Les négociations avec le premier ministre catalan s'effondrent et l'Espagne s'apprête à imposer un régime militaire

Jeudi, un effort de dernière minute du premier ministre catalan, Carles Puigdemont, n'a pas réussi à empêcher l'invocation par Madrid de l'article 155, qui va dissoudre le gouvernement de Puigdemont et installer un régime non élu appuyé par l'armée en Catalogne suite au référendum catalan sur l'indépendance du 1er octobre dernier. 

Au moment où le sénat espagnol entamait un débat de deux jours sur l'approbation des mesures proposées par le premier ministre Mariano Rajoy contre la Catalogne, il y a eu l'annonce jeudi matin que Puigdemont déclencherait des élections en Catalogne afin de prévenir une déclaration d'indépendance de la Catalogne. Cela est survenu après une rencontre de 7 heures entre les responsables, les législateurs et les politiciens catalans, tenue pendant la nuit, afin de formuler une position commune sur l'article 155. Les politiciens du Parti socialiste espagnol (PSOE) ont indiqué que si des élections surprises étaient déclenchées en Catalogne, le PSOE pourrait laisser tomber son appui pour l'article 155.

Jeudi, après une rencontre avec le gouvernement catalan, le législateur Eduardo Reyes a dit aux médias que Puigdemont déclencherait des élections surprises. Peu après, Jordi Cuminal et Albert Batalla, deux législateurs du Parti démocrate européen catalan (PdeCAT) de Puigdemont, ont démissionné pour protester contre cette décision. Batalla a tweeté: «Je respecte la décision, mais je ne la partage pas du tout». Cuminal a tweeté: «Je ne partage pas la décision de déclencher des élections.» 

Les alliés de PDeCAT ont aussi exprimé leur désaccord. Les membres de l'exécutif de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), le partenaire de coalition de PDeCAT, ont dit que si Puigdemont déclenchait des élections surprises, ils quitteraient le gouvernement catalan.

Le Parti d'unité populaire (CUP), un parti pro-indépendance mené par le législateur Carles Riera, a dit: «Nous croyons que le seul scénario possible soit de faire une déclaration d'indépendance parce que c'est ce que le peuple a demandé. Ne pas le faire serait déloyal envers le peuple.» 

Au moment où des dizaines de milliers d'étudiants universitaires et des lycées descendaient dans la rue pour manifester contre l'article 155 et pour demander la libération des deux chefs séparatistes, Jordi Sanchez de l'Assemblée nationale catalane et Jordi Cuixart d'Omnium Cultural, Puigdemont a annoncé un discours public, pour ensuite le reporter à plusieurs reprises. De nombreux jeunes réunis à la Plaça Sant Jaume, le siège du gouvernement catalan, chantaient des slogans dénonçant la «traitrise» de Puigdemont.

Finalement, à 17h, Puigdemont a fait une apparition au palais gouvernemental et a lu une courte déclaration qui rejetait le déclenchement d'élections surprises. Il a dit: «Je n'ai aucune garantie qui justifierait, aujourd'hui, le déclenchement d'élections législatives.» Il a dit qu'il voulait appeler à des élections «d'une façon normale», mais que c’était impossible: même s'il avait exploré toutes les possibilités pour le dialogue, il a dit qu'il n'avait pas «reçu une réponse responsable du Parti populaire», le parti au pouvoir du premier ministre Mariano Rajoy.

Puigdemont n'a pas dit quelles étaient les «garanties» qu'il aurait dû recevoir pour déclencher des élections. Cependant, El Confidencial a cité des sources du gouvernement catalan qui disaient: «Les deux requêtes faites par Puigdemont se limitaient à obtenir la libération du président de l'ANC et d'Omnium Cultural – Jordi Sànchez et Jordi Cuixart – et de garantir que l'article 155 ne serait pas appliqué et que, conséquemment, il n'y aurait pas de suspension du gouvernement autonome de la Catalogne.»

Selon la même source, Madrid a seulement offert de suspendre la mise en oeuvre de 155, même si le sénat continuerait de débattre, d’adapter la loi et de voter pour la faire appliquer et prendre le contrôle du gouvernement catalan. Les chefs séparatistes Cuixart et Sánchez resteraient en prison.

