Voici la septième partie d'une série d'articles traitants des événements de mai-juin 1968 en France. La première partie traite du développement de la révolte étudiante et de la grève générale jusqu'à son apogée fin mai. La seconde partie examine la manière dont le Parti communiste (PCF) et son pendant syndical, la CGT, ont permis au président Charles de Gaulle de reprendre les choses en main. Les troisième et quatrième parties s'intéressent au rôle joué par les pablistes ; les quatre dernières parties examinent le rôle de l'organisation de Pierre Lambert, l'Organisation communiste internationale (OCI).
L'évolution de l'OCI vers la droite
Les événements de 1968 marquent un tournant dans l'histoire de l'OCI. Au moment de la grève générale, l'OCI, qui avait ses racines dans le mouvement trotskyste, avait déjà évolué dans une direction centriste très marquée ; ses choix politiques s'orientaient de plus en plus vers les bureaucraties stalinienne et réformiste. Trois ans plus tard, elle rompit avec le mouvement trotskyste international et devint un soutien important du Parti socialiste français, et, par conséquent, de l'État bourgeois français.
Le mouvement étudiant et la grève générale avaient amené à l'OCI plusieurs milliers de nouveaux membres et de contacts. Ils avaient rejoint une organisation qui se déclarait trotskyste, mais la trajectoire centriste de l'OCI les orienta vers les appareils bureaucratiques. Ils ne furent pas formés comme des marxistes mais plutôt éduqués à devenir des opportunistes.
Ces jeunes gens, qui remplacèrent progressivement les cadres plus âgés, jouèrent un rôle important dans l'évolution de l'OCI vers la droite. Beaucoup d'entre eux passèrent par la suite au Parti socialiste et s’embarquèrent dans une carrière politique qui leur ouvrit les postes les plus élevés de l’État.
L'évolution de l'OCI vers la droite était fortement liée à une couche sociale à laquelle elle avait accordé une attention toute particulière en 1968 – les bas échelons de la bureaucratie syndicale, qu'elle appelait « les cadres organisateursde la classe ouvrière ».
Comme nous l'avons vu, l'OCI espérait que la crise politique qui s'accentuait amènerait ces « cadres » à un conflit avec les « appareils » et les pousserait vers la gauche. Cet espoir s'appuyait non seulement sur une mauvaise compréhension du caractère des syndicats, mais il reposait également sur une estimation inexacte du régime gaulliste, dont l'OCI surestimait fortement la solidité.
Dès 1958, lorsque le Général de Gaulle était revenu au pouvoir au moment où la crise algérienne atteignait son apogée et qu'il avait promulgué une constitution taillée sur mesure pour ses besoins, l'OCI avait qualifié son pouvoir de bonapartiste. « De Gaulle n’est pas un élément parmi d’autres du personnel politique de la bourgeoisie française, » écrivait l'OCI dans un article programmatique publié dans La Vérité au début de 1968, sous le titre « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l’avant-garde. » Pour l'OCI, de Gaulle s'était imposé à sa classe et avait obtenu son soutien parce qu'elle ne pouvait « livrer son combat contre le prolétariat et contre ses rivales internationales que corsetée par un État fort qui soumette toutes les couches sociales, mobilise toutes les ressources de l’économie, tende tous les ressorts de la société au profit exclusif du grand capital. » [25]
L'OCI prêtait à de Gaulle les qualités d'un quasi-surhomme : « L’État qu’il a édifié est le corset de fer qui permet à une bourgeoisie sénile et impotente de se tenir sur ses jambes […] une façade pour permettre aux dirigeants ouvriers d’entretenir les illusions électoralistes dans les masses. »
Pendant longtemps, l'OCI mena une existence plus ou moins cachée parce qu'elle s'attendait à ce que de Gaulle adopte une forme de pouvoir ouvertement dictatoriale. Elle était convaincue que, dans l'hypothèse d'une crise sérieuse, il écraserait le mouvement ouvrier avec l'aide des dirigeants syndicaux, qui faisaient partie intégrante de l'État.
