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Lionel Jospin et le trotskysme

Le débat au sujet du passé du premier ministre français

Par Peter Schwarz
Le 23 juin 2001

Depuis trois semaines des révélations sur le passé soi-disant trotskyste du premier ministre, Lionel Jospin, défraient la chronique des médias.

L'origine en fut la publication d'une interview accordée au Journal Le Parisien par un ancien membre de l'Organisation communiste internationaliste (OCI), Patrick Dierich. Patrick Dierich, un astronome de 56 ans qui fut membre de l'OCI de 1968 à 1986, affirme avoir fait la connaissance de Jospin en 1971 alors que ce dernier appartenait à ce parti: « Il n'y a aucune ambiguïté: j'étais dans la même cellule que lui au cours de l'été 1971. C'était le "camarade Michel". Moi, j'étais le "camarade Blum". Nous avions tous des pseudonymes. »

Les affirmations de Dierich n'ont rien de neuf. De semblables rumeurs circulent depuis 1995 sans que, jusqu'à ce jour, on en ait la preuve formelle. Jospin l'a toujours nié en donnant comme raison l'existence d'une confusion avec son frère Olivier, qui avait été un membre dirigeant de l'OCI jusque dans les années 1980.

Les témoignages de Dierich furent suivis, sur le site Internet de l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur, d'une interview d'un autre membre de l'OCI, Boris Fraenkel, âgé aujourd'hui de 80 ans. Fraenkel, né à Dantzig (l'actuelle Gdansk) est issu d'une famille juive allemande. Il se réfugia en Suisse pour fuir les nazis, puis s'installa en France après la guerre où il rejoignit, en tant que membre-fondateur, le parti trotskyste de l'OCI.

Fraenkel raconte avoir fait la connaissance de Jospin en 1964 et lui avoir pendant plus d'un an enseigné la politique dans son appartement: «Lionel Jospin venait régulièrement chez moi pour suivre un Groupe d'études révolutionnaires, un GER, une formation préalable avant d'entrer dans le mouvement trotskyste. C'était un peu ma spécialité, repérer des jeunes gens de gauche, et les faire tomber dans mes filets, comme disaient mes camarades. Jospin était alors élève à l'ENA [pépinière de l'élite politique française; PS]. Je le formais clandestinement: un futur haut fonctionnaire n'avait pas intérêt à s'afficher révolutionnaire! A force de discuter, nous étions devenus amis.»

Pour preuve de son amitié avec Jospin, Fraenkel produisit une carte postale signée «Lionel» qui lui avait été envoyée à l'époque depuis son séjour de vacances. En 1966, poursuivit Fraenkel, il avait été exclu de l'OCI et aurait perdu tout contact avec Jospin. Il suppose que le dirigeant de l'OCI, Pierre Lambert, avait gardé le contact, sans pour autant pouvoir l'affirmer. La raison de l'exclusion de Fraenkel de l'OCI était sa défense des idées de Wilhelm Reich et de Herbert Marcuse dont il traduisit en français «Eros et civilisation».

A l'Assemblé nationale, lors de la séance des questions au gouvernement, Jospin reconnut pour la première fois avoir en effet été en relation avec le mouvement trotskyste: «Il est vrai que dans les années 1960, j'ai marqué de l'intérêt pour les idées trotskystes et que j'ai noué des relations avec l'une des formations de ce mouvement.» Déclarait-il. «Il s'agit là d'un itinéraire personnel, intellectuel et politique dont je n'ai en rien à - si c'est le mot qui convient - rougir.»

Jospin dit avoir «rencontré dans ces contacts quelques hommes remarquables» et que «cela a contribué à [sa] formation»; qu'il n'a «ni regrets ni excuses» à formuler. Il avait déjà eu l'occasion par le passé de souligner le fait qu'il était «un enfant de Suez et de Budapest», faisant allusion à l'invasion des troupes françaises en Egypte sous la responsabilité de Guy Mollet, le chef socialiste du gouvernement et à l'écrasement en 1956 de l'insurrection hongroise par les troupes soviétiques. Jospin avait à l'époque 19 ans.

