servant à compter les votes les plus vieux, les moins précis et les moins entretenus se retrouvent dans les centres ouvriers. Ce faisant, plus de votes de la classe ouvrière sont ainsi rejetés que ceux provenant des couches « meilleures ». En tant qu'ancien État confédéré du Sud profond, la Floride a non seulement connu le passé esclavagiste du XIXe siècle, mais aussi le système ségrégationniste de Jim Crow au XXe siècle. Des milliers d'électeurs en Floride n'ont pas oublié ce qui est arrivé à Harry T. Moore, l'un des pionniers du droit de vote pour les Noirs dans cet État : il a trouvé a mort avec sa femme lorsque sa maison fut dynamitée en 1951. L'héritage de ces luttes pour les droits démocratiques - dont l'essence est concentré le principe « un homme, un vote » - est encore profondément ancré dans la conscience populaire. Dans les conditions qui se profilent actuellement aux États-Unis, cet héritage revêt un contenu profondément révolutionnaire. La question des droits démocratiques va devenir plus significative tant au niveau de la société que de celui des classes lorsqu'elle se combinera à celles de l'emploi, des salaires, des conditions de travail, des bénéfices sociaux et des inégalités économiques dans des conditions de crise économique croissante. On peut déjà entrevoir les premiers signes que les 25 dernières années de déréglementions dans les entreprises, sanctifiées par la religion séculaire du « marché », vont se terminer en débâcle. Un exemple remarquable est l'effondrement du système d'approvisionnement en électricité et en gaz naturel de la Californie. La table est mise pour une crise économique et sociale où l'on verra s'effondrer brusquement les illusions dans le marché capitaliste alors que toutes les institutions politiques qui assurent la domination de la bourgeoisie américaine sont discréditées. Le Congrès des États-Unis était déjà discrédité avant même les élections 2000 en menant sa campagne de destitution. Maintenant la puanteur de la fraude électorale plane au-dessus de la présidence et toute prétention de neutralité de la Cour suprême quant aux partis et aux classes a également volé en éclat. Le fait même que l'impasse électorale a dû être résolue en bout de compte par la Cour suprême démontre la férocité des contradictions qui déchirent actuellement le système politique. Nous avons déjà écrit et parlé du parallèle qu'il y avait entre la décision rendue par la Cour le 12 décembre 2000 et l'infâme décision rendue dans l'affaire Dred Scot en 1857. À cette époque, les appareils législatif et exécutif du gouvernement fédéral avaient été incapables de résoudre la question de l'esclavage du fait des profondes divisions présentes entre le Nord et le Sud. De plus en plus, on eut recours à la Cour suprême pour résoudre ce conflit. Lorsque la Cour rendit finalement sa décision en prenant carrément position pour les esclavagistes, elle se discrédita pour des générations à venir et précipita le pays sur la voie de la guerre civile. De la même façon, en rendant sa décision de décembre dernier, la Cour suprême des États-Unis a réglé un conflit faisant rage entre différentes factions de la classe dominante en se rangeant du côté des sections les plus réactionnaires, saisissant l'opportunité de cette crise pour asséner un coup aux droits démocratiques. La brutalité avec laquelle les sections dominantes de l'élite dirigeante ont détruit la crédibilité de leurs propres institutions est un phénomène qui mérite réflexion. Cette brutalité témoigne d'une certaine façon d'un tournant vers de nouvelles formes de domination. La légitimité est devenue moins importante pour l'élite dirigeante qui évolue vers une forme de domination dictatoriale. Dans l'article « La droite républicaine se prépare à la violence » [http://www.wsws.org/francais/News/2000/nov00/24nov00_elecus.shtml], le WSWS signala un éditorial paru dans le Wall Street Journal sous le titre provocateur « The Squeamish GOP? » (Le Parti républicain est-il trop scrupuleux ?). L'éditorial enjoignait les républicains à renoncer à toutes les restrictions constitutionnelles traditionnelles afin de supprimer toute contestation des résultats électoraux en Floride et de s'emparer de la Maison Blanche. Il y était proposé entre autres que la législature de l'État de Floride à majorité républicaine défie la Cour suprême de l'État et nomme ses électeurs présidentiels. L'éditorial conseillait au camp Bush que la prise de mesures extrêmes pour s'emparer de la présidence « constitue[rait] précisément la meilleure des écoles pour ce qui se prépare » et concluait menaçant : « Le caractère du gouverneur Bush le pousse à porter un gant de velours, mais il aurait bien plus de succès si, de concert avec son parti, il pouvait mettre un peu de fer dedans ». Le WSWS commentait : « Si la campagne que mène les républicains pour prendre la Maison blanche commence à ressembler aux opérations de la CIA contre les adversaires libéraux ou gauchistes de l'impérialisme américain en Amérique du Sud, par exemple au Chili, alors il en découle que la ''solution Pinochet'' est sérieusement envisagée. » Les sections de la classe dominante pour qui le Wall Street Journal parle pourraient cependant faire la dangereuse erreur de confondre l'opposition molle des libéraux et des démocrates avec celle qu'ils auront à subir éventuellement des masses laborieuses. Il suffit de poser la question : si on retire de l'arsenal idéologique de la classe dominante américaine la bannière traditionnelle de la souveraineté du peuple garantie par la boîte de scrutin, que reste-t-il pour réconcilier les masses avec le statu quo ? L'effondrement de la démocratie bourgeoise aux États-Unis n'est pas seulement, ou même principalement, une question strictement américaine. C'est l'expression la plus avancée de la crise du capitalisme mondial. À court terme, les classes dominantes du monde entier auront affaire avec un gouvernement qui sera encore plus enclin que son prédécesseur à poursuivre un cours unilatéral et militariste. Un observateur sérieux peut il douter réellement qu'un régime instable arrivé au