Cela fait deux semaines que la région contestée du Cachemire indien subit un blocage sans précédent qui est appliqué par des dizaines de milliers de soldats et de paramilitaires indiens, ainsi que par la police locale. Ses 13 millions d'habitants sont soumis à d'importantes restrictions à leurs déplacements et toute utilisation de l'Internet, du téléphone portable et du téléphone fixe a été suspendue.
Le gouvernement du Parti Bharatiya Janata (BJP), parti suprémaciste hindouiste indien, a imposé le blocage brutal pour réprimer l'opposition de masse anticipée à la mise sous tutelle permanente du Cachemire.
Le 5 août, le gouvernement du BJP a illégalement et sans consultation ni même avertissement préalable dépouillé le Jammu-et-Cachemire (J&K), seul État à majorité musulmane de l'Inde, de son statut constitutionnel spécial et semi-autonome, puis a séparé et déclassé les deux zones qui lui ont succédé en territoires de l'Union.
La répression sécuritaire au Jammu-et-Cachemire est tout à fait conforme au coup d'État constitutionnel perpétré à New Delhi par le premier ministre Narendra Modi et son BJP.
Selon les autorités indiennes, plus de cinq cents personnes ont été placées en détention préventive. Il s'agit notamment de deux anciens chefs de gouvernement du Jammu-et-Cachemire, Omar Abdullah et Mehbooha Mufti, et d'autres dirigeants éminents de la faction traditionnellement pro-indienne de l'élite musulmane cachemirienne.
Depuis la semaine dernière, Ajit Doval, conseiller à la sécurité nationale de Modi, supervise personnellement la mise en œuvre du confinement de sécurité depuis Srinagar, la plus grande ville de la région.
D'éminents dirigeants politiques indiens ont été empêchés de se rendre au Jammu-et-Cachemire pour consulter leurs collègues du parti sur ce qui se passe. Lorsque les dirigeants des deux principaux partis staliniens indiens, le CPI et le CPM, respectivement Sitaram Yechury et D. Raja, sont arrivés à l'aéroport de Srinagar, ils ont été arrêtés, bien que tous deux soient membres du parlement, et obligés de retourner à New Delhi.
Mardi, la Cour suprême de l'Inde a rejeté une requête lui demandant d'ordonner au gouvernement d'annuler ses mesures spéciales de confinement ou du moins de les réduire. Le plus haut tribunal de l'Inde a suspendu l'examen de la requête pendant deux semaines, affirmant que le gouvernement du BJP devrait avoir «un délai raisonnable[...] pour rétablir la normalité» et que «personne ne peut prendre le moindre risque, même d’un pour cent, de violence».
En raison du blocus de l'information imposé par le gouvernement indien, les habitants du Jammu-et-Cachemire sont coupés du monde extérieur et peu d'informations sur ce qui s'y passe ont été diffusées.
Mais plusieurs choses sont claires. Le gouvernement se vante d'avoir réussi à étouffer toute l'opposition et d'avoir intimidé la population, ce qui est démenti par la répression incessante, ainsi que par des reportages de manifestations sporadiques.
Le week-end dernier, les autorités ont brièvement assoupli le couvre-feu dans certaines régions pour permettre aux gens d'acheter de la nourriture et de se préparer pour la fête musulmane de l'Aïd. Mais bientôt, la police a ordonné aux gens de rentrer chez eux et aux commerçants de fermer leurs portes et a annoncé que les restrictions de l'article 144 s'appliquant à tous les rassemblements de plus de quatre personnes seraient appliquées.
La BBC a publié une vidéo qui montrait une foule immense défilant dans les rues de Srinagar après que les gens aient été autorisés à assister aux prières vendredi dernier. Ils portaient des pancartes qui disaient: «Nous voulons notre liberté» et criaient: «Retourne chez toi, Inde, va-t’en.» Selon le rapport, 10.000 personnes ont participé à cette manifestation qui, bien que pacifique, a été attaquée par les forces de sécurité avec des gaz lacrymogènes et des tirs de fusils à plomb.
Un porte-parole du ministère indien de l'Intérieur a rejeté le rapport de la BBC comme étant «complètement fabriqué et incorrect». Il a dit: «Il y a eu quelques manifestations à Srinagar/Baramulla et aucune ne comportait plus de 20 personnes.»
Cependant, les journalistes du New York Times ont déclaré que le personnel de sécurité leur a dit samedi dernier que «de grandes manifestations continuaient d'éclater», réfutant les photos que les responsables de New Delhi faisaient circuler montrant des rues bondées et des marchés bien approvisionnés.
Un soldat de la ville de Baramulla l'a dit au Times: «À tout moment, jour et nuit, dès qu'ils en ont l'occasion, des foules d'une douzaine, d'une vingtaine, voire plus, parfois avec beaucoup de femmes, sortent, nous attaquent et s'en vont.» Il a ajouté: «Les gens sont tellement en colère. Ils sont implacables et n'ont pas peur.»