Dans une interview tout spécialement organisée pour lui le lendemain sur Europe 1, Jospin reprit une fois de plus en détail le sujet de ses contacts avec l'OCI. Il y aurait rencontré «un certain nombre de personnalités fortes, des militants ouvriers, des autodidactes, parfois des intellectuels». Ceci aurait été un «très utile contrepoint à la formation» qui lui «a été dispensée, par ailleurs excellente, à l'ENA. J'ai dit "contrepoint" mais j'aurais pu dire "antidote"». Il aurait fait «l'expérience de la radicalité.» Et aurait acquis la capacité de la comprendre «mieux que d'autres».

Le quotidien Le Monde a également publié un long article sur «le passé trotskyste de Lionel Jospin». Le journal y reproche à Jospin d'avoir adhéré en juin 1971 comme «taupe» au Parti socialiste (PS), c'est-à-dire appartenant clandestinement à l'OCI. Le journal se fonde sur les affirmations d'une dizaine de témoins qui auraient collaboré avec Jospin de l'été 1969 à l'automne 1971 dans une structure de l'OCI. Les noms des témoins ne sont pas cités, à l'exception de celui déjà connu de Patrick Dierich et d'un certain Yvan Berrebi.

Le Monde affirme encore que Jospin aurait eu des contacts étroits avec l'OCI tout au long des années 1970 et que ses relations avec l'ancien dirigeant de ce parti, Pierre Lambert, n'auraient été définitivement rompues qu'en 1987, six ans après son élection au poste de Secrétaire du Parti socialiste. Le journal se prévaut de deux témoins - une fois de plus anonymes - qui, au cours des années 1960, auraient été employés comme permanents dans l'appareil de l'OCI. Dans les bureaux parisiens de l'OCI, Lambert ne faisait pas mystère de ses relations avec Jospin. C'est ainsi qu'il se serait vanté, en avril 1980, d'avoir aidé Jospin lors de la préparation du débat télévisé avec le chef du Parti communiste (PCF), Georges Marchais.

Le journal échoua cependant dans ses tentatives d'apprendre des faits plus précis de la part d'anciens cadres de l'OCI. Pierre Lambert, âgés aujourd'hui de 84 ans, refusa toute prise de position. Daniel Gluckstein, le secrétaire national du Parti des Travailleurs (PT), organisation succédant à l'OCI, ne se déclara prêt à parler que de Jospin aujourd'hui: «Le reste ne nous regarde pas. Jospin et son passé, c'est son problème à lui, c'est pas le nôtre.» L'historien Pierre Broué, assurait ne rien savoir. De même, Charles Berg, secrétaire de l'organisation de jeunesse de l'OCI, l'Alliance des jeunes pour le socialisme (AJS), au début des années 1970 et qui, selon Le Monde, était chargé de l'«entrisme» dans le Parti socialiste, refusa de prendre position publiquement.

Berg, qui avait été exclu de l'OCI en 1979 et qui travaille aujourd'hui sous le nom de Jacques Kirsner comme producteur dans l'audiovisuel, avait cependant déjà confirmé les relations de Jospin avec l'OCI dans un article publié dans Libération en 1999: «Avec Lionel Jospin, nous avons durant de très longues années milité, partagé les mêmes convictions révolutionnaires, socialistes et démocratiques.»

Au micro d'Europe1, invité à s'expliquer sur les reproches faits par Le Monde, Jospin ne nia pas l'existence de rencontres et de discussions. Elles auraient eu «un caractère privé et distinct de [son] engagement politique, public et ouvert dans le Parti socialiste».

En réponse au reproche qu'il serait entré au PS en 1971 comme «taupe» de l'OCI, et à la question de quand il aurait pris ses distances politiques et intellectuelles par rapport à l'OCI, il répondit que son adhésion au Parti socialiste se serait faite spontanément et qu'il y aurait toujours agi librement. « à partir du moment où j'ai été un responsable socialiste, dès 1973, j'ai agi pleinement comme un militant socialiste. Tout le reste relevait de contacts et de discussions à caractère privé que j'ai pu continuer à avoir. Ces contacts, d'une certaine façon, me regardent. Sinon, regardez ce que j'ai fait de 1973 à 1981, et encore après comme ministre de l'Education ou autre! Et regardez si ça vous paraît poser le moindre problème!»