L'OCI écrivait : « Démanteler politiquement le mouvement ouvrier, détruire et disperser les cadres organisateurs de la classe, tel est l’objectif conjoint de de Gaulle et des appareils. » Les « appareils » étaient confrontés à l'alternative de « périr ou se résoudre à s’intégrer à État bourgeois et à devenir l’agent direct de l’exécution des plans meurtriers du bonapartisme », alors que « les cadres organisateurs, demeurant sur le terrain de la lutte de classe, tendent à "décoller" de la politique de l’appareil. »
Mais en 1968, la réalité était assez différente de ce que l'OCI avait imaginé. Le régime gaulliste se révéla nettement plus faible que l'OCI ne l'attendait. Il n'osa pas réprimer la grève générale de 10 millions d'ouvriers par la force. Pour en venir à bout, il utilisa non seulement les services des « appareils », mais aussi, et surtout, ceux des « cadres » sur lesquels l'OCI avait fondé ses espoirs. Et alors que les concessions que le régime accordait aux travailleurs étaient relativement faibles, les vrais bénéficiaires de cette grève générale furent ces « cadres ».
Pour une large couche de bureaucrates syndicaux, 1968 marquait le début d'une ascension sociale qui leur garantissait des positions bien établies et une influence politique. Une partie des accords de Grenelle consistait en une stabilisation et une intégration légale des syndicats dans l'industrie, un point sur lequel le gouvernement avait insisté, contre la volonté initiale des associations d'employeurs.
Les accords garantissaient également la continuation de l'administration conjointe du système d'assurance sociale par les syndicats et les employeurs. Les budgets des différents régimes d'assurance sociale, subventionnés par l’État, valaient des milliards, ce qui assura des revenus toujours plus élevés pour les nombreux permanents syndicaux (dont beaucoup de membres importants de l'OCI), alors même que le nombre de syndiqués baissait.
De plus, l'unification des multiples groupes sociaux-démocrates dans le Parti socialiste en 1969 et son alliance électorale avec le Parti communiste fournit des occasions d'avancement politique à de nombreux fonctionnaires. La « gauche », discréditée par son rôle abject dans la guerre d'Algérie et sous la Quatrième République, était redevenue une force politique. Ses nombreux postes au niveau local, régional et (après l'élection de François Mitterrand à la présidence) national, se révélèrent très attractifs.
Après 1968, l'OCI maintint son orientation vers la bureaucratie et adapta son programme politique à l’avancement social de celle-ci. À partir de 1971, elle n'établissait plus de distinction entre les « cadres » et les « appareils », faisant aussi bien la cour aux « appareils ». Mitterrand, que l'OCI avait violemment attaqué en 1968, pouvait maintenant prendre la parole lors d'un grand rassemblement organisé par l'OCI pour le centième anniversaire de la Commune de Paris. Le « front unique de classe » n'était plus assimilé au « comité central de grève », mais à l'alliance électorale entre les partis socialiste et communiste.
L'OCI alla même jusqu'à critiquer certains groupes radicaux parce qu'ils avaient présenté leurs propres candidats. En 1969, l'OCI s'en prit violemment à la Ligue communiste internationaliste pabliste (future LCR) parce qu'elle avait présenté son propre candidat à l'élection présidentielle, Alain Krivine. Cet acte, clamait l'OCI dans son journal des jeunesses, Jeunesse révolutionnaire, était « destiné à diviser les ouvriers "avancés" des ouvriers fidèles à leurs organisations et à leurs partis » et donnait « des armes à la bourgeoisie comme à l’appareil stalinien ». En 1974, elle condamna la participation de Krivine et d'Arlette Laguiller de Lutte ouvrière comme des « candidatures sans principe contre le Front Unique Ouvrier ». [26]
En 1971, l'OCI envoya plusieurs membres s'inscrire au Parti socialiste. Leur tâche n'était pas d'y développer une fraction, mais plutôt d'y soutenir Mitterrand. De tous ces membres, c'est Lionel Jospin qui a le mieux réussi, il a rapidement gravi les échelons du cercle de conseillers du futur président, lui succédant au poste de président du parti en 1981. À ce moment, Jospin était encore un membre de l'OCI et prenait conseil régulièrement auprès de Pierre Lambert. Des témoins ont depuis confirmé que Mitterrand était bien conscient de la véritable identité politique de son favori. De 1997 à 2002, Jospin fut premier ministre socialiste de la France.