pouvoir sur la base de l'illégalité et de la provocation n'emploiera pas des méthodes similaires contre ses rivaux internationaux - tant amis qu'ennemis ? L'administration Bush s'est engagée à abandonner le traité de non prolifération des missiles anti-ballistique et à construire un système de défense par missiles - un cours qui déstabilisera immédiatement les relations internationales et alimentera une nouvelle course aux armements. Elle scrute actuellement le globe - de la Colombie au Venezuela en passant par l'Irak- à la recherche d'une cible militaire à agresser. Plus la crise économique et politique de l'impérialisme américain se développe, et plus ce dernier cherchera à faire porter le fardeau de cette crise sur ses rivaux européens et asiatiques. Cet axiome du XXe siècle s'appliquera avec encore plus de force au XXIe siècle. Pour mieux comprendre la signification mondiale de la crise politique aux États-Unis à l'aube de ce nouveau siècle, il est nécessaire de réévaluer le rôle historique qu'a occupé le capitalisme américain au cours de celui qui vient de finir. Lorsqu'il considère le sort de la révolution socialiste au XXe siècle, le mouvement trotskyste a toujours nécessairement et correctement mis l'accent sur le facteur subjectif, c'est-à-dire les trahisons du stalinisme et de la social-démocratie, ainsi que sur la crise de la direction révolutionnaire. Dans ses textes essentiels tels que Les leçons d'Octobre et La stratégie et la tactique de l'époque impérialiste, Trotsky a insisté sur le rôle essentiel du leadership, de la perspective, de la stratégie et des tactiques dans le monde moderne, répétant que dans certaines conditions, quelques jours ou mêmes quelques heures pouvaient faire toute la différence entre la révolution et la contre-révolution, et par conséquent façonner le cours des événements mondiaux pour toute une période. Après la Révolution russe, le rôle du stalinisme a certainement été décisif pour faire avorter le développement de la révolution socialiste mondiale. Trotsky a dû expliquer les erreurs, et par la suite les crimes de la clique de Staline, en plus d'en retracer les racines politiques, et éventuellement sociales. Il a aussi élaboré une perspective et une orientation stratégique et tactique pour la classe ouvrière afin qu'elle surmonte les obstacles mis sur son chemin par le capitalisme et ses agences bureaucratiques au sein du mouvement ouvrier. Nous gardons tout de l'immense héritage théorique et politique qu'a légué Trotsky à sa génération et à celles qui ont suivies, centré sur la défense de l'internationalisme prolétarien contre le stalinisme et toutes les autres formes d'opportunisme national. Cet héritage reste le fondement indispensable du mouvement ouvrier actuel. Mais comme l'ont compris les grands marxistes, le rapport entre l'objectif et le subjectif dans l'histoire est extrêmement complexe et dialectique. En dernière analyse, le facteur subjectif ne peut contribuer au progrès historique que s'il est une expression consciente des tendances progressistes objectives du développement social et historique. À l'ère du déclin capitaliste et de la révolution socialiste, le rôle objectivement révolutionnaire de la classe ouvrière ne pourra être réalisé que lorsque cette classe, ou du moins ses sections les plus avancées, deviendront consciente de son rôle révolutionnaire et de la nécessité historique qui est incarnée dans ce rôle. En politique révolutionnaire, le parti de la classe ouvrière doit toujours baser ses politiques et ses tactiques sur une appréciation scientifique du cours objectif du développement et des contradictions réelles de l'économie mondiale et de la politique internationale. C'est ainsi que Trotsky résumait le rapport entre les facteurs objectifs et subjectifs lors de son fameux discours de 1924 publié à l'époque sous le nom « Des postulats de la révolution prolétarienne », puis par la Quatrième Internationale sous le nom « Des perspectives de l'évolution mondiale » : « Nous considérons l'histoire du point de vue de la révolution sociale. Ce point de vue est en même temps théorique et pratique. Nous analysons les conditions de l'évolution telles qu'elles se forment sans nous et indépendamment de notre volonté, afin de les comprendre et d'agir sur elles par notre volonté active, c'est-à-dire par notre volonté de classe organisée. Ces deux côtés dans notre façon marxiste d'aborder l'histoire sont indissolublement liés.... Tout l'art de la politique révolutionnaire consiste à savoir allier l'analyse objective et l'action subjective. Et c'est en cela que consiste l'essence de la doctrine léniniste. » Gardant cette relation à l'esprit, lorsqu'on considère l'échec de la révolution socialiste au XXe siècle, on est obligé de se demander : quelles forces objectives ou autres, en dernière analyse, a fournit au capitalisme et à ses organes au sein du mouvement ouvrier les moyens de résister aux assauts révolutionnaires répétés de la classe ouvrière ? Nous pensons essentiellement que la réponse à cette question est le capitalisme américain. L'émergence du capitalisme américain en tant que puissance économique dominante au début du siècle dernier, et son hégémonie mondiale encore plus grande après la Seconde Guerre mondiale - une domination bien plus importante que celle qu'avait exercée précédemment l'impérialisme britannique - soutenue par la quantité colossale des ressources à la disposition de Wall Street et de Washington, a donné au capitalisme des États-Unis un rôle unique : ce pays est le rempart contre la révolution socialiste mondiale. Si le XXe siècle fut avant tout le siècle d'Octobre et de l'éruption de la révolution socialiste mondiale, il peut également être appelé avec justesse - et ici il faut rendre son dû au vieux réactionnaire Henry Luce - le « siècle américain ». Mais il faut aussi ajouter que les événements de la fin du siècle ont aussi démontré que ce « siècle américain » est bel et bien fini, et que l'effondrement de la stabilité américaine entraînera une crise du système capitaliste mondial de dimensions sans précédents. Comme les grands