Les réactions publiques à l'aveu de Jospin furent plutôt réservées. Il bénéficia d'un large soutien de son propre camp. Certains représentants isolés de l'opposition tentèrent de tirer un profit politique de la situation et, à l'Elysée, le siège du président de la République, on fouilla minutieusement l'histoire du mouvement trotskyste à la recherche des munitions nécessaires pour la prochaine campagne des élections présidentielles. Jospin se portera vraisemblablement candidat en 2002 contre Jacques Chirac, le président gaulliste sortant.

On reproche moins à Jospin d'avoir eu des relations avec l'OCI que de les avoir gardées secrètes si longtemps. Les contacts de la jeunesse avec des groupements radicaux n'ont rien d'extraordinaire en France où de vastes couches de la population furent touchées par la radicalisation des 1970. Même le gaulliste Chirac reconnaît publiquement avoir vendu dans sa jeunesse le journal stalinien L'Humanité.

Dans l'entourage direct de Jospin il existe de nombreux fonctionnaires ayant appartenu jusque dans les années 1980 à des organisations radicales. C'est ainsi que Jean-Christophe Cambadélis, député de Paris et principal soutien de Jospin au sein du PS, fut membre du comité central de l'OCI jusqu'en 1986.

L'OCI, Mitterrand et l'Union de la gauche

L'aveu tardif de Jospin sur son passé radical devrait en premier lieu être dû à des considérations tactiques. En le découvrant maintenant, il essaie d'empêcher ses adversaires de s'en servir l'année prochaine comme munitions dans la campagne électorale. Toutefois, indépendamment de ces tractations politiciennes au jour le jour, les rapports de Jospin avec l'OCI soulèvent des questions plus fondamentales. Comment se fait-il qu'un homme qui, à l'âge de 30 ans, éprouvant des sympathies pour les idées trotskystes et appartenant probablement à une section de la Quatrième Internationale, puisse se trouver, vingt-cinq ans plus tard, à la tête du gouvernement français en tant qu'homme de confiance de la bourgeoisie?

L'on ne peut que spéculer quant à la motivation personnelle de Jospin. C'est lui seul qui pourrait nous renseigner et dire dans quelle mesure il a, dans sa jeunesse, véritablement soutenu les idées trotskystes ­ ce que de toute évidence il n'envisage pas de faire. Il existe cependant un rapport évident entre l'évolution de Jospin et le développement de l'OCI elle-même qui, vers la fin des 1960, alors que Jospin entretenait des relations étroites avec elle, se détournait rapidement des idées trotskystes et, en 1971, alors que Jospin adhérait au Parti socialiste, rompait sur le plan organisationnel avec le Comité International de la Quatrième Internationale, auquel elle avait jusque-là appartenu en tant que section française.

En 1971, l'OCI poursuivait une ligne politique qui n'avait plus rien en commun avec les idées de Trotsky, mais qui s'accordait parfaitement avec les objectifs de François Mitterrand. Il est significatif que Patrick Dierich, tout comme Jospin lui-même, estime que Mitterrand était informé des relations de Jospin avec l'OCI et ne se serait en aucune manière formalisé.

Selon Dierich, Mitterrand était «parfaitement au courant de sa [Jospin] double appartenance. N'oubliez pas qu'il avait été ministre de l'Intérieur!... Nous, nous ne considérions pas le PC comme plus ouvrier que le Parti socialiste. En plus, d'un point de vue électoral, seul un représentant du PS pouvait battre la droite. Il fallait donc aider Mitterrand. C'est ce qu'a fait Jospin à son niveau. L'OCI était l'allié objectif des socialistes.»

Mitterrand avait très vite apprécié Jospin et l'avait fait entré dès 1973 au secrétariat national du parti. Jospin confirma à l'antenne d'Europe1 que ses relations avec l'OCI n'avaient pas représenté d'obstacle. A la question si Mitterrand savait, il répondit: «Je pense que quelques-uns ont dû le lui murmurer mais nous n'en n'avons jamais parlé. Je pense que ma façon d'agir lui convenait.»