L'OCI conquit également l'« appareil » de la troisième confédération syndicale française, Force ouvrière, et l'organisation étudiante UNEF. Pendant longtemps, les membres du parti et ses sympathisants furent à la tête de ces deux organisations. En 1986, Jean-Christophe Cambadélis, en charge du travail de l'OCI auprès des étudiants durant de nombreuses années, passa directement du comité central de l'OCI à la direction du Parti socialiste, emmenant 450 membres de l'OCI avec lui.
À partir de 1985, l'OCI commença à se dissocier du Parti socialiste qui avait fourni à la République bourgeoise un président et un gouvernement dévoués aux intérêts du milieu des affaires. L'OCI créa le Mouvement pour un parti des travailleurs (MPPT). Même si ce n'était qu'une pure création de l'OCI, ce mouvement a toujours insisté sur le point que les « trotskystes » ne constituaient qu'une minorité en son sein, et qu'il était ouvert aux courants social-démocrate, communiste et anarcho-syndicaliste. Le MPPT était un réservoir de bureaucrates politiques et syndicaux aigris, en rupture de ban avec leurs directions, ou dont la carrière n'avançait pas assez vite.
En 1995, le MPPT fut rebaptisé Parti des travailleurs (PT), et en juin 2008 il se dissout dans le Parti ouvrier indépendant (POI). Le slogan de ce nouveau parti, « Pour le socialisme, la République et la démocratie » est incontestablement dans la tradition de la social-démocratie de droite. Il s'adresse à ces couches de la petite bourgeoisie et de la bureaucratie syndicale qui ont réagi aux conséquences de la mondialisation en promouvant l’État national. Son travail politique se concentre autour de l'agitation contre l'Union européenne, à laquelle il s'abstient d'opposer une Europe socialiste, préférant « une union libre et fraternelle de tous les peuples d'Europe. » Un autre slogan du POI dit « Oui à la souveraineté des peuples de toute l’Europe, » les sous-entendus nationalistes de ces slogans sautent aux yeux.
Les racines du centrisme de l'OCI
Le déclin centriste de l'OCI commença bien avant 1968. En juin 1967, la section britannique du CIQI, la Ligue travailliste socialiste (SLL - Socialist Labour League), écrivit une longue lettre à l'OCI critiquant en profondeur les orientations politiques qui allaient déterminer l'intervention de l'OCI en 1968. En particulier, cette lettre mettait le doigt sur le scepticisme grandissant de l'OCI quant à la viabilité du Comité international et l'importance de sa lutte contre le pablisme. [27]
Un an auparavant, au Troisième congrès mondial du CIQI, l'OCI avait apporté son soutien à un amendement soumis par la SLL qui affirmait que les tentatives révisionnistes de détruire la Quatrième Internationale avaient été déjouées avec succès. Le congrès avait insisté sur le fait que la lutte contre le révisionnisme n'était pas une diversion des tâches plus importantes ou de la construction du parti. Par sa défense opiniâtre du marxisme contre le révisionnisme pabliste, le mouvement trotskyste avait en fait combattu la pression idéologique de la bourgeoisie et développé sa perspective révolutionnaire. La lutte contre le révisionnisme pabliste représentait la continuité de la Quatrième Internationale, et constituait la condition nécessaire à la construction d'une nouvelle direction révolutionnaire.
