Canada : Un rapport secret de la GRC appelle à des pouvoirs accrus pour la police face à la montée de l’agitation sociale

Un rapport secret de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), lourdement expurgé et datant de 2023, révèle de profondes inquiétudes au sein de l'appareil de sécurité nationale du Canada : des inégalités sociales sans précédent et une insécurité économique croissante, combinées aux changements climatiques et technologiques, alimenteront des bouleversements politiques et sociaux qui menaceront le pouvoir de la bourgeoise.

Le rapport, intitulé «Whole of Government Five-Year Trends for Canada» et obtenu par la chaîne privée CTV dans le cadre d'une demande d'accès à l'information, brosse un tableau sombre de la crise économique, de l'effondrement de l'environnement et de l'agitation sociale. Le rapport a été compilé à partir d'«informations de source publique» jusqu'à la fin de 2022 et «identifie les changements dans les environnements nationaux et internationaux qui pourraient avoir un effet important sur le gouvernement canadien et la GRC».

Le rapport commence par observer que le capitalisme canadien et son État sont pris dans une «série» de «crises» mondiales, «avec le COVID-19, les problèmes de la chaîne d'approvisionnement et l'invasion de l'Ukraine par la Russie [...]» Il poursuit en avertissant que les perspectives d'avenir sont encore plus sombres. «La situation se détériorera probablement au cours des cinq prochaines années, affirme le rapport, car les premiers effets du changement climatique et d'une récession mondiale viendront s'ajouter aux crises actuelles.»

Le rapport de la GRC n'a reçu qu'une couverture dérisoire et politiquement myope dans la presse capitaliste. Le quotidien néo-conservateur National Post a ridiculement attribué l'augmentation des inégalités sociales soulignée dans le rapport de la GRC à la «baisse de la productivité des travailleurs». À l'opposé, le membre de la pseudo-gauche David Moscrop a déclaré que le rapport devrait susciter «une discussion sérieuse et de bonne foi sur les classes sociales dans ce pays» : comme si une partie de la classe dirigeante envisageait une telle discussion, et encore moins un programme substantiel pour réformer le capitalisme !

Le rapport de la GRC est une réponse à l'accélération de la lutte des classes au Canada et dans le monde. Depuis 2020, plus de 1,3 million de travailleurs canadiens ont fait grève. Alors que le rapport était en cours d'élaboration, 60.000 travailleurs de l'éducation de l'Ontario ont débrayé pour défier une loi anti-grève brutale des conservateurs ontariens, précipitant ainsi un mouvement de grève générale à l'échelle de la province. En fin de compte, le gouvernement Ford l'a emporté parce que les dirigeants des principaux syndicats canadiens sont intervenus pour forcer les travailleurs à reprendre le travail sans qu'aucune de leurs revendications n'ait été satisfaite. Depuis lors, la classe dirigeante a pu repousser une vague de luttes militantes, y compris les grèves des travailleurs du gouvernement fédéral, des dockers de la côte ouest et des travailleurs du secteur public du Québec, uniquement en raison de leur sabotage systématique par les syndicats corporatistes et le NPD, leur proche allié politique.

Des pages entières de ce bref rapport de 11 pages n'ont pas été divulguées, mais les bribes qui restent sont révélatrices. La police nationale du Canada envisage les défis posés à la position mondiale du capital canadien par les nouvelles technologies et l'effondrement de l'environnement. Des technologies telles que l'informatique quantique, la blockchain et l'IA constituent des menaces, mais comme le rapport le précise, elles offrent également à la classe dirigeante des possibilités de surveillance et d'exploitation plus efficaces de la classe ouvrière : «L'IA améliorera et assistera les décideurs en aidant à coordonner les ressources opérationnelles et à trouver des modèles dans de vastes ensembles de données, qui incluront sans aucun doute les messages sur les médias sociaux des travailleurs, des étudiants et des jeunes d'extrême gauche.

L'une des nombreuses pages lourdement expurgées du rapport de la GRC. La dernière phrase se lit comme suit : «Les forces de l'ordre devraient également contribuer au changement de politique concernant la confidentialité des informations personnelles, l'intelligence artificielle, l'Internet des objets (IoT), l'informatique quantique, la technologie des registres partagés, et plus encore.» [Photo: Government of Canada]

Une opération d'espionnage renforcée de l'État est nécessaire parce que la GRC s'attend à ce que les jeunes travailleurs se rebellent face à leurs perspectives d'avenir misérables.

Selon le rapport, «pour reprendre les termes d'Emmanuel Macron, nous sommes sur le point d'assister à la “fin de l'abondance”. Les prévisions économiques pour les cinq prochaines années et au-delà sont sombres. Il est toujours difficile de savoir comment les économies vont se comporter, mais cette période de récession aura probablement un impact négatif sur le monde social et politique également.»