Mitterrand avait pris la direction du Parti socialiste dans une sorte de coup de main au congrès d'Epinay en juin 1971. Contrairement à l'ancienne direction sous Guy Mollet, qui était en place depuis la fin de la guerre et qui était complètement prisonnière des conceptions de la guerre froide, Mitterrand préconisait « l'Union de la Gauche». Il entendait par là aussi bien l'élargissement du Parti socialiste qui, à l'époque, claudiquait loin derrière le PCF dans l'opinion des électeurs, tant grâce à l'intégration de courants républicains et socialistes divisés que par une alliance avec le PCF ­ alliance où les socialistes devraient jouer le rôle principal.

Mitterrand était tout sauf un homme de gauche ou un socialiste convaincu. Fonctionnaire sous le régime de Vichy à la botte des nazis, ministre bourgeois de la IVe République, c'était un homme de grande ambition, mais de faible conviction politique. En cela, il savait d'autant mieux se servir des convictions d'autrui - un genre de Joseph Fouché moderne. Il s'était déjà porté candidat unique de la gauche en 1965 contre le général de Gaulle et avait remporté un succès d'estime, mais s'était retrouvé par la suite sur la touche politique.

La révolte des étudiants et la grève générale de mai-juin 1968 donnèrent un nouveau souffle aux efforts de Mitterrand pour une «Union de la Gauche». La Ve République avait été ébranlée dans ses fondements. Le président de Gaulle avait momentanément perdu le contrôle et ne put se maintenir qu'avec l'aide du Parti communiste. La fin de son règne était prévisible. La crise du régime était également la conséquence de changements sociaux. La France a connu un développement remarquable durant les années 1950 et 1960 ce qui a radicalement changé le point d'équilibre entre l'agriculture et l'industrie et réduit l'importance de la petite-bourgeoisie rurale qui faisait depuis longtemps office de contrepoids conservateur en France. Une classe ouvrière jeune et militante s'était développée dans les banlieues. Compte tenu de l'image détériorée des staliniens et du morcellement des socialistes, le militantisme de ces couches risquait de déboucher sur une issue révolutionnaire.

Dans ces conditions, l'Union de la Gauche servait à canaliser le mouvement et à le guider vers une voie inoffensive. Bien que Mitterrand, en raison de son passé, ne jouissait pas d'un grand prestige, il réussit, avec l'aide de l'Union de la Gauche, à captiver l'imagination des travailleurs. Les espoirs et les illusions qui, durant les années 1970, étaient liés à l'Union de la Gauche, étaient énormes. Quand Mitterrand fut enfin élu président en 1981, des centaines de milliers de personnes dansèrent dans les rues - pas pour longtemps cependant car les espoirs placés en Mitterrand devaient être rapidement déçus.

L'OCI joua en 1971 un rôle essentiel dans le renforcement des espoirs et des illusions attisés par Mitterrand. Elle lui fournit une aide précieuse et opportune venue de la gauche.

Depuis la démission de de Gaulle en avril 1969, l'OCI avait transformé sa revendication pour un candidat présidentiel unique des Partis socialiste et communiste en axe central de sa politique.

Elle la qualifia de «Front unique ouvrier» et souligna expressément qu'il ne s'agissait pas seulement d'une revendication tactique mais d'une stratégie. Elle résultait de la nécessité de confronter directement la classe ouvrière en tant que classe à la bourgeoisie, à son Etat, à son gouvernement. «La réponse à la question du gouvernement concentre la lutte pour le Front unique ouvrier», écrivait-elle dans sa revue La Vérité (numéro 544, page 10). «Elle est indispensable à la solution de la question du pouvoir, de la question de l'Etat.»

L'affirmation selon laquelle l'élection d'un candidat unique soutenu en commun par les socialistes et les staliniens équivalait au pouvoir ouvrier, était évidemment absurde. Les deux partis avaient, durant des décennies, prouvé leur loyauté à l'Etat bourgeois. Mais, en tant que feuille de vigne pour la politique de Mitterrand, elle remplissait pleinement son rôle. Quand, en 1969, la candidature unique échoua, l'OCI accusa le PS et le PCF d'avoir «brisé le front de classe du prolétariat». Elle reprochait même au Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard et à la Ligue communiste d'Alain Krivine qui avaient présenté leurs propres candidats, de participer «à la scission du front de classe».