L'amendement de la SLL visait la Tendance spartakiste et le groupe Voix ouvrière (aujourd'hui, Lutte ouvrière), qui avaient participé au congrès. Ils avaient interprété le titre quelque peu ambigu de la résolution principale, « Reconstruction de la Quatrième Internationale » comme impliquant que le CIQI avait été détruit et que la lutte menée par le Comité international depuis 1953 contre le révisionnisme pabliste était dénuée de toute signification théorique ou politique. Ils œuvraient pour une « reconstruction » de la Quatrième Internationale sur la base d'une large amnistie politique, par laquelle les questions programmatiques cruciales qui avaient mené à la scission de 1953 étaient simplement mises de côté. Lorsque ces deux organisations s’aperçurent que le Comité international s'opposait à une telle trajectoire liquidatrice, ils quittèrent le congrès.
Confrontée à l'hostilité hystérique dont faisaient preuve la Tendance spartakiste et Voix ouvrière devant la lutte historique du CIQI contre les pablistes, l'OCI s'aligna sur la SLL au Troisième congrès et vota son amendement. Mais il devint rapidement évident que l'OCI maintenait ses propres réserves sur des points importants.
En mai 1967, elle publia une déclaration qui remettait ouvertement en question ce qui avait été accompli au Troisième congrès mondial. Sous le prétexte d'établir un « bilan de l'activité du CI » depuis le Troisième congrès et de chercher « à ouvrir les discussions nécessaires pour résoudre les problèmes que la troisième conférence du CI n'a pas pu envisager, » l'OCI niait la continuité de la Quatrième Internationale. [28] [retraduit de l’anglais]
« Ayant déclaré la faillite de la direction pabliste, nous ne pouvons pas déclarer simplement que la Quatrième Internationale continue purement et simplement, le CI prenant la place du SI [Secrétariat international] pabliste, » affirmait le document de l'OCI, affirmant ensuite: « toute la vieille direction de la Quatrième Internationale a capitulé sous la pression de l'impérialisme et du stalinisme. »
La « crise pabliste a disloqué l'organisation de la Quatrième Internationale » poursuivait l'OCI, et elle a « accumulé les problèmes théoriques et politiques à résoudre ». Ce document allait jusqu'à déclarer: « Nous ne pouvons pas crier "le Roi est mort, vive le Roi". Nous devons lancer une discussion sur ces questions qui n'ont pas encore été abordées par le CI. » [29] [retraduit de l’anglais]
Le document se terminait par la déclaration : « En fait, la Quatrième Internationale a été détruite par la pression de forces de classes hostiles… Le CI n’est pas la direction de la Quatrième Internationale… Le CI est la force motrice pour la reconstruction de la Quatrième Internationale. » [29] [retraduit de l’anglais]
Toujours dans ce document, le pablisme était présenté d'une manière qui s'écartait complètement des précédentes analyses du Comité international. L'OCI n'accusait pas les pablistes de réviser le programme marxiste, en abandonnant la lutte pour l'indépendance politique de la classe ouvrière et en cherchant à liquider la Quatrième Internationale. Mais elle accusait les pablistes de maintenir « la conception d'une Quatrième Internationale aboutie, et de partis soumis à une hiérarchie pyramidale, avec des congrès mondiaux, des statuts ultra-centralistes, » L'OCI alla jusqu'à déclarer que Trotsky considérait que la Quatrième Internationale n’était « ni construite ni ne possédait de structure définitive. » [30] [retraduit de l’anglais]
Tout juste sortie de la controverse avec la Tendance spartakiste et Voix ouvrière, la SLL britannique fut prompte à saisir la signification de ces mots et rejeta avec vigueur la tentative de l'OCI de remettre en doute le rôle du Comité international. « L’avenir de la Quatrième Internationale est représenté par l'accumulation des expériences et de l'animosité de millions de travailleurs envers les staliniens et les réformistes qui trahissent leurs luttes », écrivit-il. « La Quatrième Internationale doit lutter consciemment pour prendre la direction de la classe ouvrière afin de répondre à ce besoin. […] Seule cette lutte contre le révisionnisme peut préparer les cadres à prendre la direction des millions de travailleurs entrés dans la lutte contre le capitalisme et contre la bureaucratie […] La lutte active contre le pablisme et la formation des cadres et des partis sur la base de cette lutte, c’est cela la vie de la Quatrième Internationale depuis 1952. » [31]
La SLL ne se limita pas à une défense de la continuité historique de la Quatrième Internationale. Elle démontra encore le lien entre les changements objectifs dans la lutte de classes et le scepticisme croissant de l'OCI. Confrontée à une radicalisation croissante des travailleurs et des jeunes dans le monde entier et à la faiblesse numérique de ses cadres, l'OCI cherchait un raccourci opportuniste lui permettant de gagner de l'influence sans mener une lutte laborieuse pour la conscience marxiste dans la classe ouvrière. Telle était la signification de ses allégations sur les pablistes, qui auraient été en faveur d'une Internationale « ultra-centraliste », et sur le fait que Trotsky aurait été en faveur d'une Internationale sans structures fermes, et de son insistance sur les faiblesses et les manques organisationnels du Comité international après le Troisième congrès mondial.
