Les manifestants et les forces de sécurité irakiennes se sont affrontés lundi à la périphérie de la zone verte fortement fortifiée de Bagdad, faisant au moins six morts et des dizaines de blessés de plus alors que les manifestations de masse qui ont envahi le pays entrent dans leur deuxième mois.
Les affrontements de lundi ont eu lieu après que les manifestants eurent franchi de force le pont Ahar, qui enjambe le Tigre, et ont pénétré dans la zone verte, une zone d'accès restreint qui abrite les bâtiments gouvernementaux et les résidences des hauts responsables, ainsi que les ambassades et les bureaux des entrepreneurs militaires et autres organisations étrangères. Les foules se seraient approchées à moins de 500 mètres du bureau du Premier ministre et auraient atteint le siège de la télévision publique irakienne.
Les manifestants ont mis le feu à des pneus et à des bennes à ordures et jeté des pierres à l'intérieur de la zone verte, qui a été rapidement inondée par les forces de sécurité qui ont tiré à balles réelles ainsi qu'avec des gaz lacrymogènes de qualité militaire et des canons à eau.
Les affrontements ont eu lieu le lendemain d'un affrontement fatal entre les forces de sécurité et une foule qui a tenté de prendre d'assaut le consulat iranien dans la ville sainte chiite de Karbala, au sud de Bagdad.
La dernier tuerie a fait plus de 260 morts depuis le début des manifestations début octobre, avec des milliers de blessés, parfois grièvement blessés par des balles réelles, des balles en caoutchouc et des grenades lacrymogènes lancées en tir tendu sur les manifestants.
Vendredi ont eu lieu les plus grandes manifestations de masse depuis l'invasion américaine de 2003, où des foules qui ont envahi la place Tahrir de Bagdad ainsi que les larges avenues qui y débouchent. Elles ont été organisées malgré l'armée irakienne, qui a tenté de réprimer les manifestations en imposant un couvre-feu tous les soirs. Sans tenir compte de l'ordre, les foules sont restées sur la place pendant la nuit, érigeant des tentes et occupant un bâtiment de 18 étages surplombant la zone, qui a été surnommée la «montagne de la Révolution».
Le Premier ministre Abdul Mahdi a fait une déclaration dimanche soir appelant à la fin des manifestations et déclarant qu'«il est temps que la vie revienne à la normale». L'appel exprimait les craintes croissantes au sein de l'oligarchie dirigeante irakienne corrompue que des sections croissantes de la classe ouvrière se joignent au mouvement de masse et menacent sa richesse et son pouvoir.
Mahdi a en particulier condamné les barrages routiers qui ont fermé Umm Qasr, le principal port irakien du golfe Persique dans la ville de Bassorah, au sud du pays, ainsi que la participation aux manifestations de travailleurs pétroliers devant les principales installations pétrolières du sud du pays. Il y a également une grève continue des enseignants qui a fermé des écoles dans une grande partie du sud de l'Irak, ainsi que des employés du secteur public. Dans de nombreuses villes, des édifices gouvernementaux ont été fermés, parfois drapés de banderoles proclamant: «Fermé sur ordre du peuple.»
Mahdi a averti que la fermeture du port et la menace pour les champs pétroliers risquaient de «causer de grosses pertes dépassant les milliards de dollars.»
Comme l'ont montré les événements de lundi, cet appel n'a manifestement pas produit l'effet escompté. Les protestations sont motivées par le chômage de masse, en particulier parmi les jeunes Irakiens, y compris ceux qui sortent de l'université pour se retrouver sans emploi. Elles sont en outre alimentées par de fortes inégalités sociales et la conscience que les «milliards» de revenus pétroliers que Mahdi craint de perdre affluent dans les poches des capitalistes étrangers et nationaux et des politiciens corrompus, plutôt que de profiter aux masses irakiennes.
Les remarques de Mahdi se sont également distinguées par leur omission de mentionner une promesse faite quelques jours plus tôt par le président Barham Salih selon laquelle Mahdi était prêt à démissionner dès qu'un remplaçant approprié aurait été trouvé, et que des élections anticipées auraient lieu après l'élaboration d'une nouvelle loi électorale.
Même si Mahdi démissionnait, cela seul, avec les maigres concessions sociales que le gouvernement a faites, ne pacifierait pas les centaines de milliers de personnes qui sont descendues dans la rue. Elles exigent la fin de toute la configuration politique imposée par l'occupation militaire américaine qui a suivi l'invasion criminelle américaine de l'Irak en 2003, ainsi qu'une transformation sociale fondamentale.