De toute évidence, Mitterrand avait parfaitement su apprécier le soutien qui lui venait de ce côté. L'OCI ne faisait pas seulement de la propagande pour ses propres objectifs, mais pouvait aussi lui amener des forces précieuses. Les biographes de Jospin, Gérard Leclerc et Florence Muracciole, décrivent ainsi l'OCI de l'époque (qui se nommait alors PCI): «Au début des années 1980, dopé par les événements de mai 68, le PCI a le vent en poupe. Il compte jusqu'à 8.000 adhérents, mais peut en mobiliser quelques dizaines de milliers, grâce notamment à son organisation de jeunes, l'AJS (Alliance des jeunes pour le socialisme) Ils contrôlent L'UNEF-ID, le principal syndicat étudiant, et sont fortement implantés dans plusieurs fédérations ou unions départementales de Force ouvrière On les trouve également très actifs dans plusieurs syndicats de la FEN (Fédération de l'Education nationale), notamment dans l'enseignement technique. Ils sont aussi présents, mais extrêmement discrets, à la CGT». (Lionel Jospin, L'héritier rebelle», p. 43-44)

En 1971, Mitterrand fut même l'orateur principal du meeting du centenaire de la Commune de Paris, que l'OCI avait préparé et pour lequel elle avait organisé le service d'ordre.

L'OCI et la Quatrième Internationale

Au moment où Jospin entrait en contact avec l'OCI en 1964, celle-ci était la section française du Comité International de la Quatrième Internationale (CIQI). Le CIQI avait été fondé en 1953 pour défendre le trotskysme orthodoxe contre le pablisme, un courant opportuniste dirigé d'abord par Michel Pablo et plus tard par Ernest Mandel. La rupture de l'OCI avec le CIQI et son soutien pour Mitterrand coupa la classe ouvrière du programme de la Quatrième Internationale et la priva ainsi de toute alternative révolutionnaire. C'est l'une des principales causes de l'actuelle crise du mouvement ouvrier qui, en dépit de luttes militantes répétées, est incapable de défendre ses acquis sociaux et politiques. Il est nécessaire, pour comprendre cette question, de faire une digression sur l'histoire de la Quatrième Internationale.

Le conflit avec les pablistes tournait autour de l'orientation de base du programme du mouvement trotskyste.

Lorsque Léon Trotsky prit l'initiative de fonder la Quatrième Internationale dans les années 1930, il tira en cela les conclusions du fait que la Troisième, tout comme la Seconde Internationale avait dégénéré au-delà de tout espoir et avait cessé d'être des instruments de progrès social. La social-démocratie s'était montrée, depuis la Première guerre mondiale, comme le fidèle exécuteur de la politique bourgeoise, le Komintern s'était transformé en instrument de la bureaucratie stalinienne de Moscou et portait la responsabilité de défaites catastrophiques de la classe ouvrière internationale. C'est en particulier de la défaite du prolétariat allemand qui, en 1933, de par la politique dévastatrice du Parti communiste allemand (KPD), se trouva paralysé face à la prise de pouvoir de Hitler que Trotsky avait tiré la conclusion que l'Internationale communiste ne pouvait plus servir à la cause de la révolution socialiste.

La crise de la direction de la classe ouvrière ne pouvait donc être résolue que par la construction de nouveaux partis prolétariens, des sections de la Quatrième Internationale. «La Quatrième Internationale déclare une guerre implacable aux bureaucrates de la IIe et de la IIIe Internationale, de l'Internationale d'Amsterdam et de l'Internationale anarcho-syndicaliste, de même qu'à leurs satellites centristes Toutes ces organisations ne sont pas le gage de l'avenir, mais des survivances pourrissantes du passé», peut-on lire conformément à cela dans le Programme de Transition de la Quatrième Internationale.

Le pablisme révisa ce point de vue. Sous l'effet des nationalisations que la bureaucratie stalinienne réalisa après la Seconde guerre mondiale dans les pays occupés par l'Armée rouge, Pablo annonça que la bureaucratie stalinienne était capable, sous la pression d'événements objectifs, de se réformer par elle-même. L'évolution vers le socialisme prendrait des siècles durant la forme «d'Etats-ouvriers déformés», tels qu'ils étaient apparus par le passé en Europe de l'Est. La tâche de la Quatrième Internationale ne consiste donc plus à lutter contre les partis staliniens, mais à les influencer, à rechercher des tendances progressistes dans leurs rangs ou à s'y dissoudre entièrement.