La SLL mettait donc l'OCI en garde : « La radicalisation des travailleurs avance rapidement en Europe occidentale, particulièrement en France [...] Il existe toujours dans ces étapes du développement le risque qu'un parti révolutionnaire réagisse à la situation, non d'une manière révolutionnaire, mais par une adaptation au niveau de lutte auquel les travailleurs ont été confinés de par leurs propres expériences sous la vieille direction – c’est-à-dire, à l'inévitable confusion initiale. De telles révisions du combat pour un parti indépendant et du Programme de transition sont généralement avancées sous le couvert d’un rapprochement avec la classe ouvrière, de l'unité de tous ceux qui luttent, du fait qu'il ne faut pas poser d'ultimatums, de l'abandon du dogmatisme, etc. [italique dans l'original]. » [32]
L'orientation opportuniste de l'OCI ressortait très clairement dans ses interprétations du « Front unique ». Ainsi, l'OCI écrivait: « Entre 1944 et 1951, il était habituel pour le PCI [le prédécesseur de l'OCI] d'envoyer des lettres au Bureau politique du Parti communiste français pour lui proposer un front unique, d'organisation à organisation. » Étant donné la faiblesse numérique du PCI, une telle politique n'était pas réaliste, selon eux-mêmes, puisque, « Quel secteur le PCI dirigeait-il qui aurait pu constituer la base d'un front unique entre lui et le PCF ? »
« Maintenant », poursuivait l'OCI, « notre politique de front unique est différente. Nous adressons les revendications des travailleurs avancés à la direction reconnue par la classe ouvrière (SFIO, PCF, directions syndicales); il est nécessaire de rompre avec la bourgeoisie et de réaliser le front unique de classe […] Nous rassemblons et organisons des couches de jeunes, d'ouvriers et de militants pour lutter en faveur du front unique. À travers ces luttes en faveur du front unique nous construisons l'OCI. » [33] [retraduit de l’anglais]
La SLL protesta fermement contre cette conception du « Front unique ». Elle insistait sur le fait que le parti, « Doit lutter ouvertement selon sa propre politique pour défier les directions politiques centristes et opportunistes de la classe ouvrière. » Lorsque « Le front unique est présenté comme une alternative, un raccourci, en opposition à la lutte pour une direction indépendante » cela détourne les travailleurs de la voie d’une direction révolutionnaire. « À ce moment de la crise mondiale, à ce moment de la lutte contre le révisionnisme, retirer toute l'insistance qui avait été mise sur la construction du Parti bolchevique revient à ouvrir immédiatement la porte à toute la pression de l'ennemi de classe. Le prétendu Front unique de classe est une forme de cette trajectoire dangereuse, de cette trajectoire désastreuse, [italique dans l'original] » prévenait la SLL. [34]
La SLL écrivit que, fondamentalement, la politique de l'OCI signifiait : « Le Front unique d'abord et, de ce fait, le parti passe au second plan. Nous rejetons cela. » Elle poursuivait : « Sous la forme proposée par l'OCI, c'est une préparation à la liquidation, aussi sûrement que la théorie pabliste de "l'entrisme sui generis", […] Dans les deux cas, l’essenceest l'abandon de l'importance centrale de la construction du parti révolutionnaire. [italique dans l'original] » [35]
Comme nous l'avons vu, l'OCI rejeta les critiques faites par la SLL. L’intervention de l'OCI dans les événements révolutionnaires de 1968 était, au contraire, fondée sur la ligne politique critiquée par la SLL, et, comme l'avait prédit la SLL, cette orientation entraîna finalement sa liquidation en tant que parti trotskyste.
