Perspectives

Le génocide de Gaza et la mort d’Aaron Bushnell: quels enseignements politiques?

La conférence suivante a été donnée par David North, président du comité de rédaction international du World Socialist Web Site, à l'Université du Michigan à Ann Arbor, le mardi 12 mars.

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Le 25 février 2024, Aaron Bushnell, 25 ans, s'est suicidé devant l'ambassade israélienne à Washington DC. Peu avant 13 heures, alors qu'il s'approchait de l'ambassade, Aaron a diffusé une déclaration en direct. Il a dit:

Je suis membre en service actif de l'armée de l'air américaine. Et je ne serai plus complice du génocide. Je suis sur le point de me lancer dans un acte de protestation extrême. Mais comparé à ce que les gens vivent en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas extrême du tout. C’est ce que notre classe dirigeante a jugé devoir être normal.

En arrivant à l'ambassade, Aaron s'est aspergé d'un liquide inflammable qu'il a enflammé. Il a crié «Libérez la Palestine!» alors qu'il était la proie des flammes. Un officier des services secrets, appelé sur les lieux, a pointé une arme sur le jeune homme et lui a ordonné de «se mettre à terre». Des policiers sont arrivés et ont utilisé des extincteurs pour éteindre les flammes. Aaron a été transporté vers un hôpital local, où il est décédé des suites de ses brûlures, sept heures plus tard, à 20h 06.

Aaron Bushnell

Comme on pouvait s’y attendre, le gouvernement Biden n’a publié aucune déclaration officielle sur ce suicide. Le président Biden, qui conclut chaque discours par le refrain «Que Dieu protège nos troupes», n’a pas dit un mot et encore moins exprimé ses regrets pour la mort d’Aaron Bushnell, membre de l’US Air Force.

Pour la plupart, les alliés de l’État israélien et les médias pro-sionistes ont minimisé l’événement et ont dénigré Aaron comme un malade dont le suicide n’avait aucune signification politique ou sociale.

Mais ce n’est pas là la réponse de l’écrasante majorité de la population dans le monde. Des millions de gens ont vu l’événement, sous forme de vidéo ou de photographie, et il a suscité, comme il se doit, choc, tristesse et sympathie. La mort d’un jeune homme, et d’une manière aussi horrible, ne peut qu’affecter profondément des émotions humaines saines.

Mais la tristesse suscitée par la mort d’Aaron Bushnell et le respect pour son idéalisme et sa sincérité ne doivent pas aller jusqu’à justifier et à louer son suicide, et encore moins à recommander un tel acte autodestructeur de «protestation extrême» comme forme efficace d’opposition politique au génocide de Gaza et, plus généralement, aux crimes de l'impérialisme.

Ceux qui approuvent aujourd’hui le suicide d’Aaron et encouragent ainsi, directement ou indirectement – et Cornel West en fait partie – son émulation, ne sont pas seulement irresponsables. Ils contribuent à la démoralisation et à la désorientation politique de l’opposition au génocide de Gaza et de la lutte plus large contre la guerre impérialiste. Ils opposent la vaine protestation du martyr individuel à la construction d’un mouvement de masse politiquement conscient de millions de personnes, nécessaire pour arrêter et mettre un terme à la barbarie impérialiste et au système capitaliste sur lequel elle se fonde.

Je développerai cette critique au cours de ces propos. Mais je souhaite d’abord replacer la mort d’Aaron dans un contexte social plus large.

Les circonstances précises de la mort d'Aaron étaient bien entendu exceptionnelles. Mais le suicide en lui-même n’est pas une cause de décès inhabituelle aux États-Unis. C’est un fait important qu’il ne faut pas négliger.

En 2021, le suicide était la onzième cause de décès aux États-Unis. Au total, 48 183 Américains se sont suicidés. Il y a eu 1,7 million de tentatives de suicide. Le taux de suicide ajusté selon l'âge était d'environ 14 pour 100 000 individus. Il y a eu en moyenne 132 suicides par jour, et je suis sûr que beaucoup d'entre vous ici connaissent des camarades d'études, des amis, qui ont traversé une grave crise personnelle et ont peut-être même réussi à se suicider. Les hommes blancs représentaient plus de 69 pour cent des décès par suicide en 2021, tandis que les hommes afro-américains représentaient 8,3 pour cent des suicides. Les suicides d’hommes étaient environ quatre fois plus fréquents que les suicides de femmes. Le taux de suicide le plus élevé se situe chez les adultes âgés de 25 à 34 ans et de 75 à 84 ans.

Les soldats et les anciens combattants constituent une part importante des victimes de suicide aux États-Unis. L'augmentation substantielle des suicides parmi les soldats est clairement liée à l'implication continue de ce pays dans des guerres.