marxistes - Lénine, Trotsky, Luxemburg - l'ont compris, l'éruption de la Première Guerre mondiale en 1914 fut l'expression prédatrice de la contradiction entre les rapports de propriété capitalistes et le système de l'État-nation d'un côté, et le développement des forces productives de l'autre. Cela signifie qu'historiquement le capitalisme avait épuisé son rôle progressiste et qu'une époque de guerres et de révolutions avait commencé. Cette perspective fut pleinement confirmé par la Révolution d'octobre. Mais cela ne signifiait pas cependant que le capitalisme mondial avait entièrement épuisé ses ressources internes. Comme il est apparût, le renversement de la domination bourgeoise est un processus beaucoup plus long, contradictoire, complexe et tragique que n'importe quel grand marxiste révolutionnaire n'aurait pu prévoir. En dernière analyse, le pouvoir constant du capitalisme doit être associé à la puissance de son avant-poste le plus dynamique pendant la plus grande partie du siècle, les États-Unis. Les 30 dernières années du XIXe siècle furent avant tout la période de la consolidation du système de l'État-nation en Europe et de l'apparition de l'impérialisme européen, avec son système de possessions coloniales en Afrique et en Asie. Ce fut également durant cette période qu'apparut la classe ouvrière socialiste comme une force internationale. La débâcle de la Première Guerre mondiale fut certes une expression de la crise du capitalisme mondial, mais plus immédiatement, elle signifiait l'effondrement du capitalisme européen. Cet événement et la révolution en Russie qui s'ensuivit coïncida avec l'apparition sur la scène mondiale des États-Unis comme puissance montante - en fait la plus grande puissance industrielle et financière au monde. Les États-Unis ont démontré qu'ils aspiraient à la suprématie mondiale en entrant en guerre en avril 1917, soit quelques semaines après que la Révolution de février ait éclaté en Russie. Ainsi, au moment même où l'Amérique assuma le rôle d'arbitre du destin de l'Europe, elle entrepris simultanément la tâche de diriger le camp de la contre-révolution internationale. De tous les dirigeants de la Révolution d'octobre, c'est Trotsky qui saisit le plus clairement et fermement l'immense importance de la montée des États-Unis. Son appréciation de ce fait était intimement liée à une perspective internationale qu'il comprenait profondément et défendait ardemment. Pour lui, le nouveau rôle des États-Unis, et plus particulièrement le nouveau rapport entre les États-Unis et l'Europe, revêtaient une importance décisive au lendemain de la défaite de la révolution allemande d'octobre 1923. Une fois de plus, on voit l'interrelation complexe et dialectique des facteurs subjectifs et objectifs. La capitulation du parti allemand, due en grande partie à la mauvaise direction des épigones alors à la tête du parti russe, transforma profondément la constellation des forces politiques et de classe en Europe et internationalement, ce qui donna au capitalisme européen un nouveau souffle de vie et permis de contenir la classe ouvrière. Cette défaite permit aux États-Unis d'utiliser tout le poids de leurs ressources massives - tant économiques que politiques - pour stabiliser, bien que temporairement, le capitalisme européen. Ils le firent, comme Trotsky l'expliqua, non seulement au moyen de prêts et de crédits, mais au moins aussi important, en créant les conditions pour la résurrection de la social-démocratie européenne. Cela fut réalisé à leur avantage et aux dépends de leurs rivaux européens. Permettez moi de vous citer quelques autres passages du discours de Trotsky prononcé en 1924 dans lequel il caractérise le rôle international des États-Unis : « Vouloir raisonner sur le sort de l'Europe et du prolétariat mondial sans tenir compte de la. force et de l'importance des États-Unis, c'est, dans un certain sens, compter sans le maître. Car le maître de l'humanité capitaliste, c'est New-York et Washington, c'est le gouvernement américain. « C'est ce que sent le capital américain. Il n'est pas d'ennemi plus acharné du bolchevisme que lui. La politique de Hughes n'est pas de la fantaisie, du caprice, c'est l'expression de la volonté du capital américain, qui entre maintenant dans l'époque de la lutte ouverte pour la suprématie mondiale. Il se heurte déjà à nous, parce que les voies menant à la Chine et à la Sibérie passent par l'océan Pacifique. L'impérialisme américain caresse le rêve de coloniser la Sibérie. « Mais, il y a là une garde. Nous avons le monopole du commerce extérieur. Nous avons les bases socialistes de la politique économique. C'est là le premier obstacle au capital américain. Et, quand ce dernier, grâce à la politique des portes ouvertes, pénètre en Chine, il y trouve dans les masses populaires non pas la religion de l'américanisme, mais le programme politique du bolchevisme traduit en chinois. Ce ne sont pas les noms de Wilson, de Harding, de Coolidge, de Morgan ou de Rockefeller qui sont sur les lèvres des coolies et des paysans chinois. En Chine et dans tout l'Orient, c'est le nom de Lénine qu'on prononce avec enthousiasme. C'est uniquement avec les mots d'ordre de la libération des peuples que les États-Unis peuvent saper la puissance de l'Angleterre. Ces mots d'ordre, pour eux, ne servent qu'à voiler une politique de conquêtes. Mais, en Orient, à côté du consul, du marchand, du professeur et du journaliste américains, il y a des lutteurs, des révolutionnaires, qui ont su traduire dans leur langue le programme émancipateur du bolchevisme. Partout, en Europe aussi bien qu'en Asie, l'américanisme impérialiste se heurte au bolchevisme révolutionnaire. Bolchevisme et américanisme impérialiste, ce sont là deux facteurs de l'histoire contemporaine. » Résumant le nouvel équilibre des pouvoirs dans le monde, Trotsky caractérisa la politique des États-Unis à l'endroit de l'Europe avec sa fameuse phrase : « le capital américain [veut] rationner l'Europe ». Une composante essentielle de la poussée des États-Unis pour arriver à l'autocratie mondiale fut le rôle idéologique et politique