La décision de la GRC de citer Macron, populairement surnommé le «président des riches», n'est pas un hasard. Alors que Macron annonçait «la fin de l'abondance» et déclarait effectivement la guerre à la classe ouvrière dans un discours prononcé en août 2022, les entreprises françaises déclaraient avoir versé 44 milliards d'euros à leurs actionnaires au cours du trimestre précédent. La classe ouvrière française a répondu à Macron en lançant des manifestations nationales en octobre 2022, au cours desquelles des millions de personnes ont défié le gouvernement, qui a réagi par une campagne de terreur policière.

Comme l'a montré le World Socialist Web Site, les années 2020 ont été marquées par une accélération du transfert de richesses vers la classe dirigeante, grâce à l'affectation de sommes considérables aux marchés financiers et à l'augmentation de l'austérité pour les travailleurs. «Depuis 2020, les cinq hommes les plus riches du monde ont plus que doublé leur fortune, au rythme de 14 millions de dollars par heure, passant de 405 milliards de dollars à 869 milliards de dollars, tandis que près de 5 milliards de personnes, soit plus de la moitié de la population mondiale, se sont appauvries.» Un rapport publié en 2020 par le Bureau parlementaire du budget a révélé que les 1 % les plus riches du Canada détenaient 25,6 % de la richesse du pays, un pourcentage qui a rapidement augmenté pour atteindre 34 % en 2023, selon Oxfam.

Il n'y a manifestement pas de «fin de l'abondance», qui est entièrement créée par la force de travail de la classe ouvrière mondiale. Mais le capitalisme siphonne une part toujours plus importante de cette abondance au profit des milliardaires et des 10 % les plus riches de la société. Les paiements toujours plus importants aux investisseurs exigent un taux d'exploitation toujours plus élevé, qui ne peut être mis en œuvre que par des mesures policières toujours plus étendues.

Manifestation de masse à Montréal le 4 novembre 2023, contre le génocide israélien à Gaza soutenu par l'impérialisme [Photo: SEP-Canada/WSWS]

La classe dirigeante s'est appuyée sur les syndicats, le NPD et leurs apologistes de la pseudo-gauche pour étouffer la lutte des classes, mais leur crédibilité étant de plus en plus entamée, leur capacité à le faire est en train de s'effondrer. De nombreux signes en témoignent : la vague de rébellions de la base contre les ententes de trahison des syndicats, l'éruption de manifestations de masse dans le monde entier contre le génocide israélien soutenu par l'impérialisme à Gaza, le vote massif en faveur de Will Lehman, le candidat socialiste soutenu par le WSWS à la présidence des Travailleurs unis de l'automobile, ou encore l'influence grandissante de l'Alliance ouvrière internationale des comités de base.

Le rapport de la GRC est révélateur de la manière dont l'État capitaliste et la classe dirigeante réagissent en ayant recours à des formes de répression de plus en plus radicales et violentes.

Les gendarmes de l'inégalité craignent la radicalisation de la classe ouvrière

Le rapport de la GRC s'inquiète de l'affaiblissement du contrôle que la classe dirigeante a longtemps exercé par l'intermédiaire de ses partis et institutions traditionnels, y compris les médias et les syndicats, ou de ce qu'il appelle «l'érosion de la confiance». «Les sept dernières années ont été marquées par une forte polarisation sociale et politique dans le monde occidental», la suite étant caviardée. Le passage accessible suivant se lit comme suit : «Les forces de l'ordre doivent s'attendre à une polarisation sociale et politique continue, alimentée par des campagnes de désinformation et une méfiance croissante à l'égard des institutions démocratiques.»

Sous le titre «Populisme paranoïaque», la GRC écrit : «Profitant de la montée de la polarisation politique et des théories du complot, les populistes sont prêts à adapter leurs messages pour séduire les mouvements extrémistes. Les mouvements autoritaires ont progressé dans de nombreuses nations démocratiques libérales». Le reste de la section est expurgé.

Le rapport de la GRC a été rédigé dans la foulée du Convoi de la liberté d'extrême droite, qui a occupé de manière menaçante le centre-ville d'Ottawa pendant plus de trois semaines en janvier-février 2022 et a bloqué les principaux postes-frontières entre le Canada et les États-Unis, provoquant ainsi une crise politique majeure. Comme l'avait expliqué le Parti de l’égalité socialiste à l'époque, le Convoi ne bénéficiait que d'un soutien public négligeable, mais il était soutenu et encouragé par une grande partie de la classe dirigeante, qui y voyait un moyen d'écraser l'opposition publique à l'abandon des mesures de santé publique anti-COVID et de pousser l'ensemble de la politique vers la droite. En fin de compte, le gouvernement Trudeau, avec le soutien total du NPD et des syndicats, a utilisé la Loi sur les mesures d'urgence pour disperser le convoi, créant ainsi un dangereux précédent pour l'utilisation future de pouvoirs antidémocratiques et draconiens à l'encontre de la classe ouvrière.