Une étude publiée en 2014 a montré que «le taux de suicide est passé de 12,1 à 18,1 et à 24,5 pour 100 000 années-personnes de service actif au cours des années 2004-2005, 2006-2007 et 2008-2009, respectivement». Cette étude de l’armée visant à évaluer le risque et la résilience des militaires a également révélé que «le risque de suicide était associé au fait d’être blanc, de sexe masculin, d’avoir un grade subalterne, d’avoir été récemment rétrogradé et d’avoir été actuellement ou précédemment déployé», [1] description qui s'applique en grande partie à Aaron Bushnell.

Une autre étude, publiée dans le Journal of Affective Disorders (Journal de troubles affectifs) en 2013, faisait état d’une «augmentation spectaculaire des suicides» au sein de l’armée de l’air, qui ont atteint en 2010 leur taux le plus élevé depuis 27 ans. [2] Cette tendance s'est poursuivie. En 2020, il y a eu 109 suicides parmi le personnel de l’armée de l’air. Ce chiffre comprenait les personnes en service actif, les réservistes et les membres de la Garde. Il y a eu 72 suicides en 2021 et 91 en 2022. Au cours des deux premiers trimestres de 2023, l'armée de l’air a signalé 46 suicides. Il s’agit de la principale cause de décès parmi les membres de l’armée de l’air.

En évaluant la cause des suicides dans l’armée de l’air, l’étude de 2013 publiée dans le Journal of Affective Disorders a noté que «seulement un quart des membres actifs de l’armée de l’air qui se suicident ont déjà été déployés dans une zone de combat, et moins de 7 pour cent ont directement fait l’expérience du combat.» L’étude révèle cependant qu'un «sentiment de regret ou de remords ou un ‘mauvais sentiment à propos de ce que j'ai fait’» était lié à des impulsions suicidaires chez le personnel de l'armée de l'air. Même si ces sentiments étaient particulièrement marqués parmi ceux qui avaient une expérience directe du combat, il reste difficile de savoir dans quelle mesure ces sentiments sont présents parmi un groupe plus large de militaires.

Ce facteur doit être pris en compte dans l'évaluation du suicide d'Aaron Bushnell. Cela ne nie pas l’impulsion et les intentions politiques très fortes qui sous-tendent son acte, mais contribue à une compréhension du contexte social plus large des expériences qui ont conduit à sa mort.

The Intercept a établi qu'Aaron Bushnell avait posté sur Reddit en utilisant le pseudo « acebush1», et a rapporté :

L'utilisateur Reddit acebush1 a rejoint l'armée peu de temps après avoir posté des messages sur ses difficultés financières au début de la pandémie. Le 19 mars 2020, acebush1 a demandé comment devenir chauffeur Uber Eats. Le mois suivant, il a posté pour demander une aide financière: « A l’AIDE: je ne peux pas bénéficier de mesures de relance ou d’allocations de chômage, je suis sur le point de manquer d’argent. »

En mai 2020, Aaron s'est inscrit au programme «Formation de base et technique» de l'armée de l’air. Il a finalement été stationné à la base aérienne de Lackland à San Antonio. Il a été formé comme spécialiste des opérations de cyberdéfense au sein de l’escadron 531 de soutien au renseignement.

En août 2020, selon Intercept, il a republié une vidéo d'un avion militaire, ajoutant un titre qui indiquait son étonnement face à ce que l'armée de l'air était capable de faire. Cependant, ses messages postés montrent clairement que son attitude envers l’armée de l’air et ses propres conceptions politiques subissaient un changement significatif vers la gauche. Il a exprimé sa sympathie pour une grève des prisons de l'Alabama et a publié une image mème du philosophe anarchiste du XIXe siècle Max Stirner. The Intercept rapporte: «En 2023, acebush1 a publié un message intitulé «Palestine libre!» et renvoyé à une vidéo d’une prise d’assaut par des militants de l’UAV Tactical Systems, une société de drones exploitée en partie par l’entrepreneur de défense israélien Elbit Systems.

En juin 2023, acebush1 écrivait :

Je tiens le coup jusqu'à la fin de mon contrat car je n'ai réalisé à quel point c'était une énorme erreur qu'à plus de la moitié du contrat, et il ne me reste qu'un an à ce stade. Cependant, c'est un regret que j’aurai pour le reste de ma vie.

