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Le coup monté contre Wen Ho Lee

Comment un scientifique de Los Alamos est devenu la victime des intrigues et des abus politico-judiciaires américains.

Par Kate Randall
15 septembre 2000

Les procureurs de la poursuite et ceux de Wen Ho Lee en sont finalement arrivé à une entente le 13 septembre dernier permettant ainsi au physicien nucléaire sexagénaire du laboratoire de Los Alamos de quitter la prison fédérale de Santa Fe dans l'état du Nouveau Mexique. Il y était, enfermé seul dans sa cellule, depuis le 10 décembre 1999.

En annonçant la libération de Lee, le juge de district James Parker a dit que les actions du gouvernement américain lors de l'enquête « ont fait honte à notre pays entier. Je vous demande sincèrement pardon, Docteur Lee, pour la manière injuste dont vous avez été emprisonné par le pouvoir exécutif du gouvernement. » Parker a parlé d'une campagne féroce par le gouvernement pour emprisonner Lee sous les conditions les plus dures, geste posé au nom de la sécurité nationale. Il a dénoncé cette campagne à la lumière de la décision de la poursuite d'abandonner toutes ses accusations les plus sérieuses.

Lee a été accusé de 59 crimes au mois de décembre dernier. Il était allégué qu'il aurait transféré des informations secrètes concernant de l'armement nucléaire sur des ordinateurs non sécurisés et sur des bandes magnétiques portatives à Los Alamos. Bien que Lee n'ait jamais été accusé d'espionnage, les procureurs fédéraux ont maintenu qu'il avait agi avec l'intention d'aider une puissance étrangère et de porter préjudice aux intérêts des États-Unis. S'il avait été trouvé coupable, il aurait pu être condamné à perpétuité.

La mise en accusation de Wen Ho Lee a pris place dans le contexte d'un immense scandale d'espionnage supposé. Ce scandale fut alimenté par une campagne hystérique dans les médias qui identifiaient Lee nommément et le décrivaient comme la menace la plus importante aux intérêts nationaux et aux secrets nucléaires des États-Unis.

Dans l'accord conclu entre ses avocats et la poursuite, Lee a avoué n'être coupable que de l'un des 59 crimes dont on l'accusait : le transfert d'informations secrètes à un ordinateur non-autorisé. Pour cela, il a été condamné à 279 jours de prison, le temps qu'il a passé en détention préventive, ainsi qu'à coopérer avec les enquêteurs fédéraux qui poursuivent leur enquête sur le sort de sept cassettes qui, selon le gouvernement, contiennent des informations secrètes du laboratoire de Los Alamos. Il n'aura d'autre amende ou punition.

L'effondrement de l'enquête gouvernementale contre Lee marque la fin d'une honteuse chasse aux sorcières contre ce scientifique né à Taiwan. Une récapitulation de l'histoire de l'enquête et de son contexte permet de brosser un portrait très évocateur de l'élite politique américaine et aucune de ses sections, de l'extrême droite républicaine à l'administration Clinton et les démocrates, en passant par les médias dits de centre-gauche tels que le New York Times, n'en sort indemne.

La diffamation et la persécution dont Lee fut victime trouvent son origine dans une campagne politique menée par les adversaires d'extrême droite de l'administration Clinton. La campagne contre Lee n'est qu'une des multiples intrigues républicaines qui avaient pour but de déstabiliser Clinton et qui ont culminé dans la campagne menée par Kenneth Starr et la crise de destitution du président. Cette vendetta politique contre Clinton a évolué en une opposition républicaine à la politique de Clinton sur les relations entre les États-Unis et la Chine, une question qui divise fortement les cercles dirigeants américains.

Des réunions secrètes du Congrès, dirigées par le représentant républicain Christopher Cox, avaient été organisées à l'automne de 1998 pour enquêter sur des rumeurs d'espionnage chinois dans les centres de recherche nucléaire américains. Les républicains au Congrès avaient auparavant appelé à la création d'un poste d'enquêteur indépendant pour examiner de prétendues contributions illégales par des Chinois à la campagne de Clinton-Gore en 1996. Les républicains prétendaient qu'un lien existait entre les contributions chinoises, les tentatives de Clinton de normaliser les relations avec la Chine, ainsi que le prétendu manque de vigueur avec laquelle l'administration menait l'enquête sur les vols de secrets nucléaires américains par les Chinois.