Le mot d'ordre scandé par les manifestants irakiens est le même que celui utilisé par les Égyptiens et les Tunisiens en 2011: «Le peuple veut la chute du régime.»
Dans le cas de l'Irak, le régime imposé par les États-Unis a été construit sur des lignes sectaires réactionnaires visant à promouvoir la stratégie de division du gouvernement de Washington. Les postes au sein de l’État et le butin ont été répartis entre les partis chiites, sunnites et kurdes qui étaient censés représenter leurs populations ethno-religieuses respectives, tout en pillant les ressources du pays pour remplir leurs propres poches et récompenser leurs partisans.
La révolte qui a éclaté depuis le mois dernier est dirigée contre tout ce système réactionnaire et a explicitement rejeté la religion et l'ethnicité en tant que lignes de division politique, posant à la place les intérêts de classe.
La crainte de ce mouvement au sein de l'establishment irakien au pouvoir s'est fortement exprimée dans les efforts visant à empêcher toute propagation des protestations dans les zones sunnites de la province d'Anbar, qui ont été dévastées par la prétendue «guerre contre l'EI».
Human Rights Watch (HRW) a rapporté lundi que les forces de sécurité avaient arrêté deux hommes à Anbar pour avoir affiché des déclarations de solidarité avec les manifestations sur Facebook. L'organisation a cité le cas de Sameer Rashed Mahmoud, qui a publié un commentaire disant que les étudiants et les employés du secteur public devraient faire la grève pour soutenir les manifestations du 26 octobre. En moins d'une heure et demie, la police antiterroriste a fait une descente à son domicile et l'a arrêté pour le message, l'accusant d'incitation. Depuis, il est emprisonné sans inculpation.
Un deuxième cas cité par HRW est celui d'un homme de 25 ans qui a également exprimé sa solidarité avec les manifestations sur sa page Facebook le 26 octobre. En quatre heures, cinq voitures de police sont venues chez lui pour l'embarquer. «Ils l'ont frappé et l'ont accusé d'incitation aux protestations, avant de le menotter et de le mettre dans l'une de leurs voitures», a déclaré un parent.
Les forces de sécurité d'Anbar ont publié une déclaration appelant tous les habitants de la province «à se rendre au travail et à poursuivre les travaux de construction, à préserver la sécurité, à soutenir les forces de sécurité et à bénéficier des leçons du passé, dont la province n'a obtenu que destruction, tueries et déplacements de populations.» Il s'agissait là d'une menace indéniable de nouveaux massacres en réponse à toute tentative d'imiter les manifestations de Bagdad.
Le caractère des protestations de masse a entravé les relations de l'Iran avec le gouvernement irakien, qui se sont concentrées sur les partis sectaires chiites, dont les dirigeants politiques, tels que Mahdi, se sont volontairement offerts comme fonctionnaires dans le régime fantoche mis en place sous l'occupation américaine.
La semaine dernière, l'Ayatollah Ali Khamenei, Guide suprême de l'Iran, a déclaré: «Je saisis cette occasion pour dire à ceux qui se soucient de l'Irak [...] de remédier en priorité à l'insécurité», tout en avertissant, «Les agences de renseignement américaines et occidentales, avec l'aide financière des pays de la région, sont à l'origine des troubles dans cette région.»
Alors que l'impérialisme américain fera sans aucun doute tout pour exploiter la crise en Irak pour servir ses propres intérêts dans la région, l'explosion sociale qui a eu lieu non seulement là-bas, mais aussi au Liban voisin, est alimentée par une intensification des inégalités sociales, la colère face aux conditions de pauvreté et de chômage et la haine envers les élites dirigeantes corrompues qui sont totalement subordonnées aux intérêts du capital financier international.
Dans la mesure où la bourgeoisie iranienne a cherché à défendre ses propres intérêts dans la région en nouant des alliances avec ces élites dirigeantes, elle a rejoint l'impérialisme américain comme cible de la colère des manifestants.
Washington a réagi avec prudence aux événements en Irak, où il maintient des milliers de soldats et d'entrepreneurs militaires, utilisant le pays comme base pour ses opérations en Syrie également.
Le secrétaire d'État américain Mike Pompeo a conseillé au gouvernement irakien d'«écouter les demandes légitimes du peuple irakien», tout en mettant en garde toutes les parties - les forces de sécurité et leurs victimes - contre la «violence».
(Article paru en anglais le 5 novembre 2019)