Gardez à l’esprit le facteur de regret parmi les personnels de l’armée de l’air qui se sont suicidés ou ont tenté de se suicider. Dans une autre déclaration, répondant à une question publiée sur le subreddit r/Airforce, dans laquelle un utilisateur demandait si les anciens combattants, s'ils avaient à recommencer, se seraient quand même enrôlés, Intercept rapporte la réponse d'acebush1 :

Absolument pas. J’ai été complice de la domination violente du monde et je ne me débarrasserai jamais du sang sur mes mains.

Même si Aaron n’était pas, d’après les informations actuellement disponibles, directement impliqué dans les opérations de combat de l’armée de l’air, il se considérait clairement comme portant la responsabilité morale des crimes commis par les États-Unis et partageait un sentiment de culpabilité auquel l’étude faisait référence dans le Journal of Affective Disorders identifié comme un facteur important de suicide parmi le personnel de l'Air Force.

Dans la mesure où ce sentiment de culpabilité a contribué au suicide d'Aaron, il témoigne de son intégrité morale. De plus, cela implique profondément l’ordre social existant – la vaste structure sociétale d’oppression et de criminalité économique, politique et idéologique, ayant ses racines dans le capitalisme – dans la mort d’Aaron Bushnell. Toutes les explications de la mort d'Aaron qui se concentrent uniquement sur son état psychologique personnel, comme si le personnel se développait indépendamment du social, sont fausses. Les facteurs externes, ceux découlant des conditions sociales et politiques, furent la cause principale et décisive de la mort d'Aaron. C’est le fait le plus important concernant son suicide.

Pourquoi Aaron a-t-il décidé que le suicide était la seule et nécessaire réponse aux crimes commis par l’État israélien et ses sponsors au sein du gouvernement Biden? Pourquoi a-t-il décidé de répondre de manière si individuelle à une situation clairement politique?

C'est dans l'examen de cette question que se révèlent la tragédie de la mort d'Aaron et les problèmes les plus difficiles de la société contemporaine. Même les problèmes sociaux les plus complexes, qui découlent des rapports économiques et politiques mondiaux et interconnectés, relayés par les intérêts de classe et affectant chaque être humain sur la planète, sont généralement vécus et communément interprétés en termes individuels.

Cette tendance n’est pas simplement l’expression d’une erreur de jugement personnel. La nature du capitalisme – ce qu’on appelle «l’entreprise privée» – renforce la conception de la société comme un simple agrégat d’individus isolés.

C’est Marx le premier qui, en élaborant la conception matérialiste de l’histoire, a contesté et réfuté cette conception, écrivant en 1845 que «l'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l'ensemble des rapports sociaux. »[3]

Le caractère individualiste de la vie quotidienne et le sentiment d’isolement personnel et d’aliénation qu’il suscite acquièrent un caractère particulièrement malin dans une période de réaction politique, comme notre époque, où les liens de solidarité sociale et de classe s’érodent. Dans une série d'articles écrits en 1912, Evgeni Preobrazensky – révolutionnaire marxiste, bolchevik, puis figure majeure de l'opposition de gauche dirigée par Léon Trotsky, et finalement victime des purges de Staline – définissait le suicide comme une forme de « meurtre social » réalisé par la société, qui est particulièrement répandu lorsque la lutte des classes est réprimée.

Evgueni Preobrajenski

Il écrit ceci:

Le pourcentage élevé de suicides à une époque de contre-révolution et de désordre social s’explique également facilement selon le point de vue que nous avons évoqué. À une époque prospère, les gens se rassemblent plus étroitement pour atteindre des objectifs communs, l'isolement de l'individu est réduit au minimum et les puissantes forces du collectif soutiennent l'individu dans sa vie et sa lutte. Un tableau complètement opposé prévaut dans une période de désintégration, où les anciennes associations s’effondrent et où les nouvelles doivent encore émerger, où les forces centrifuges de la société l’emportent sur les forces centripètes. L'individu impuissant, face à la société, perd son équilibre et périt dès la première rencontre avec des circonstances défavorables, qui, à un autre moment, n'auraient eu pour lui aucune conséquence essentielle. [4]

L'analyse de Preobrazhensky contribue à une compréhension plus profonde de l'interaction des facteurs personnels, sociaux et politiques qui ont conduit au suicide d'Aaron. Aaron, selon les informations publiées par le Washington Post, a grandi dans un camp religieux à Orleans, dans le Massachusetts, connu sous le nom de Communauté de Jésus. Ce groupe a été accusé d'abus remontant au milieu des années 1970 par d'anciens membres. Aaron a quitté le groupe en 2019. Sous la pression de problèmes financiers exacerbés par la pandémie, il est ensuite entré dans l’armée.