qu'ils jouèrent dans la corruption du mouvement ouvrier en Europe et aux Etats-Unis. Ils favorisèrent la croissance des bureaucraties réformistes nationales et se donnèrent une image de « réformisme pacifiste » telle qu'elle fut baptisée parTrotsky. « L'impérialisme américain, dit Trotsky, essentiellement brutal, impitoyable, rapace, a, grâce aux conditions spéciales de l'Amérique, la possibilité de se draper dans le manteau du pacifisme. »La social-démocratie européenne, au lendemain immédiat de la défaite de la révolution allemande, devient l'apôtre de l'américanisme. elle fut capable pendant un temps de s'opposer à la bourgeoisie européenne en faisant sienne l'« évangile selon Woodrow Wilson ». Dans ce même discours, Trotsky expliquait la corruption sans précédent dans l'histoire qui régnait au sein du mouvement ouvrier américain, attribuant en dernière analyse ce phénomène politique aux énormes ressources matérielles à la disposition de la bourgeoisie américaine : « De quelle façon est-il possible actuellement de réaliser cet opportunisme standardisé, après le carnage impérialiste auquel les États-Unis ont pris part, maintenant que les travailleurs de tous les pays disposent d'une expérience considérable ? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de la puissance du capital américain, auquel rien ne saurait se comparer dans le passé... « Telle est, dans ses traits essentiels, la puissance matérielle des États-Unis. C'est cette puissance qui leur permet d'appliquer l'ancienne méthode de la bourgeoisie britannique : engraisser l'aristocratie ouvrière pour tenir le prolétariat en tutelle, méthode qu'ils ont portée à un degré de perfection auquel la bourgeoisie britannique n'aurait même jamais osé songer. » Le talon d'Achille de l'impérialisme américain, comme Trotsky l'expliqua, était que sa progression vers la suprématie survenait en même temps qu'une période de détérioration dans l'ensemble du capitalisme mondial, et qu'en se développant, le capitalisme américain devait incorporer toutes les contradictions d'un système en décadence. Ce discours contient les embryons de l'analyse de certaines des dynamiques les plus fondamentales de la révolution socialiste au XXe siècle. À la lumière des récents événements, il est particulièrement important de noter que la capacité de l'impérialisme américain à se présenter au monde comme une force pour la paix et la démocratie, et de tromper et à désorienter la classe ouvrière en la maintenant enchaînée à une bureaucratie syndicale réactionnaire, dépendait des vastes réserves économiques des États-Unis et de leur position hégémonique mondiale. Le lien étroit chez Trotsky entre la profonde conception du caractère international de la révolution socialiste, conception centrée sur l'insistance de la primauté d'une stratégie et d'un programme internationaux, et son appréciation du rôle historique mondial du capitalisme américain, apparaît clairement dans son ouvrage pivot de 1928 : L'Internationale Communiste après Lénine Critique du programme de l'Internationale Communiste. Dans la brillante première section où il présente le principe de l'internationalisme socialiste comme la pierre angulaire sur laquelle il faut bâtir la perspective, la stratégie et les tactiques - qu'il opposait au dogme socialiste national de Staline du « socialisme dans un seul pays » - Trotsky traite immédiatement de la question du nouveau rôle mondial de l'impérialisme américain. Il détecte dans l'incapacité des rédacteurs de l'ébauche du programme officiel du Komintern de considérer sérieusement les implications de la nouvelle suprématie américaine sur l'Europe une puissante expression de l'orientation essentiellement nationaliste de ce programme. Il écrit : « Ce texte ne porte aucun jugement sur le nouveau rôle joué par l'Amérique en Europe depuis la capitulation du Parti communiste allemand et la défaite du prolétariat allemand en 1923. Il n'explique absolument pas qu'il y a un rapport étroit, sur les plans matériel et intellectuel, entre la "stabilisation", la "normalisation", la "pacification" de l'Europe, la "renaissance" de la social-démocratie, et d'autre part, les premiers pas de l'intervention américaine dans les affaires européennes. » L'incapacité à analyser l'importance du nouveau rôle mondial des États-Unis, explique Trotsky, empêche les auteurs de l'ébauche de tenir compte d'un côté de la restabilisation temporaire du capitalisme européen sous l'égide politique du réformisme, et de l'autre, de l'énorme intensification des conflits intereuropéens et de la lutte de classe tant en Europe qu'en Amérique qui se développeront inévitablement en réponse à la pression de l'impérialisme américain. La puissance du capitalisme américain est immense, explique Trotsky, mais les contradictions du capitalisme mondial le sont encore plus, et elles trouvent leur expression concentrée aux États-Unis même. L'effondrement du capitalisme américain de 1929-1931 corrobora cette analyse, mais encore une fois, le facteur subjectif de la direction révolutionnaire, déjà énormément détérioré par le triomphe de la clique stalinienne en Union Soviétique, se montra inadéquat à relever le défi d'une nouvelle période de crise et de confrontations révolutionnaires. Le prix que la classe ouvrière internationale et toute l'humanité paya pour la dégénérescence du régime soviétique fut le triomphe du fascisme en Europe et le carnage de la Seconde Guerre mondiale. Le présent rapport ne vise pas à fournir une analyse détaillée de la lutte des classes du siècle dernier, et qui devrait dépasser de beaucoup le temps qui m'est alloué, mais il suffit de dire que le capitalisme américain est parvenu à construire sur les cendres de l'Europe et de l'Asie une position hégémonique dans la période de l'après-guerre beaucoup plus grande encore que la domination à laquelle il était parvenu au lendemain du massacre de la Première Guerre mondiale. Essentiellement, le capitalisme américain a reconstruit le capitalisme mondial. Il a été contraint à prendre sur ses épaules beaucoup plus directement qu'auparavant la défense - économique, politique et militaire - du système de profit dans le monde entier. C'est avec justesse que notre mouvement a critiqué les révisionnistes pablistes pour leur caractérisation de l'après-guerre comme un conflit entre deux superpuissances, les États-Unis et l'Union Soviétique. Dans le camp de ceux qui abandonnaient les principes du trotskysme, cette formulation fut l'expression d'une adaptation aux phénomènes les plus superficiels de la Guerre froide qui devint la base théorique de leur adaptation et de leur capitulation devant le stalinisme. Il y avait quand même un grain de vérité dans cette position mais parce qu'elle avait été séparée de ses racines historiques et présentée de façon entièrement unilatérale, elle s'en trouvait par conséquent falsifiée. Il ne fait aucun doute que l'émergence des États-Unis comme gendarme mondial de l'impérialisme, bastion de l'anticommunisme et maître du soi-disant « monde libre » reflétait leur rôle particulier comme rempart indispensable contre la révolution mondiale. Les exigences d'un tel rôle étaient trop imposantes pour n'importe quel État-nation capitaliste. Dès les années 1960, les symptômes d'une crise croissante aux États-Unis devinrent évidents. On peut nommer toute une série de signes annonciateurs : l'assassinat de Kennedy en 1963, les luttes violentes associées au mouvement des Noirs pour l'obtention des droits civiques, l'éruption des ghettos dans tout le pays, le développement des luttes syndicales militantes. L'exacerbation des luttes sociales était liée aux contradictions du capitalisme américain allant en s'intensifiant sur l'arène mondiale. L'effondrement des accords de Bretton Woods en 1971 marqua un point tournant, exprimant un niveau fondamental l'érosion de la position mondiale des États-Unis. L'affaiblissement de l'hégémonie américaine s'exprima par deux grandes convulsions dans la même décennie : l'effondrement de l'administration Nixon et la défaite des États-Unis au Vietnam. Comme nous l'expliquions dans notre document de perspectives internationale de 1988, le capitalisme mondial avait pu survivre à la vague de crises et de bouleversements révolutionnaires qui se succéda de 1968 à 1975 en grande partie grâce au liquidationisme des pablistes. Mais les États-Unis n'ont jamais été en mesure de reprendre la position de suprématie mondiale qu'ils occupaient dans la décennie qui succéda à la Deuxième Guerre mondiale. L'affaiblissement de leur position mondiale s'exprima par le tournant que prit l'élite dirigeante en adoptant les politiques de guerre de classe aux États-Unis. La capacité des administrations américaines depuis Reagan à procéder à une redistribution imposante des richesses des masses laborieuses vers les strates sociales les plus privilégiées et de placer le capitalisme américain sur un pied de guerre économique dans la lutte mondiale pour les marchés et les sources de main d'uvre à bon marché a dépendu entièrement des bons services d'une bureaucratie syndicale soumise. En abandonnant ses anciennes politiques de réformes sociales et de compromis de classe relatifs, le capitalisme américain réagissait non seulement à l'affaiblissement de sa position internationale, mais également aux exigences découlant des profonds changements qui survenaient dans l'économie mondiale et qui ont depuis pris le nom de mondialisation. Ces mêmes processus, comme nous l'avons expliqué, sonnèrent le glas des régimes autarciques dirigés par les bureaucraties staliniennes, et l'effondrement de l'Union Soviétique donna au capitalisme américain une brève infusion d'optimisme et de croissance économique. Cependant, les succès ostensibles du capitalisme américain au cours des deux dernières décennies, tant au pays qu'à l'étranger, ont coûté fort cher et ne sont en fait qu'une victoire à la Pyrhus. En effet puisque la classe dominante américaine a ainsi systématiquement miné les fondements politiques et idéologiques de sa domination en créant un système politique qui est étranger jusqu'au ridicule pour les grandes masses de la population et qui repose sur une base sociale toujours plus petite et instable. Les événements entourant les élections 2000 sont le point culminant d'un processus prolongé de polarisation sociale et de dégénérescence politique. Le révisionnisme se reconnaît notamment à son exclusion de toute possibilité de crise sérieuse de l'impérialisme américain. Ce trait politique remonte aux origines du pablisme qui a plus ou moins éliminé la possibilité d'une crise sociale aux États-Unis pouvant assumer des dimensions révolutionnaire et consigné la classe ouvrière américaine plutôt que le stalinisme et la social-démocratie à la poubelle de l'histoire. Cette position a peut-être pris sa forme la plus crue dans les thèses du pabliste latino-américain, Posadas, qui soutenait que la seule façon de défaire l'impérialisme américain était de déclencher une guerre nucléaire préventive contre les États-Unis. Cette position a été réaffirmée par divers groupes d'ex-radicaux au cours des crises politiques des dernières années. La ligne générale des organisations qui s'autoproclament « de gauche » face aux élections 2000 - des Verts de Ralph Nader aux divers groupuscules maoïstes, capitalistes d'État et ex-trotskystes - est le mieux résumée par la Spartacist League (Ligue spartakiste) qui a littéralement qualifié cette crise constitutionnelle sans précédent de simple « tempête dans un verre d'eau ». La plupart de ces groupes nient qu'il existe des divisions sérieuses au sein de l'élite dirigeante ou que le détournement des élections puissent soulever des questions cruciales dont les travailleurs devraient se préoccuper. Les déclarations du Socialist Workers Party que j'ai cité plus tôt constitue une variante particulièrement droitiste de cette prise de position généralisée. Le SWP a révelé au grand jour l'orientation politique commune à tous ces groupes malades politiquement : l'absence de la moindre indépendance politique à l'égard de la bourgeoisie et une lâche adaptation aux forces les plus à droite de la scène politique américaine. Le Parti de l'égalité