Plans «PROFUNC» déclassifiés de la GRC pour la rafle des «ennemis de l'État» au Québec [Photo: Government of Canada]

L'espionnage et les provocations de la GRC ont toujours été dirigés principalement contre la classe ouvrière et la gauche socialiste. Elle conserve des dossiers secrets sur les socialistes et les dirigeants syndicaux depuis avant la révolution russe et, pendant la guerre froide, elle a mis au point le système dit «PROFUNC» pour emprisonner les militants syndicaux et les socialistes dans des camps de concentration en cas de guerre avec l'URSS. La GRC a utilisé des collaborateurs nazis de la Seconde Guerre mondiale comme espions contre le mouvement syndical. L'État canadien s'est également aligné historiquement sur l'extrême droite ukrainienne et finance actuellement des nationalistes fascistes ukrainiens comme mandataires dans sa guerre contre la Russie.

Dans la section du rapport de la GRC sur la pandémie de COVID-19, qui a été fortement expurgée, il s’attend à ce que se maintienne «l'opposition établie aux mesures de santé publique existantes et potentielles et à d'autres restrictions», tout en évitant commodément de parler du fait qu'une part considérable de cette opposition se trouve dans les rangs de la GRC et d'autres sections de l'appareil de sécurité nationale du Canada.

L’Enquête publique de la Commission sur l’état d’urgence, présidée par le juge Rouleau et chargée de rendre compte de l'invocation par le gouvernement libéral de la Loi sur les mesures d'urgence en réponse au Convoi, a révélé que les organisateurs du convoi recevaient «un flux constant de fuites» du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et des militaires en service actif, et que la GRC était consciente du «risque de graves menaces venant de l’intérieur» dans ses propres rangs.

En fait, l'État canadien est parfaitement «disposé à adapter ses messages pour attirer les mouvements extrémistes» sur la base de «théories du complot». En 2021, les ministres canadiens ont promu la théorie démentie selon laquelle le virus COVID-19 provenait d'un laboratoire de Wuhan, dans le cadre d'une campagne continue visant à attiser l'hostilité à l'égard de Pékin et à légitimer ainsi l'intégration toujours plus complète d'Ottawa dans la campagne de guerre des États-Unis contre la Chine. La campagne de la classe dirigeante visant à renvoyer les travailleurs sur des lieux de travail dangereux, fondée sur l'idée que «la pandémie est terminée», tire tout son oxygène politique des politiciens capitalistes qui prêchent des théories de conspiration sur le COVID-19 pour justifier l'abandon de mesures de santé publique de base qui ont été acceptées par la science depuis plus d'un siècle. Le chef de l'opposition parlementaire officielle du Canada, Pierre Poilievre, a accédé à la direction du Parti conservateur en tant que fervent partisan du Convoi de la liberté.

De même, les commentaires du rapport de la GRC sur la destruction de l'environnement ne se préoccupent pas du tout d'arrêter les processus qui en sont la cause. Ils craignent simplement que la fonte des calottes polaires ne menace la «souveraineté» du Canada sur son archipel arctique, en grande partie inhabité, et donc les «possibilités de profit» offertes par le changement climatique.

La dernière section du rapport de la GRC, intitulée «Prochaines étapes», a été entièrement expurgée. Il n'est cependant pas difficile de deviner quelles sont les «prochaines étapes» envisagées.

La Commission Rouleau – à l'instigation du gouvernement Trudeau, du SCRS, de la GRC et d'autres agences de sécurité policière – a recommandé une vaste expansion des pouvoirs de l'État policier, y compris la surveillance et la restriction des manifestations politiques autour des «infrastructures critiques», un terme qui figure également dans le rapport de la GRC.

En réponse aux manifestations contre le génocide de Gaza, des demandes hystériques de répression policière s'étalent depuis des mois à la une des principaux quotidiens canadiens, accompagnées de diffamations agressives qualifiant d'antisémites ceux qui dénoncent l'État sioniste et la complicité de l'impérialisme canadien dans les massacres. Le samedi 30 mars, la police de Toronto s'est exécutée, attaquant violemment une marche pour la Journée de la Terre palestinienne sur des chevaux et envoyant plusieurs manifestants à l’hôpital.

Les plans secrets et moins secrets de répression massive des droits démocratiques par l'État ne font que renforcer la nécessité urgente de construire un mouvement anticapitaliste et anti-guerre de masse au sein de la classe ouvrière canadienne et internationale.

(Article paru en anglais le 12 avril 2024)

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