Les reportages indiquent que la répression a un impact de plus en plus perturbateur sur la vie quotidienne. Les pénuries de nourriture et de médicaments sont généralisées et les couvre-feux systématiques empêchent les gens de se rendre à l'hôpital ou de se procurer des médicaments.
À l'hôpital Lalla Ded de Srinagar, les patients étaient allongés sur le sol, selon le Times, attendant des médecins qui ne pouvaient pas se rendre au travail. «C'est l'enfer ici», a déclaré Jamila, un médecin.
S'il n'y avait pas eu la panne d'information imposée par l'État, il est tout à fait certain que des décès attribuables au manque d'accès à des soins de santé adéquats seraient signalés.
Modi et son gouvernement BJP présentent toute opposition à leur programme de «réformes» pro-investisseurs de droite, à leur communautarisme hindou extrémiste et à leur intégration dans les plans impérialistes de Washington contre la Chine, d’antipatriotisme et de trahison. Dans une interview accordée mercredi, Modi a dénoncé ceux qui ont critiqué l’abolition illégale du statut spécial du Jammu-et-Cachemire, affirmant que «leur cœur ne bat que pour les maoïstes et les terroristes».
Dans un discours prononcé devant la nation jeudi dernier, Modi a tenté de présenter l'asservissement du Cachemire par le gouvernement central comme temporaire, affirmant qu'il y aura bientôt des élections pour choisir une assemblée du Jammu-et-Cachemire – mais avec des pouvoirs considérablement réduits et dont toutes les actions pourront être annulées par New Delhi – et que la paix et la prospérité seront apportées au peuple cachemirien par les soins du BJP.
Il ne s’agit là que de mensonges. L'attaque du BJP contre le Cachemire vise à préparer le terrain pour une offensive de l'État et à mettre un terme rapide et sanglant à trente ans d'insurrection anti-indienne soutenue par le Pakistan au Jammu-et-Cachemire. Elle vise également à renforcer la main de New Delhi contre l'ennemi juré qu'est le Pakistan, et sa voisine à l'Est, la Chine, ainsi qu’à attiser le communautarisme hindou et le nationalisme belliqueux pour diviser et intimider la classe ouvrière.
L'abrogation du statut spécial du Jammu-et-Cachemire est une revendication de longue date de la droite hindoue et un élément clé de son plan pour transformer l’Inde en État hindou.
L'assaut de Modi contre le Cachemire est fortement soutenu par l'élite dirigeante indienne, même si les principaux quotidiens ont reconnu qu'il s'agissait d'un pari à haut risque. Mardi, Mukeshi Ambani, le milliardaire le plus riche de l'Inde et directeur de Reliance Industries, a déclaré à l'assemblée générale annuelle de la société qu'en réponse à l'appel du premier ministre Narendra Modi Ji, sa société allait bientôt annoncer un investissement majeur au Jammu-et-Cachemire.
Pour leur part, les États-Unis et d'autres puissances occidentales ont manifesté leur soutien à l'Inde en gardant un silence constant tant sur le caractère géopolitiquement provocateur des actions de New Delhi que sur la répression générale et continue exercée par l'Inde au Cachemire. Washington et Tokyo, mais aussi Londres, Paris et Berlin sont tous soucieux de faire de l'Inde un contrepoids militaire stratégique à la Chine.
La Russie, quant à elle, a publié une déclaration soutenant fermement le droit de New Delhi de réglementer ses affaires «intérieures». Dans des conditions où les États-Unis et les puissances de l'OTAN intensifient leurs pressions militaires et diplomatiques sur la Russie, Moscou tient à préserver son partenariat de longue date avec New Delhi dans le domaine de la sécurité militaire.
Pékin se trouve dans un dilemme. Le Pakistan est l'un de ses plus proches alliés internationaux, mais il déteste aussi prendre des mesures qui renforceraient les liens ente New Delhi et Washington. Lundi, le ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishanakar, a entamé une visite de trois jours en Chine.
Le ministre pakistanais des Affaires étrangères, Shah Mehmood Qureshi, a affirmé que Pékin avait promis de soutenir Islamabad en portant les actions de l'Inde au Cachemire devant le Conseil de sécurité des Nations Unies.
Dans un discours belliqueux qui souligne le grave danger que les tensions accrues entre les puissances nucléaires rivales de l'Asie du Sud échappent à tout contrôle, le premier ministre pakistanais Imran Khan a affirmé mercredi que New Delhi avait un plan pour attaquer le Cachemire pakistanais, et que si tel était le cas, le Pakistan allait encore frapper plus fort. «Si l'Inde commet une quelconque violation, nous nous battrons jusqu'à la fin», a déclaré Khan.
Le premier ministre pakistanais a ajouté que si la guerre éclate, ce sera à cause de l'inaction des grandes puissances.
Le conflit du Cachemire est au centre de la rivalité stratégique entre l'Inde et le Pakistan, depuis qu'il a été créé par la partition communautaire réactionnaire de 1947-48 du sous-continent en un Pakistan musulman et une Inde principalement hindoue.
(Article paru en anglais le 15 août 2019).