socialiste et le Comité International, pour leur part, ont basé leur analyse des développements politiques aux États-Unis sur un examen constant de la crise du capitalisme américain et de ses contradictions sociales croissantes. Les 30 années passées depuis l'effondrement du système de Bretton Woods en 1971 ont vu un déclin de la position économique et politique mondiale des États-Unis. Cette descente générale a intensifié les antagonismes de classe internes et accéléré la crise de la démocratie américaine. Il y a une corrélation claire entre la fin de l'hégémonie mondiale américaine et la dégénérescence de la démocratie bourgeoise aux États-Unis. Dans un récent article brossant l'histoire des États-Unis de 1900 à 1945, Hugh Brogan, historien et biographe britannique de John F. Kennedy, a fait une observation assez perspicace généralement parlant : « Peu importe l'épreuve (la grande dépression des années 1929 à 1939 ayant été la plus importante), les États-Unis sont toujours restés libéraux et ont réagi à toutes les crises jusqu'en 1945 et même au delà, non pas en rejetant leur constitution en tout ou en partie, mais en accroissant sa portée. Par rapport à la norme en vigueur à la fin du XXe siècle, les États-Unis étaient une démocratie bien mauvaise au début du siècle : pour la plupart, les Noirs et les couches les plus pauvres des Blancs ne pouvaient voter dans le Sud, et les femmes ne le pouvaient que dans quatre États de l'Ouest seulement. Il y avait certes plein d'autres problèmes, mais les Américains pensaient alors que le remède qu'il fallait administrer à une démocratie malade, c'était plus de démocratie ». Brogan cite les amendements constitutionnels du début du XXe siècle qui ont facilité l'élection directe des sénateurs et le droit de vote pour les femmes aux États-Unis, de même que le mouvement pour le droit de vote pour les Noirs dans le Sud qui commença dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Généralement, pendant environ un siècle - de la fin de la Guerre de sécession jusqu'au début des années 1970 - les débats sur les limitations de la démocratie trouvèrent leur résolution par l'expansion formelle de la démocratie politique, et avant tout par la multiplication des droits politiques. C'est en recourant en effet à la multiplication des droits, encore et encore, que l'élite dirigeante surmonta les crises internes et les pressions de l'opposition sociale de la base. Les amendements à la Constitution dits « de la Reconstruction » - les treizième, quatorzième et quinzième, ratifiés entre 1865 et 1870 - reflétaient la poussée révolutionnaire et démocratique de la Guerre de sécession. Ils abolissaient en effet l'esclavage, accordaient la citoyenneté aux esclaves affranchis et à tous les habitants nés aux États-Unis, empêchaient les États de priver les personnes du droit d'être jugé ou de jouir d'une protection égale devant la loi et interdisaient aux gouvernements fédéral et des États d'abroger le droit de vote des citoyens pour des motifs de race, de couleur de la peau ou d'état précédent de servitude. Le dix-septième amendement, ratifié en 1913, établît l'élection des sénateurs des États-Unis par vote populaire direct (auparavant, deux sénateurs de chaque État étaient élus par leurs législatures.) Ce changement constitutionnel était le résultat de protestations sociales grandissantes contre les grands trusts et leur domination sur le Congrès. Ratifié en 1920, le dix-neuvième amendement établissait le droit de vote pour les femmes. En 1961, le vingt-troisième donnait aux habitants du District de Columbia le droit de voter pour le président. En 1964, c'est le vingt-quatrième qui interdit toute capitation lors des élections fédérales. Cet amendement fut ratifié en réaction aux luttes des droits civiques pour l'obtention du droit de vote pour les Noirs dans les États du Sud. Le vingt-sixième amendement passé en 1971 abaissa l'âge pour le droit de vote de 21 à 18 ans, en réponse au mouvement d'opposition de masse à la guerre du Vietnam. La logique derrière cet amendement était que les personnes assez vieilles pour combattre et mourir pour l'Oncle Sam l'étaient aussi pour voter. Ainsi, huit des dix-sept amendements adoptés depuis le Bill of Rights (déclaration des droits qui comprend les dix premiers amendements à la constitution) comportaient une expansion légale des droits politiques et allaient dans le sens d'un renforcement du principe de la souveraineté populaire. De plus, le Voting Rights Act de 1965 (loi sur le droit de vote) rendit illégale toute discrimination au niveau des procédures d'inscription sur la liste électorale, affranchissant ainsi dans les faits les Noirs des États du Sud. Cette loi permettait aux scrutateurs fédéraux d'entreprendre les procédures d'inscription dans ces États. Le Mississippi ne comptait que 22 000 électeurs noirs enregistrés en 1960. À la fin de 1965, il en comptait 175 000. Puis le Civil Rights Act de 1970 (loi sur les droits civiques) élargit et renforça les dispositions du Voting Rights Act. Suite à 1971 cependant, la tendance à étendre législativement et constitutionnellement les droits démocratiques en général et le droit de vote en particulier prit fin en grande partie. (L'exception la plus évidente fut la décision prise en 1973 par la Cour suprême des États-Unis de légaliser l'avortement. Mais il s'agissait plus d'un dernier soubresaut au niveau des réformes démocratiques que du point de départ d'une nouvelle période d'expansion. Par la suite, nombre de décisions fédérales et de lois adoptées par divers d'États vinrent restreindre les possibilités des femmes de profiter de ce droit acquis suite au procès Roe c. Wade. L'actuel juge en chef William Rehnquist était alors l'un des deux juges de la Cour suprême dissidents lors de cette prise de décision marquante.) Les 30 dernières années ont été marquées par une dégénérescence encore plus prononcée des institutions démocratiques bourgeoisies et une diminution des droits démocratiques. Au sein des échelons les plus élevés de l'élite dirigeante et de l'État capitaliste, la réaction face aux