Le pablisme devait, par la suite, adapter ce point de vue à divers mouvements petits-bourgeois - les armées paysannes de Mao Zedong, les guérilleros de Fidel Castro, divers mouvements de libération nationale et le mouvement étudiant des années 1960. La teneur en demeurait toujours la même - ce n'était pas la classe ouvrière rassemblée sous sa propre bannière indépendante qui était le porteur de la révolution, mais d'autres forces sociales qui, sous la pression d'événements objectifs, se déplaceraient vers la gauche.

Les trotskystes français se scindèrent au sujet de cette question. En 1952, avec le soutien du Secrétariat International dominé par Pablo, la minorité pabliste exclut la majorité orthodoxe. La majorité, la future OCI, rejoignit le Comité International en 1953. La minorité demeura au sein du Secrétariat International (plus tard Secrétariat Unifié). Il en résulta la Ligue communiste révolutionnaire, (LCR) dirigée aujourd'hui par Alain Krivine. De plus, il existait en France une troisième tendance qui se réclamait du trotskysme, mais qui, dès 1938, s'était refusée à rejoindre la Quatrième Internationale - l'actuelle Lutte ouvrière dirigée par Arlette Laguiller. Ce parti était fortement orienté vers le syndicalisme et considérait avec dédain les conflits au sujet de l'orientation politique.

Vers le milieu des années 1960, l'OCI commença à remettre en question la lutte que le Comité International menait contre le pablisme. Cela s'exprima tout d'abord dans le fait qu'elle déclara la Quatrième Internationale morte: cette dernière ayant été détruite par le pablisme et devait être reconstruite.

La section britannique du Comité International, la Socialist Labour League (SLL), s'opposa avec véhémence à cette conception. En 1967, elle écrivait à l'OCI : «L'avenir de la Quatrième Internationale est représenté par la haine et l'expérience amoncelées par des millions d'ouvriers à l'encontre des staliniens et des réformistes qui trahissent leurs luttes. La Quatrième Internationale doit consciemment lutter pour la direction pour satisfaire ce besoin Seule la lutte contre le révisionnisme peut préparer les cadres à prendre la direction de millions de travailleurs attirés dans la lutte contre le capitalisme et contre la bureaucratie. la lutte vivante contre le pablisme et l'entraînement des cadres et des partis sur la base de cette lutte avaient été des années durant, depuis 1952, la vie de la Quatrième Internationale.» (Trotskyism versus Revisionism, vo. 5, London 1975, p. 107/114)

La veille des grandes luttes de 1968, la SLL avait mis en garde contre les conséquences de l'attitude sceptique de l'OCI: «La radicalisation des travailleurs en Europe de l'Ouest progresse rapidement, tout particulièrement en France. Il y a toujours un danger, à un tel stade du développement, qu'un parti révolutionnaire ne réponde pas à la situation au sein de la classe ouvrière d'une manière révolutionnaire, mais qu'il s'adapte au niveau auquel les travailleurs sont assujettis de par leur propre expérience avec l'ancienne direction, c'est-à-dire à l'inévitable confusion initiale. De telles révisions de la lutte pour un parti indépendant et pour le Programme de Transition arrivent habituellement sous couvert de "rapprochement de la classe ouvrière", "d'unité avec tous ceux qui sont en lutte", de " pas d'ultimatum", " pas de dogmatisme". » (Ibid. p. 113-114)

Cet avertissement ne fut pas écouté. La révolte de 1968 entraîna des milliers de nouveaux adhérents inexpérimentés dans les rangs de l'OCI et de son organisation de jeunesse l'AJS, et la direction de l'OCI s'adapta à cette confusion. La revendication d'un «Front de classe» - qui avait également déjà été critiqué en 1967 par la SLL - devint la formule par laquelle l'OCI s'adapta à la bureaucratie social-démocrate et les forces nouvellement gagnées furent rejetées dans les vieux appareils bureaucratiques.