Le témoin vedette de ces réunions était Notra Trulock III, un officier des services de renseignement pour le Département de l'énergie. Trulock a mis Wen Ho Lee en cause, se basant sur un document qu'il avait reçu d'un homme soupçonné d'être un agent double chinois, et qui disait que la Chine avait volé des secrets concernant le W-88, l'ogive nucléaire américaine la plus sophistiquée.

Trulock soutenait à l'époque que l'espionnage qu'il attribuait à Lee menaçait les vies de « plusieurs dizaines de millions de personnes » et pouvait " se comparer à l'affaire Rosenbergs-Fuchs du projet Manhattan », parlant du cas de Julius et Ethel Rosenberg, qui ont été accusés d'avoir volé des secrets nucléaires et ensuite exécutés en tant qu'espions soviétiques en 1953.

L'administration Clinton a mené sa propre enquête, dirigée par l'ancien sénateur républicain Warren Rudman, des laboratoires du Département de l'énergie (DOE). L'enquête conclue que Trulock et le FBI ont choisi Wen Ho Lee, parmi 500 suspects possibles, parce qu'il était d'origine asiatique et parce qu'il avait voyagé en Chine durant les années 1980 comme fonctionnaire du DOE. Rudman a recommandé que le bureau de Trulock soit démantelé et que les responsabilités de l'enquête reviennent à la CIA. Peu après Trulock a quitté son poste, pour aller travailler dans l'industrie militaire chez TRW.

Le New York Times a récemment exprimé son horreur envers le traitement de Wen Ho Lee. Le 12 septembre, il a publié un article appelant pour la tenue d'une enquête sur la poursuite contre le scientifique de Los Alamos. Une enquête sérieuse est tout à fait nécessaire, il est vrai, mais une des premières tâches de cette enquête serait d'examiner le rôle du New York Times lui-même.

Le Times a joué un rôle essentiel dans cette campagne contre le docteur Lee. Cela a commencé avec un article publié à la une du Times du 6 mars 1999, intitulé « Espionnage à Los Alamos : un rapport spécial ; selon des officiers des États-Unis, la Chine a volé des secrets sur les bombes nucléaires. » Voulant rallier l'opinion publique à la propagande anti-chinoise et anti-clintonienne des républicains, le Times soutenait que la Maison blanche avait ralenti l'enquête sur les allégations d'espionnage « même si des officiers haut placés des services de renseignements considérèrent que c'était un des cas d'espionnage les plus graves de l'histoire récente. »

L'article continuait : « La Chine a fait un bond de l'avant dans le développement des armes nucléaires : la miniaturisation de ses bombes, selon des fonctionnaires de l'administration », et qu'en 1996 « Les enquêteurs gouvernementaux soupçonnent plusieurs personnes, dont un scientifique américain au laboratoire de Los Alamos, où on a développé la bombe atomique. » Les articles des numéros suivants du Times identifiaient Wen Ho Lee comme le principal mis en cause.

L'article du 6 mars du Times a donné de la crédibilité à la campagne contre Lee et à rendre croyable Notra Trulock, un adversaire ultra-conservateur de l'administration Clinton qui a participé dans des discussions sur internet et écrit pour un site d'extrême droite, « FreeRepublic.com ». Les « Freepers », comme ils s'appellent, étaient responsables de l'organisation de plusieurs manifestations à Washington en 1998 qui appelaient pour la poursuite en justice de Clinton. Il mérite d'être relevé que ce premier article du Times sur le prétendu espionnage à Los Alamos a été publié un mois après l'acquittement de Clinton par le Sénat dans son procès en destitution.

Cet article n'était que le commencement d'une série d'articles s'étendant une période de 18 mois et qui reprenaient les accusations du gouvernement contre Wen Ho Lee et les rumeurs d'espionnage chinois à grande échelle.

Le premier article du Times a été écrit en partie par Jeff Gerth, le reporter qui a soulevé pour la première fois, lors de la campagne électorale de 1992, la participation des Clinton dans la compagnie immobilière Whitewater. L'article de 1992 était le début d'une hystérie médiatique qui a finalement amené la poursuite en justice du président Clinton. Gene Lyons, un journaliste de Little Rock, a démontré dans son livre « Comment les médias ont inventé Whitewater » que la plupart des informations de Gerth provenaient de personnes payées par des ennemis de droite des Clinton en Arkansas, l'état où Clinton avait été gouverneur avant de devenir président.