contradictions sociales et politiques a de plus en plus revêtu des formes extraparlementaires et de conspiration. Depuis, chaque décennie a été le théâtre de crise politiques majeures qui ont marqué l'accentuation de ce processus de déclin. Les années 1970 ont été la décennie du Watergate, qui révéla le recours à des méthodes carrément criminelles par la Maison Blanche. Réagissant devant l'opposition populaire de masse contre la Guerre du Vietnam, le désordre social qui régnait dans les villes et les luttes syndicales militantes, Nixon eu recours à des méthodes de gangster. Les années 1980 ont révélées qu'il était fait recours encore plus souvent aux méthodes anticonstitutionnelles et illégales, comme l'a montré l'affaire Iran-Contra. Des militaires et des agents des services de renseignement d'extrême-droite opérant depuis le sous-sol de la Maison Blanche à l'époque de l'administration Reagan fonctionnaient tel un véritable gouvernement secret, approvisionnant en armes et en argent les milices contre-révolutionnaires et les escadrons de la mort d'Amérique centrale, malgré les lois américaines interdisant toute aide de ce type. Dans les années 1990, la droite républicaine a employé des méthodes « répugnantes » de provocation et de subversion dans ses efforts pour déstabiliser et renverser l'administration Clinton. Cela prit la forme de la paralysie du gouvernement fédéral en 1995-1996 provoquée par le Congrès majoritairement républicain. Dans les dernières années de la décennie, le Parti républicain tenta un coup d'État politique sous la forme de sa campagne de destitution et l'exigence de comparution de Clinton devant le Sénat. La décennie précédente s'est terminée avec le vol de l'élection présidentielle et la nouvelle a commencé par l'installation d'un président qui est arrivé au pouvoir par la fraude et l'usurpation politique. La criminalité et l'illégalité n'ont cessé de croître de décennie en décennie, alors que l'opposition au sein de l'establishment politique et médiatique face à de telles méthodes a diminué. Le Watergate s'est terminé avec la démission forcée de Nixon, ainsi que l'arrestation et l'emprisonnement de plusieurs des grands complices. Dans le cas de l'affaire Iran-Contra, le Congrès a agit de façon à étouffer les aspects les plus condamnables de la conspiration et Reagan s'en est tiré indemne, tout comme son principal lieutenant, Oliver North. Enfin, dans le cas de la campagne de destitution contre Clinton, les médias ont servi de véritable agence de presse pour seconder les conspirateurs, tout comme lors des élections 2000. Cette progression révèle l'existence d'un organisme politique qui est de moins en moins apte à lutter contre les tendances antidémocratiques, exactement comme un malade dont le système immunitaire n'est plus en mesure de combattre les virus. Pour reprendre cette analogie, on peut dire que le patient est mort avec les élections 2000. Les autres aspects de la dégénérescence de la démocratie américaine au cours de cette période comprennent la purge de l'establishment politique des principaux congressistes et fonctionnaires libéraux des années 1970 et 1980; le parrainage et la légitimation d'éléments fascisants et d'extrême-droite par les médias et le Parti républicain, notamment la droite catholique, le lobby des armes, les fanatiques anti-avortements, les groupes anti-taxes et antiétatiques et les éléments des milices; la promotion démagogique du règne de la loi et de l'ordre et des « droits des victimes »; les restrictions des libertés civiques par les tribunaux. Cet assaut contre les droits démocratiques a commencé avec les attaques gouvernementales contre les luttes syndicales et le droit de grève. La décennie des années 1980 qui commença avec l'écrasement de la grève des contrôleurs aériens de PATCO, fut ponctuée d'attaques menées sans répit contre les droits des travailleurs. Les méthodes de guerre de classe qui avaient disparues de la scène politique depuis la Seconde Guerre mondiale réapparurent alors avec l'utilisation de briseurs de grève, de fiers-à-bras professionnels et de polices industrielles, d'injonctions antisyndicales et d'amendes, de coups montés contre le mouvement ouvrier, de la violence et des assassinats sur les lignes de piquetage. Au cours de cette période, la dégénérescence du système politique et l'érosion de son contenu démocratique ont été exprimés par un déclin marqué de la participation électorale reflétant la désagrégation de l'appui populaire des deux partis capitalistes. Le point culminant de ce processus lors des élections 2000 fut l'attaque ouverte contre le fondement même de la démocratie américaine - le droit de vote, une chose qui aurait été impensable encore il n'y a pas si longtemps. Les atrocités commises par les États-Unis telles que la guerre du Vietnam ont fait oublié depuis longtemps les prétentions pacifistes des États-Unis. Mais ce pays avait toujours dans sa manche son principal tour de passe-passe idéologique : il pouvait se présenter comme la citadelle mondiale de la démocratie. C'était une prétention plutôt éculée contredite d'ailleurs de mille et une façons par le fonctionnement dans la pratique du système bipartite américain. Mais il n'empêche qu'elle était encore considérablement efficace pour tromper les travailleurs et les intellectuels tant aux États-Unis qu'ailleurs dans le monde. Ils étaient nombreux à penser que le capitalisme peut bien être cruel et propager l'inégalité économique, mais au moins les gens ont le droit de voter pour leurs représentants. Puisque la vaste majorité de la population mondiale identifie à tort le stalinisme comme étant le socialisme, la bourgeoisie américaine pouvait opposer sa démocratie aux méthodes despotiques du régime soviétique. Mais les élections 2000 ont détruit ces prétentions, et priver par conséquent l'impérialisme américain de son arme idéologique la plus importante dans sa lutte contre le socialisme. Les conclusions politiques qui découlent de cette analyse sont immenses et le travail ne manquera pour parvenir à élaborer toutes les implications pour notre mouvement. Nous