Il n’a pas fallu longtemps pour qu’il soit rebuté par sa culture d’indifférence et de brutalité. Il s'est orienté vers une politique de gauche et, comme c'est souvent le cas, il a d'abord établi des associations avec diverses tendances politiques de la classe moyenne.

L’attaque israélienne contre Gaza s’est produite à un moment où Aaron commençait tout juste à comprendre, en termes politiques, les conséquences de sa rupture avec la religion et le nationalisme américain réactionnaire. Pour emprunter et reformuler les mots appropriés de Préobrajenski, les «anciennes associations» d'Aaron s'étaient effondrées, mais les « nouvelles» commençaient seulement à émerger.

Ainsi, Aaron a cherché, par un acte d’abnégation individuelle, à mettre un terme à l’horreur de Gaza. Il ne voyait pas d’autre moyen d’atteindre son noble objectif. Il faisait appel, à travers son martyre personnel, à d'autres individus. Il ne voyait pas d’autre moyen de traduire son chagrin et son indignation personnels en actes efficaces. La décision de faire connaître sa protestation personnelle en mettant fin à ses jours exprimait le caractère incomplet de sa rupture intellectuelle d'avec une vision du monde influencée par la religion de même qu’une absence de compréhension des contradictions objectives de la société capitaliste, qui ne sont pas seulement à la base de la barbarie capitaliste-impérialiste mais provoquent encore l’éruption du conflit de classes et créent le potentiel d’une révolution socialiste mondiale.

Encore une fois, ces limitations dans le développement d'Aaron n'étaient pas de caractère purement personnel, mais plutôt une manifestation des conditions sociales, politiques et intellectuelles dominantes. Aaron est né à la veille du 21e siècle, près d'une décennie après la dissolution de l'Union soviétique, une catastrophe politique et sociale résultant des trahisons des luttes de la classe ouvrière par le stalinisme, la social-démocratie et les syndicats collaborationnistes de classe, aux États-Unis comme à l’international. Les manifestations significatives et soutenues de lutte organisée de la classe ouvrière avaient pratiquement disparu aux États-Unis. Aaron n'aura pas été témoin d'une grève significative au cours des 20 premières années de sa vie.

De plus, la répression de la lutte des classes par les bureaucraties syndicales, alliées au Parti démocrate, s’est accompagnée du rejet quasi unanime du marxisme par l’intelligentsia universitaire. L’association historique du socialisme avec la classe ouvrière a été rejetée, tout comme la perspective d’une révolution socialiste. La politique « de gauche» a été réinterprétée d’une manière qui ne s’est pas concentrée sur la question décisive de la classe sociale mais sur diverses formes d’identité personnelle. Cela a eu pour effet, et a toujours pour effet, de renforcer l’influence de la vision réactionnaire et démoralisante de l’individualisme.

Il est important de rendre hommage à l'idéalisme d'Aaron. Son sacrifice personnel ne doit pas être oublié. Mais honorer sa mémoire nécessite que les leçons politiques appropriées soient tirées de sa mort. À cette fin, c'est une obligation politique incontournable de soumettre aux critiques les plus sévères les efforts visant à glorifier son suicide, au point même d'affirmer que le martyre personnel est une stratégie et une tactique efficaces dans la lutte contre le génocide perpétré par l'État israélien.

La plus troublante des tentatives visant à justifier le suicide d'Aaron est l'essai du journaliste Chris Hedges intitulé «La violence divine d'Aaron Bushnell». Il a été publié par Scheerpost, Consortium News et divers autres sites en ligne. L'essai consiste en un mélange de mysticisme religieux, d'utopisme bourgeois, de désorientation politique, de falsification historique et de glorification de l'irrationalisme.

Définissant le suicide en termes religieux, Hedges commence son essai en proclamant que la mort de Bushnell «opposait la violence au mal radical». Plutôt que d’identifier les classes sociales, les intérêts économiques et les stratégies géopolitiques qui conduisent à la guerre, Hedges dissout un véritable phénomène socio-économique dans une abstraction spirituelle, le «mal radical», également connu sous le nom de Diable. Sur cette base, Hedges transfère la responsabilité de la guerre des gouvernements et des politiciens, ainsi que de la classe sociale dans l’intérêt de laquelle ils agissent, vers l’humanité en général. Aaron Bushnell, déclare Hedges, «est mort pour nos péchés». Ainsi, implicitement, toute l’humanité est responsable des crimes de l’impérialisme américain, de l’OTAN et de ses alliés israéliens.

Après avoir mystifié le conflit, Hedges imagine la possibilité d’une transformation de l’armée américaine en force du bien.