La lettre du 19 juin 1967 fut la dernière critique approfondie de la ligne de l'OCI émise par la section britannique. Dans les années qui suivirent, la SLL ne fut pas en mesure de se livrer à une critique d'envergure de la ligne de l'OCI. Elle publia une série d'articles superficiels sur les événements de mai-juin 1968 par Tom Kemp, qui passa largement sous silence le rôle de l'OCI. Même si on peut justifier l'absence de critique publique de l'OCI en 1968, par le fait que cette dernière était encore membre officiel du Comité international, la SLL n'a pas non plus examiné les causes de la dégénérescence centriste de l'OCI après sa rupture avec leCIQIen 1971.
Une investigation de cette ampleur était d’une importance vitale pour armer politiquement et théoriquement les cadres du Comité international. Sa tâche aurait consisté à remonter bien au-delà des événements de 1968 et 1966 pour démontrer comment l'orientation centriste de l'OCI s'était développée et mettre en lumière les problèmes liés à une telle dégénérescence. Pourtant, la SLL contourna cette tâche en déclarant que les divergences politiques en question n'étaient que des manifestations secondaires de divergences philosophiques, et qu’on pouvait remplacer l’analyse concrète des questions politiques par une discussion abstraite des problèmes épistémologiques. Elle justifia sa rupture avec l'OCI exclusivement sur la base du rejet, par cette dernière, du matérialisme dialectique comme théorie marxiste de la connaissance.
Derrière cette dérobade de la SLL, il y avait des divergences dans ses propres rangs et dont la direction du parti ne voulait pas discuter. Une discussion ouverte, provoquée par le conflit avec l'OCI, aurait pu remettre en question ce qui avait été accompli au niveau pratique et organisationnel, et que la direction considérait comme plus important que la clarification politique.
Finalement, la SLL paya un prix très élevé pour son refus d'examiner la dégénérescence de l'OCI. Les problèmes politiques fondamentaux n'ayant pas été clarifiés, ils s’immiscèrent dans la SLL. En 1974, l'OCI fut à même de provoquer des tensions dans le Workers Revolutionnary Party (WRP – le successeur de la SLL) par l'intermédiaire d'Alan Thornett, responsable du travail syndical à la SLL puis au WRP. Au cours de la crise qui s'en suivit, le WRP perdit une bonne partie de ses membres dans les usines. À la fin des années 1970, le WRP avait adopté une trajectoire opportuniste de plus en plus proche de celle de l'OCI en France – surtout en ce qui concernait ses relations avec les syndicats, le Parti travailliste et les mouvements nationalistes dans les anciens pays coloniaux. Finalement, en 1985, le WRP éclata du fait de ses contradictions internes.
À suivre
Notes :
25. « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l’avant-garde, » La Vérité No. 540, février-mars 1968
26. Cité par Jean-Paul Salles in « La ligue communiste révolutionnaire, » Rennes 2005, p. 98
27. « Reply to the OCI by the Central Committee of the SLL, June 19, 1967, » in Trotskyism versus Revisionism, Volume 5, London 1975, pp. 107-132
28. « Statement by the OCI, May 1967 » in Trotskyism versus Revisionism, Volume 5, London 1975, p. 84
29. ibid. pp. 91-95
30. ibid. p. 92
31. « Reply to the OCI by the Central Committee of the SLL, June 19, 1967, » ibid. pp. 107-114
32. ibid., pp. 113-114
33. « Statement by the OCI, May 1967, » ibid. p. 95
34. ibid. pp. 123-24
35. ibid. p. 125