Les points de vue de l'OCI ne se différencièrent plus beaucoup de ceux des pablistes. La seule différence était que l'OCI s'orientait vers la social-démocratie en adaptant plus en plus son hostilité au stalinisme à l'anticommunisme de la social-démocratie, alors que les pablistes maintenaient leur orientation vers les partis staliniens.

Durant les années 1970, l'OCI devint un important réservoir de jeunes pour la bureaucratie social-démocrate. Lionel Jospin n'est qu'un fonctionnaire parmi tant d'autres à être passé par l'école de l'OCI. Selon les termes de Henri Weber, qui est passé de la LCR pabliste à l'aile droite du parti social-démocrate, il existerait «des centaines d'anciens trotskystes au PS. C'est un itinéraire d'un grand classicisme. On pourrait faire une amicale». Le trotskysme est une «bonne école de formation». La supportrice de Jospin, Marisol Touraine, commenta dans les termes suivants le fait que Jospin ait rejoint le Parti socialiste: «A quoi ça sert l'entrisme, puisque tout le monde finit social-démocrate.»

L'OCI a également envahi la bureaucratie syndicale. Elle entretient tout particulièrement d'étroites relations avec Force ouvrière (FO) qui est issue d'une scission de droite de la CGT à prédominance stalinienne. De nombreux cadres dirigeants de l'OCI travaillent à plein temps dans l'appareil de FO, Pierre Lambert, le chef de l'OCI était passé pendant très longtemps pour le conseiller du président de FO, André Bergeron et son successeur, Marc Blondel, doit même son poste à l'OCI.

A la fin des années 1980, l'OCI se sépara du Parti socialiste pour à nouveau apparaître de façon indépendante sous le nom de Parti des Travailleurs (PT). Ceci ne signifia pas un retour à la ligne orthodoxe trotskyste. Le PT est un réservoir pour des bureaucrates de droite de la social-démocratie qui, pour une raison ou pour une autre, se sont brouillés avec le Parti socialiste ou n'avaient réussi à y décrocher le poste convoité.

En ce qui concerne la classe ouvrière, les conséquences de la politique de l'OCI sont terribles. Durant les quatorze ans pendant lesquels Mitterrand fut au pouvoir, d'abord grâce au soutien de l'Union de la Gauche et ensuite en cohabitation avec la droite, ses acquis sociaux furent constamment liquidés sans qu'une alternative politique ne se soit présentée. Mitterrand ouvrit finalement la voie au retour au pouvoir des gaullistes.

Suite au grand mouvement de grève de l'automne 1995, Jospin fut, à la surprise de tous, élu chef du gouvernement. Toutefois, en dépit de la rhétorique occasionnellement de gauche, sa politique économique et sociale ne se différencie pas en essence de celle de ses prédécesseurs conservateurs. Depuis, le «gouvernement de la gauche plurielle» de Jospin a largement perdu la confiance que l'opinion lui avait accordée. C'est surtout le Parti communiste qui perd en influence. Ce parti qui, dans ses meilleures années, réunissait plus de 20 pour cent des électeurs, oscille entre sept et huit pour cent d'électeurs et a été dépassé par les Verts.

Dans ce sens, l'actuel débat sur le «trotskysme» dans la presse française, débat accompagné de nombreux articles sur l'histoire du trotskysme, a aussi un rapport avec la situation actuelle. Face à la crise du gouvernement Jospin, la bourgeoisie est à la recherche d'un nouveau soutien dans la gauche et espère le trouver parmi les «trotskystes» de la LCR ou de Lutte ouvrière. Conformément aux expériences faites avec l'OCI, elle ne devrait pas être déçue avec les pablistes de la première heure qui avaient déjà rompu avec la perspective de la Quatrième Internationale en 1953. Tandis que Lutte ouvrière s'accroche aux syndicats, la LCR attend avec impatience que le Parti communiste lui fasse une offre de collaboration.

Aucun de ces deux partis n'a d'alternative à offrir à la classe ouvrière. Pour ce faire, il est précisément nécessaire de construire une section du parti auquel l'OCI a tourné le dos: le Comité International de la Quatrième Internationale.


 

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