Il demande:

Dans un monde juste, la flotte américaine ne devrait-elle pas briser le blocus israélien de Gaza pour fournir nourriture, abris et médicaments? Les avions militaires américains ne devraient-ils pas imposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de Gaza pour mettre un terme aux bombardements de saturation? Ne devrait-on pas lancer à Israël un ultimatum pour retirer ses forces de Gaza? Les expéditions d’armes, les milliards d’aide militaire et de renseignements fournis à Israël ne devraient-ils pas être interrompus? Ceux qui commettent le génocide, ainsi que ceux qui soutiennent le génocide, ne devraient-ils pas être tenus pour responsables ?

Ce sont ces questions simples que la mort de Bushnell nous oblige à affronter.

On est en droit de demander à Hedges, en réponse à ses questions: «Dans quelle église, synagogue ou mosquée devons-nous prier pour la réalisation de ce «monde juste» ? Ses questions ne sont pas «simples». Elles sont tout simplement absurdes. Pourquoi ces questions seraient-elles posées par toute personne intelligente ayant le sens de la réalité politique? Les questions de Hedges postulent un monde tel qu’imaginé par les libéraux, dans lequel tout irait bien si seulement le «mal» était remplacé par le «bien». C’est essentiellement la philosophie de toute politique de protestation.

Mais les questions n’ont aucun sens. Pourquoi, dans le «monde juste» imaginé par Hedges, aurait-on besoin d’avions de guerre, de zones d’exclusion aérienne et d’ultimatums? La seule façon de comprendre les «questions simples» de Hedges est de considérer l’impérialisme américain comme une force changeante et potentielle pour le bien. Israël, en revanche, est conçu comme la manifestation du mal pur et immuable. Les connotations chrétiennes et bigotes de cette hypothèse sont clairement apparentes.

À l’appui de son appel moral en faveur d’un impérialisme américain bienveillant, Hedges affirme que «les forces de la coalition sont intervenues dans le nord de l’Irak en 1991 pour protéger les Kurdes après la première guerre du Golfe». Hedges semble avoir oublié que la guerre du Golfe de 1991 a marqué le début de la violente éruption de l’impérialisme américain qui a accompagné la dissolution de l’Union soviétique. Des centaines de milliers d'Irakiens ont été tués au cours de cette guerre. La déclaration d’une zone d’exclusion aérienne n’avait rien à voir avec la protection des Kurdes. La politique menée par le premier président Bush était entièrement dictée par son évaluation des intérêts tactiques de l'armée américaine au milieu de l'invasion de l'Irak.

Les passages les plus répréhensibles de l’essai de Hedges sont ceux dans lesquels il soutient avec ferveur «l’auto-immolation» de Bushnell comme «un message politique puissant».

Il déclare: «Cela sort le spectateur de sa somnolence. Cela oblige le spectateur à remettre en question les hypothèses. Cela incite le spectateur à agir. C’est du théâtre politique, ou peut-être un rituel religieux dans sa forme la plus puissante. »

L’approbation sans réserve du suicide de Bushnell par Hedges – le rendant en fait non seulement complice après coup de la mort du jeune homme, mais aussi instigateur de futurs suicides de protestation – procède d’une représentation complètement fausse de la réalité politique. D’après ce qu’écrit Hedges, on pourrait supposer qu’Aaron s’est suicidé dans des conditions d’indifférence massive à l’égard du massacre des Gazaouis, où il n’y avait aucune indication d’une opposition populaire aux massacres des Palestiniens. Par conséquent, dans de telles conditions d’apathie universelle, que restait-il à Aaron sinon de sacrifier sa vie, de se soumettre à une violence effroyable dans une tentative désespérée de susciter un niveau visible d’inquiétude pour la population de Gaza?

Mais contrairement à la situation imaginée et fabriquée par Hedges, l’assaut israélien a suscité des protestations massives partout dans le monde. Il y a eu d’innombrables manifestations, qui ont parfois rassemblé des centaines de milliers de personnes. Il convient d’ajouter que, dans de nombreux cas, un grand nombre de Juifs ont participé et même organisé d’importantes manifestations.

Des milliers de personnes participent à une manifestation organisée par Jewish Voice for Peace à New York

Le problème qui a limité l'efficacité des manifestations n'a pas été l'indifférence du public mais l'absence d'une perspective et d'une stratégie politiques sur lesquelles fonder la lutte contre le génocide à Gaza et, plus largement, celle contre la préparation des puissances impérialistes à une troisième guerre mondiale et à l'utilisation d'armes nucléaires.

Les manifestations sont restées dans les limites des structures existantes de la politique bourgeoise, orientées non pas vers la mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière contre la domination capitaliste mais plutôt vers l’application de pressions sur les gouvernements bourgeois pour qu’ils changent leur politique.