En tenant compte que les débats étalés sur deux jours au parlement catalan et au sénat devaient se terminer hier, la situation politique en Espagne est explosive et le danger d’une répression militaire sanglante en Catalogne est bien réelle. Au sénat, l’article 155 devrait passer. Au parlement catalan, la coalition nationaliste catalane au pouvoir pourrait faire une déclaration unilatérale d’indépendance avant que le sénat n’approuve l’article 155. (NdT: C’est ce qui est arrivé hier. Tout juste après que le gouvernement catalan a déclaré l’indépendance, le sénat a voté l’article 155 et le gouvernement catalan est maintenant sous le contrôle de Madrid.)

Un facteur de plus en plus central dans la poussée de Madrid vers une intervention militaire en Catalogne, appuyée par l’Union européenne, est la crainte que le référendum sur l’indépendance de la Catalogne et la dure répression de la population catalane par la police le 1er octobre n’ait sérieusement affaibli l’autorité de la police et de l’État capitaliste espagnols.

El País explique que «les chefs politiques européens sont plus éloquents que jamais… que la Catalogne sera le précurseur d’un mouvement de division, qui va à l’encontre des efforts d’unification qui ont garanti le bien-être social et la paix en Europe après la fin de la Deuxième Guerre mondiale.»

El Español a dépeint la crise catalane comme une menace à la «paix sociale», disant que «le problème est que les [nationalistes catalans] ont beau invoquer la nature pacifique de leurs protestations, l’État ne peut pas rester les bras croisés, la fracture sociale existe déjà, et la nature instinctive de propagande et de victimisation peut déclencher des situations de tensions et de violence.» Dans cette situation, le quotidien demande au gouvernement d’être prêt à «réagir à tous les scénarios».

Il conclut en disant que si une telle situation arrive, «la priorité du gouvernement doit être de protéger la propriété et les personnes» plutôt que de s’inquiéter d’être qualifié d'«autoritaire».

La classe dirigeante est de plus en plus effrayée et indignée devant la croissance des protestations étudiantes et des sections toujours plus grandes de travailleurs, incluant les pompiers, les professeurs, les travailleurs des médias publics catalans et d’autres fonctionnaires, qui font des déclarations publiques montrant leur opposition à l’article 155. C’est ce qui est derrière les déclarations de la presse espagnole dénonçant les menaces à la «paix sociale» provenant de la Catalogne. Ils craignent aussi que l’opposition de masse puisse rapidement échapper au contrôle des partis bourgeois comme le PDeCAT, le CUP, ERC et des groupes séparatistes comme Omnium Cultural et l’ANC.

Après une décennie de crise sociale et économique profonde en Espagne et partout en Europe depuis le krach de Wall Street de 2008, l’élite dirigeante européenne est terrifiée par une nouvelle émergence de protestation de masse et d’opposition au militarisme, à l’austérité et à la dictature de l’aristocratie financière.

Le gouffre de classe entre les super riches qui domine la société et les masses de travailleurs toujours plus appauvries qu’ils exploitent est proche de l'explosion. Alors que le conflit entre Barcelone et Madrid atteint de nouveaux sommets, un rapport de la firme de consultant PwC a dit que la richesse totale des milliardaires espagnoles a augmenté de 10% en 2016, atteignant 124,7 milliards $, comparativement à 113,2 milliards $ les années antérieures. Cette richesse est partagée entre 25 personnes.

C’est pourquoi Rajoy parie sur une tentative de restructurer radicalement les relations de classe en Espagne, imposant la loi martiale en Catalogne et potentiellement un État d’urgence dans toute l’Espagne tout en faisant la promotion du nationalisme espagnol afin de pousser la politique officielle beaucoup plus à droite.

De façon similaire, l’Union européenne appuie Rajoy et l’invocation de l’article 155 au moment où les puissances européennes cherchent toutes à opérer un tournant similaire et à promouvoir l’Union européenne sur la scène mondiale comme un bloc impérialiste unifié pouvant rivaliser avec l’impérialisme américain et les puissances émergentes comme la Chine et l’Inde.

Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a dit à la télévision portugaise: «En Catalogne, ce n’est pas un problème de droits de l’homme, parce que les citoyens catalans… ne sont pas opprimés par l’Espagne.» Il ajoute que pour l’Union européenne, «la plus grande menace est le nationalisme. Il y a un besoin urgent de faire tout ce qui est possible afin que l’Europe ait du pouvoir et le nationalisme est un poison qui empêche l’Europe d’agir ensemble et de jouer un rôle important dans les affaires mondiales.»

(Article paru en anglais le 27 octobre 2017)

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