devons clairement nous attendre à une période de radicalisation de masse et à une résurgence de l'intérêt dans les idées socialistes et révolutionnaires et nous y préparer. J'aimerais ici aborder une importante question programmatique - notre attitude générale envers les questions démocratiques et la défense des droits démocratiques. Si l'on survole la presse des ex-radicaux petits-bourgeois, on est frappé par leur manque d'intérêt pour la question du droit de vote qui est apparu de façon si soudaine aux États-Unis. Leur complaisance et leur mépris pour de telles questions ne reflètent pas les sentiments ou les intérêts de la classe ouvrière, mais bien l'indifférence générale de la bourgeoisie libérale. Parmi les travailleurs, notamment parmi les sections les plus opprimées de la classe ouvrière, le droit de vote est un sujet qui tient profondément à cur, même s'il existe un mépris général et justifié à l'endroit des politiciens et des partis officiels. L'abandon de toute défense sérieuse de ce droit par l'establishment politique et médiatique est un reflet de l'importance du fossé politique et économique qui sépare l'élite aisée des masses. Il existe un énorme vide politique aux États-Unis que le mouvement socialiste doit s'efforcer de combler. Nous devons être extrêmement sensibles et adopter une attitude active et agressive envers toutes les questions des droits démocratiques. Le mouvement socialiste doit se présenter aux masses comme le champion des droits démocratiques. Nous le faisons du point de vue des intérêts indépendants de la classe ouvrière. Notre tâche éducative est de démontrer que seule la classe ouvrière peut offrir une direction sérieuse dans la lutte pour défendre les droits fondamentaux, et qu'elle ne peut y parvenir que sur la base d'un programme procédant non pas du cadre de la société capitaliste et de l'État-nation, mais plutôt du point de vue de la lutte unifiée et internationale de la classe ouvrière pour un monde socialiste. Dans la mesure où la classe ouvrière démontre son engagement envers les droits démocratiques et son intention de lutter pour les défendre, elle peut rallier derrière elle les sections les plus progressistes de la classe moyenne et affaiblir ainsi l'extrême-droite. C'est de ce point de vue que le World Socialist Web Site s'efforce de dénoncer patiemment et sans pitié la couardise et l'impotence des libéraux, des démocrates et de leur acolytes de la bureaucratie syndicale. Notre tâche est de révéler les racines sociales de leur prostration, et de démontrer qu'en dernière analyse, ces forces ne peuvent jouer d'autre rôle que celui de complices dans la destruction des droits de base. D'importantes questions d'orientation politique, idéologiques, historiques et philosophiques doivent être examinées et expliquées relativement à la dégénérescence du libéralisme. Mais en fin de compte cependant, ce phénomène nous ramène à la structure de classe de la société et à la nature même du système capitaliste. Le droit de vote n'est pas le dernier mot de la question des droits démocratiques. Pour nous, la démocratie revêt un caractère beaucoup plus profond. Elle embrasse la participation active et démocratique des producteurs dans la prise des décisions politiques, sociales, économiques et culturelles qui affectent leur existence. Néanmoins, le droit élémentaire des masses de voter revêt une importance progressiste, et il ne peut y avoir une plus grandes expression de la démocratie, et encore moins de lutte pour le socialisme, si ce droit n'est pas défendu de la façon la plus déterminée. Cette question est spécialement importante dans une période comme la notre où le mouvement socialiste a enregistré d'immenses reculs et que les crimes des bureaucraties syndicales ont entraîné un déclin de la conscience socialiste parmi les grandes masses des travailleurs. Dans une telle période, la lutte gravitant autour des questions démocratiques constituera pour beaucoup de gens une étape dans leur évolution politique vers le socialisme révolutionnaire. Notre mouvement doit encourager cette évolution. Notre approche a indéniablement suscité une forte réponse tant aux États-Unis qu'internationalement. Ceux qui ont lu la correspondance publiée par le WSWS ayant trait à notre couverture de la crise politique aux États-Unis - et ce n'est là qu'une fraction du courrier reçu - ne peuvent ignorer que notre analyse et nos arguments ont touché une corde sensible parmi les sections les plus résolues et conscientes politiquement de la population. Le WSWS est de plus en plus perçu comme une oasis de progrès, de démocratie et de politique et de pensée socialistes, et comme un point de ralliement pour ceux qui cherchent une perspective de lutte. Bien que notre approche des questions des droits démocratiques est des plus cruciales dans une période de désorientation politique répandue et, devons nous ajouter, de transition vers une renaissance de la conscience socialiste, elle est néanmoins enracinée dans la nature même de cette époque et dans les problèmes fondamentaux de la révolution socialiste. Elle découle de la théorie de la révolution permanente de Trotsky, qui n'est pas simplement ni même avant tout un programme pour les pays accusant un retard dans leur développement économique, mais plutôt une perspective pour la révolution socialiste à l'ère de l'impérialisme. La classe ouvrière doit prendre la tête de la défense des droits démocratiques non seulement dans les pays qui accuse un retard dans leur développement capitaliste, mais bien dans tous les pays. La bourgeoisie libérale avait déjà démontré sa banqueroute face aux victoires fascistes des années 1920 et 1930. Son impotence est encore plus profonde aujourd'hui. Le mouvement ouvrier socialiste défend les droits démocratiques
de la population laborieuse sur la base du programme de la révolution
socialiste mondiale et de la lutte pour porter la classe ouvrière
au pouvoir. Telle est la perspective dictée par le développement
de la crise de la domination bourgeoise aux États-Unis. Voir aussi:
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