C’est en fait l’orientation politique privilégiée par Hedges. Il fait référence à des incidents antérieurs d’auto-immolation – avec un accent particulier sur ceux qui se sont produits historiquement en Tunisie, au Sud-Vietnam et au Tibet – comme exemples de l’efficacité des suicides rituels. «Ces sacrifices individuels, écrit-il, deviennent souvent des points de ralliement pour l’opposition de masse.»

Or, il est vrai qu’il y a eu des cas où un événement aussi dramatique a déclenché ou intensifié des manifestations. Mais il n’existe aucun cas où les suicides rituels aient contribué à une stratégie efficace de transformation révolutionnaire de la société. En fait, dans deux des trois cas qu’il cite, au Sud-Vietnam et au Tibet, les auto-immolations ont été réalisées par des forces politiques réactionnaires et exploitées par l’impérialisme américain à ses propres fins.

Par exemple, en 1963, l’immolation du moine bouddhiste Thích Quảng Đức a déclenché une série d’événements utilisés par le gouvernement Kennedy pour renverser le régime Diem en place – considéré comme incapable de mener une lutte efficace contre le Nord-Vietnam et le Front de libération nationale – et pour amener une junte militaire au pouvoir.

Quant aux immolations du Tibet, elles sont guidées par les intérêts de Washington, qui encourage le mouvement séparatiste comme arme contre la Chine. Il n’y a rien de progressiste dans ce mouvement. Et dans le cas de la Tunisie, où le suicide d’un jeune travailleur a déclenché des manifestations massives, on retrouve une décennie plus tard les mêmes forces politiques que celles renversées lors de la première vague de protestation et qui sont désormais de retour au pouvoir.

Mais Hedges ne peut retenir son enthousiasme. Les auto-immolations, écrit-il, «sont des naissances sacrificielles. Elles présagent quelque chose de nouveau. Il s’agit du rejet total, dans sa forme la plus dramatique, des conventions et des systèmes de pouvoir en place ».

Ce n’est pas vrai. Ces actes ne sont rien de tel. Selon les circonstances, ils peuvent viser à modifier le personnel du régime en place. Ou bien, et c’est le plus souvent le cas, ils espèrent faire pression sur ceux qui détiennent actuellement le pouvoir pour faire changer la politique existante.

Ils ne sont pas consciemment dirigés vers le renversement des rapports de propriété existants, la destruction de l’État capitaliste et de ses institutions et le transfert du pouvoir à la classe ouvrière.

Au contraire, dans le sens le plus fondamental, les actes de suicide rituel sont fondamentalement incompatibles avec la perspective du socialisme et de la révolution socialiste. Le programme de la révolution socialiste est formulé sur la base d'une analyse scientifique de la structure socio-économique de la société. La force motrice fondamentale de la révolution sociale n’est pas une rage incohérente et désespérée, mais une compréhension des contradictions objectives du système capitaliste mondial et de l’action sociale de masse guidée par la compréhension de ces contradictions.

Hedges rejette cependant une compréhension rationnelle de la réalité politique, la jugeant inefficace. Il invoque la célébration par le théologien Reinhold Niebuhr d'une «folie sublime de l'âme» et son affirmation que «rien d'autre qu'une telle folie ne combattra la puissance maligne et la méchanceté spirituelle en haut lieu». Ce n’est là rien d’autre qu’une glorification de l’irrationalisme politique, qui exprime en réalité une orientation vers la droite et non vers la gauche. La politique de droite est étroitement liée aux sentiments irrationnels. La pensée socialiste véritablement progressiste, de gauche, est alignée sur la science.

Hedges conclut son essai par cette déclaration :

La violence divine terrifie une classe dirigeante corrompue et discréditée. Cela révèle leur dépravation. Cela montre que tout le monde n’est pas paralysé par la peur. C’est un chant des sirènes pour combattre le mal radical. C’est ce que voulait Bushnell. Son sacrifice parle à ce qu’il y a de meilleur en nous.

Pour parler franchement, l'essai de Hedges parle du pessimisme, de la faillite intellectuelle et du caractère essentiellement réactionnaire du pseudo-gauchisme de la classe moyenne, c'est-à-dire des conceptions idéologiques qui prédominent généralement sur les campus universitaires.

En 1940, au cours d’une lutte politique interne contre une tendance anti-marxiste apparue dans la section américaine de la Quatrième Internationale, Léon Trotsky nota que la plus grande révolution sociale de l’histoire – la conquête du pouvoir par la classe ouvrière russe en octobre 1917, un événement qui ébranla le monde – fut dirigé par le parti dont l'activité commença non pas en lançant des bombes mais en défendant et en développant la théorie matérialiste dialectique.