L'article du Times du 6 mars a coûté son poste à Wen Ho Lee ; on l'a renvoyé trois jours après. Un article du 13 septembre dans le Los Angeles Times a décrit comment le FBI a mené contre le scientifique ce que l'on ne peut que décrire comme une campagne de terreur et d'intimidation.

Selon ce rapport, le 7 mars 1999 trois agents du FBI (qui venaient de suivre un cours sur les « interviews hostiles ») sont venus interroger Lee à Los Alamos. Malgré le fait que Lee avait démenti lors de ces 19 rencontres précédentes avec le FBI toute accusation d'avoir donné des secrets nucléaires à la Chine, les agents « l'ont prévenu que s'il ne coopérait pas, il ne reverrait peut-être jamais ses enfants, et qu'il pourrait être 'électrocuté' ». Ils ont insisté pour qu'il signe une confession d'espionnage, un crime punissable par la peine de mort, sans la présence d'un avocat.

Le traitement brutal du docteur Lee s'est poursuivi pendant 18 mois. Il a été accusé et emprisonné le 10 décembre et gardé pendant neuf mois seul dans sa cellule, sans possibilité de mise en liberté parce qu'il poserait « un danger évident et actuel pour la sécurité nationale des États-Unis ", selon les procureurs de la poursuite. Il devait rester dans sa cellule 23 heures par jour ; quand il en sortait une ou deux fois par semaine pour de l'exercice, il portait des chaînes aux poignets, à la ceinture, et aux chevilles.

Le FBI a d'abord mené l'enquête afin d'étayer la thèse de l'espion chinois ayant transmis des informations à Pékin sur les détails concernant le W-88, mais ils n'ont pu trouver les preuves pour soutenir leurs accusations. Le W-88 est un système miniaturisé qui ne peut être utilisé que sur des missiles ayant la technologie « MIRV », où un seul missile lâche plusieurs bombes indépendamment guidées. La Chine ne peut pas se servir du W-88 puisqu'elle n'a pas actuellement de pareilles missiles.

La première indication que le procès mené par le Département de Justice contre Lee allait mal était la décision de ne pas l'accuser pour espionnage. Le procès a commencé à se dissoudre complètement quand plusieurs scientifiques haut placés ont contesté le point de vue du gouvernement selon lequel Lee avait compromis les « pièces maîtresses » du programme nucléaire.

Plusieurs fonctionnaires de Los Alamos sont venus à la défense de Lee, affirmant que les scientifiques du laboratoire copiaient régulièrement des dossiers comme l'avait fait Lee. Ils ont ajouté que la grande majorité de ce que Lee avait copié était déjà du domaine public et n'aiderait en rien une puissance étrangère. En fait, la plupart des données étaient si bien connues que plusieurs agences gouvernementales et plusieurs sociétés en industrie militaire y avaient accès.

Il y a plusieurs mois, pour essayer de sauver leur procès contre Lee, le gouvernement a changé ses accusations, disant qu'il avait copié les dossiers pour augmenter ses chances d'obtenir un poste à des instituts scientifiques en Australie, et Suisse, en France, ou dans d'autres pays. Les procureurs gouvernementaux ont admis qu'ils n'avaient aucune lettre écrite par Lee et adressée à l'une ou l'autre de ces institutions pour soutenir leurs allégations.

Dans ce qui serait le dernier coup porté au procès gouvernemental, l'enquêteur principal du FBI, Robert Messemer, a avoué lors d'un témoignage au milieu du mois d'août qu'il avait menti en décembre dernier. Il avait alors déclaré que Lee avait induit en erreur un autre scientifique sur ses raisons pour copier les dossiers informatisés.

La semaine dernière, le juge Parker a ordonné que le gouvernement lui donne des milliers de documents secrets, y compris des documents qui auraient permis d'examiner la pratique gouvernementale d'enquêter sur des individus sur la base de leurs origines nationales dans les cas où la sécurité nationale est invoquée. Avec l'accord auquel Lee et le gouvernement sont arrivés, le gouvernement n'aura pas à divulguer ces documents au juge.

Étant donné le manque de preuves contre Wen Ho Lee, les actions du gouvernement à tous les niveaux, du département de l'énergie à celui de la justice et de la Maison blanche, de le cibler et de le persécuter deviennent d'autant plus répugnantes. Comme d'habitude, quand Clinton et les démocrates sont attaqués par l'extrême droite, ils tentent de les amadouer. Wen Ho Lee est offert en sacrifice par l'administration Clinton pour apaiser ses critiques de l'extrême droite.


 

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