Trotsky faisait référence à la longue lutte menée par les marxistes russes, remontant aux années 1880, contre les méthodes terroristes prônées par les populistes russes. A cette époque, les marxistes polémiquèrent contre la perpétration d’attentats terroristes contre des responsables gouvernementaux. Il s’agissait d’une pratique différente à bien des égards de l’acte du suicide, qui n’était alors préconisé par aucune tendance politique sérieuse. Mais certains éléments cruciaux des arguments avancés contre les actes terroristes sont tout à fait pertinents quand il s’agit de rejeter le «théâtre politique» suicidaire promu par Hedges.

Le problème essentiel est que la politique du terrorisme substituait l’acte héroïque d’un individu à l’action de masse de la classe ouvrière. Les assassinats terroristes, même lorsque la victime était le chef de l'État, ne pouvaient pas entraîner une transformation radicale de la société. Un tyran était remplacé par un autre tyran. De plus, plutôt que d’élever la conscience politique des masses, les actes terroristes les reléguaient au rang de spectateurs passifs observant le conflit entre les assassins et les autorités policières.

Je terminerai en rappelant un incident tragique survenu à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en novembre 1938.

Un jeune immigré juif d'origine polonaise vivant à Paris, du nom de Herschel Grynszpan, âgé de 17 ans, a assassiné un diplomate nazi à l'ambassade d'Allemagne du nom d'Ernst vom Rath. L'acte n'avait pas été soigneusement préparé. L'enquête qui a suivi a révélé que Grynszpan, indigné par la persécution des Juifs par les nazis et par les souffrances de sa propre famille, s'était rendu à l'ambassade d'Allemagne pour se venger. Il n’avait pas choisi comme cible un individu en particulier. Il n'avait aucune expérience en politique. Grynszpan a tiré sur le premier fonctionnaire qu'il a rencontré et, malheureusement pour vom Rath, il fut cet individu.

L’assassinat a eu des conséquences graves et infâmes. Le régime hitlérien a décidé d'exploiter l'assassinat pour intensifier violemment les attaques contre les Juifs allemands. Quelques heures après la mort de Vom Rath, le 9 novembre 1938, les nazis lancèrent le pogrom anti-juif connu sous le nom de « Nuit de cristal ».

Grynszpan, qui avait été immédiatement arrêté, fut soumis à de furieuses dénonciations, non seulement de la part des fascistes, mais encore de la part du gouvernement «de gauche» du Front populaire, soutenu par le Parti communiste stalinien, qui attaqua le jeune homme au motif qu’il sapait les relations entre la France et l'Allemagne et affaiblissait le gouvernement de gauche.

Les seules voix qui se sont élevées pour défendre Grynszpan furent celles de Léon Trotsky et de ses partisans en France. Mais Trotsky, dans un magnifique essai, défend Grynszpan contre ses persécuteurs, tout en indiquant clairement son rejet de la méthode terroriste choisie par le jeune homme. Il répondait à un assassinat politique perpétré contre un responsable fasciste, et non à un suicide. Mais la critique par Trotsky de l’acte de Grynszpan, que celui-ci a payé de sa propre vie, conserve une immense pertinence. Trotsky comprenait la haine de l'adolescent envers le représentant du fascisme et le désespoir qu'il ressentait.

Trotsky reconnaissait cependant sa propre responsabilité, celle du leader révolutionnaire, qui était de conseiller fortement aux jeunes de ne pas imiter l'acte de Grynszpan. Il a écrit, et cet essai était unique en son temps:

Du point de vue moral – et non pour ses méthodes d'action – Grynszpan peut servir d'exemple à tout jeune révolutionnaire. Notre solidarité morale avec Grynszpan nous donne doublement le droit de dire à tous les Grynszpan possibles, à tous ceux qui sont capables de se sacrifier dans la lutte contre le despotisme et la bestialité: trouvez une autre voie! Ce n'est pas un vengeur isolé qui peut libérer les opprimés, mais seulement un grand mouvement révolutionnaire des masses, qui ne laissera rien subsister du système de l'exploitation de classe, de l'oppression nationale et de la persécution raciale.

Les crimes sans précédent du fascisme créent une soif de vengeance parfaitement justifiée. Mais l'ampleur de ses crimes est si monstrueuse que cette soif ne peut être étanchée par l'assassinat de bureaucrates fascistes isolés. Pour cela, il faut mettre en mouvement des millions, des centaines de millions d'opprimés à travers le monde, en les menant à l'assaut contre les bases de la vieille société. Seul le renversement de toutes les formes d'esclavage, la complète destruction du fascisme, seul l'exercice de l'impitoyable justice du peuple contre les bandits et gangsters contemporains peuvent apporter une satisfaction réelle à l'indignation du peuple. Telle est précisément la tâche que s'est assignée la IVe Internationale. Elle nettoiera le mouvement ouvrier de la plaie du stalinisme. Elle organisera dans ses rangs l'héroïque jeune génération. Elle fraiera le chemin vers un avenir plus digne et plus humain.

Ces mots résonnent à notre époque et – en changeant ce qui doit être changé en fonction des circonstances – résument avec force les leçons politiques qui devraient être tirées de la mort tragique d’Aaron Bushnell.

Pour ceux d'entre vous qui veulent vraiment se battre, qui sont indignés et horrifiés par ce à quoi nous assistons chaque jour, qui se rendent compte qu'au moment même où nous parlons, des enfants et même des nourrissons meurent à Gaza sans avoir le droit de boire de l'eau ni de manger, travaillent dans des conditions totalement inhumaines, et qui se sentent indignés et outrés de voir le président des États-Unis justifier ces actes et même dire: « Eh bien, il ne faut pas que nous ayons encore 30 000 morts à Gaza – peut-être 5 000, peut-être 10 000 de plus, 15 000 de plus, mais pas 30 000.» C'est trop, même pour Biden.

Ceux d’entre vous qui sont écœurés par ce qu’ils voient, quelles conclusions politiques allez-vous en tirer? Que faut-il pour mettre un terme à cela? Il ne faut pas des actes de vengeance individuels, ni des actes d’immolation, mais il faut se tourner vers la seule force sociale qui a réellement en son pouvoir, par son rôle objectif dans tout le processus de production capitaliste, par sa position dans les forces productrices, par sa puissance économique potentielle, par sa nature mondiale, la capacité de mettre le capitalisme à genoux, de détruire les fondements mêmes du militarisme.

La tâche que notre parti s'est fixée, ce que nous cherchons à faire à travers la publication du World Socialist Web Site, à travers l'activité de l'Internationale des Jeunes et Étudiants pour l’égalité sociale (IYSSE) et à travers la candidature actuelle de Joseph Kishore à la présidence des États-Unis et Jerry White à la vice-présidence, comme candidats du Socialist Equality Party (Parti de l'égalité socialiste). Nous utilisons cette campagne pour éduquer et préparer politiquement les travailleurs, les jeunes et les étudiants aux luttes qui vont et doivent se dérouler, pour leur permettre de participer et de diriger les luttes de la classe ouvrière et pour donner à ce puissant mouvement à venir une véritable perspective révolutionnaire.

Alors, transformez votre colère et votre indignation en action politique efficace, en détermination à maîtriser la théorie marxiste, à tirer les leçons de l’histoire, à vous familiariser avec les grandes luttes révolutionnaires du siècle dernier..

Et je dis cela avec une certaine urgence, car il ne reste plus beaucoup de temps. Si vous avez suivi l'actualité, des discussions actives sont en cours sur l'intervention de l'OTAN en Ukraine. Biden et ses collègues et co-conspirateurs de l’OTAN jouent à la roulette russe avec le danger d’une guerre nucléaire. Ils ont démontré leur indifférence par rapport à la possibilité de la mort en masse par leur conduite à l’égard du COVID, par la manière dont ils ont sacrifié des centaines de milliers de vies ukrainiennes dans la poursuite des intérêts stratégiques mondiaux de l'Amérique, par leur volonté d'envisager le recours aux armes nucléaires comme forme acceptable de conflit militaire.

Nous sommes confrontés à de grandes questions et défis politiques. Ils peuvent être résolus. Mais pour les résoudre, nous devons construire un parti révolutionnaire. Ce parti doit gagner l’allégeance des grandes masses de la classe ouvrière. C'est la leçon fondamentale que nous devons tirer de la mort d'Aaron Bushnell et de la compréhension de la crise de notre époque.

(Article paru en anglais le 14 mars 2024)

Notes :

[1] Le taux de suicide parmi les soldats américains entre 2004 et 2009 publiés par BMJ le 6 mars 2014

[2] Journal of Affective Disorders, Volume 148 (2013), 37-41.

[3] “Theses on Feuerbach”,[Thèses sur Feuerbach]  Marx-Engels Collected Works, Volume 5 (New York: International Publishers, 1976), p.7.

[4] E. A. Preobrazhensky, The Preobrazhensky Papers, Archival Documents and Materials, Volume 1: 1886-1920, edité par Richard Day et Mikhail M. Gorinov, traduit par Richard Day [Chicago: Haymarket Books, 2015], pp. 243-244.

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