Pendant que Washington et Moscou convenaient mercredi de prolonger un accord de cessez-le-feu durant encore 48 heures, les déclarations des huiles civiles et en uniforme du Pentagone ont soulevé des questions sérieuses quant à savoir si les haut-gradés de l’armée américaine sont prêts à se conformer à l’accord.
Derrière ces divisions il y a non seulement des préférences tactiques divergentes pour la poursuite des intérêts impérialistes américains en Syrie, mais aussi des questions beaucoup plus graves au sujet des tensions militaires croissantes entre les États-Unis et la Russie elle-même.
L’accord de trêve, qui est entré en vigueur lundi, fut négocié entre le ministre américain des affaires étrangères John Kerry et le russe Sergueï Lavrov lors de pourparlers prolongés à Genève à la fin de la semaine dernière. Il appelle à un cessez-le-feu de sept jours, à être renouvelé toutes les 48 heures dans la mesure où il y a une cessation des violences.
Après cela, les forces américaines et russes commenceraient à coordonner leurs opérations en Syrie, mettant en place un « centre conjoint de mise en œuvre » et le partage des renseignements de ciblage pour les frappes contre à la fois l’État islamique (ÉI) et le Front al-Nusra, affilié d’Al-Qaïda en Syrie, qui s’est récemment rebaptisé Jabhat Fatah al-Sham, ou Front pour la Conquête de la Syrie.
L’accord a ravivé les vives tensions au sein du gouvernement Obama au sujet de la guerre par procuration de l’impérialisme américain pour le changement de régime en Syrie. Ces divisions ont violemment fait surface précédemment sur le fait que le président Barack Obama n’a pas utilisé une plus grande puissance militaire pour faire respecter sa demande que le président Bachar al-Assad quitte le pouvoir et, en particulier, en septembre 2013, après que les États-Unis ont reculé après leur menace de mener un assaut « Shock-and-awe » (choc et effroi) sur Damas avec comme prétexte la fausse accusation selon laquelle le gouvernement Assad aurait utilisé des armes chimiques contre des civils. Washington préféra accepter un accord négocié par la Russie pour le désarmement chimique de la Syrie.
Plus récemment, quelque 50 fonctionnaires du ministère des affaires étrangères ont émis une note de dissidence interne en juin, demandant que les États-Unis lancent des frappes aériennes contre le gouvernement syrien, prétendument comme moyen de mettre un terme à l’effusion de sang des cinq ans de guerre que Washington lui-même a provoqués pour obtenir un changement de régime.
Les désaccords actuels sont beaucoup plus inquiétants, cependant, opposant les commandants militaires d’active américains à la politique du gouvernement, ce qui pose implicitement un défi au principe constitutionnel du contrôle civil de l’armée.
Selon un rapport publié mercredi dans le New York Times, le secrétaire américain à la Défense Ashton Carter a été le premier à exprimer l’opposition de l’armée la semaine dernière lors d’une conférence téléphonique dans laquelle Kerry préconisait l’acceptation de l’accord avec la Russie. Kerry « est devenu de plus en plus frustré » au fur et mesure que le débat se prolongeait pendant des heures avant qu’Obama ait finalement approuvé l’accord, a rapporté le Times.
Même après que l’administration a décidé de cette politique, les commandants supérieurs en uniforme ont ouvertement exprimé des réserves, sinon une opposition catégorique.
Interrogé dans une téléconférence de presse si les militaires se conformeraient aux termes de l’accord et partageraient des renseignements avec les Russes après la fin de la trêve de sept jours, le lieutenant général Jeffrey Harrigian, le commandant du Commandement central des forces aériennes des États-Unis, qui dirige la campagne de bombardements en Irak et en Syrie, a répondu : « Je pense que… il serait prématuré de dire que nous allons sauter en plein dedans. Et je ne dis pas oui ou non. La décision de l’armée va dépendre de ce que le plan sera finalement », a-t-il indiqué.
Harrigian a dit des Russes, « Je ne vais pas dire que je leur fais confiance ».
Cette position a été soutenue par le général Philip Breedlove, qui a quitté le poste de Commandant suprême des forces alliées de l’OTAN en mars dernier seulement. « Je reste sceptique sur quoi que ce soit à voir avec les Russes », a-t-il déclaré au Times dans un entretien. « Il y a beaucoup de préoccupations au sujet de ce que nous ferons là où nos gens se trouvent ».
Par « nos gens », Breedlove faisait apparemment référence aux diverses milices islamistes que Washington, en collaboration avec ses alliés régionaux, l’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar, a payées et armées. L’une des principales pierres d’achoppement de l’accord de cessez-le-feu est que les États-Unis sont censés faire en sorte que leurs forces par procuration se séparent des forces d’Al-Qaïda avec lesquelles elles sont alliées et desquelles, dans de nombreux cas, elles sont indiscernables.
Le ministère russe des Affaires étrangères a rapporté que dans une conversation téléphonique avec Kerry mercredi, Lavrov « a souligné que Washington devrait tenir sa promesse d’écarter les groupes de ‘l’opposition modérés’ des groupes de l’ancien Front al Nosra et d’autres qui ont littéralement fusionné avec celui-ci. » Ces forces par procuration ont exprimé leur opposition à une telle séparation et il est loin d’être clair qu’ils puissent survivre sans être intégrés aux milices d’al-Qaïda, qui constituent l’épine dorsale des soi-disant « rebelles ».
Ces déclarations ont été suivies mercredi d’un discours prononcé à l’Institut pour l’étude de la guerre à Washington par un général de l’armée, Joseph Votel, le commandant du Commandement central des États-Unis, qui a exprimé des réserves similaires au sujet de l’accord de cessez-le-feu syrien.
« Nous devons voir comment cela va se présenter d’abord […] voir la direction que ça va prendre […] si oui ou non cela se matérialisera effectivement, je ne sais pas », a déclaré Votel. Il a ajouté : « Il y a un déficit de confiance avec les Russes. Leurs objectifs ne sont pas clairs pour nous. Ils disent une chose et puis ils ne s’y conforment pas forcement. »
Des sentiments similaires ont été exprimés la veille dans un discours prononcé devant le Conseil de l’Atlantique par le sous-secrétaire de la Défense pour le renseignement Marcel Lettre, qui a mutilé la traduction anglaise du proverbe russe répété sans cesse par Ronald Reagan au cours des négociations avec l’Union soviétique dans les années 1980 sur les traités d’armes nucléaires.
« Méfiance mais vérification », a déclaré Lettre. « Cela peut s’appliquer un petit peu dans ce cas ». Il a convenu que les « services de renseignement et le ministère de la Défense soutiennent fortement le nouvel accord, » tant que « les étapes se déroulent selon notre façon de voir les choses ».
En réponse à ce roulement des tambours d’opposition militaire, Kerry a prononcé une modeste défense de l’accord qu’il a négocié dans un entretien avec la National Public Radio mercredi insistant pour dire qu’Obama soutient l’accord et est prêt à le mettre en œuvre.
« Eh bien, le président des États-Unis est prêt et je pense que l’armée sera donc prête », a-t-il dit. « Personne ne demande aux gens d’abroger nos principes, mais il est important pour nous de respecter notre engagement dans l’accord ».
Le ministre américain de la défense « pense » que le Pentagone est prêt à se conformer à un accord approuvé par le président américain, tout en soulignant qu’il ne demande pas aux huiles militaires d'« abroger leurs principes. » Les remarques de Kerry expriment les relations réelles au sein de l’appareil d’État américain, l’influence prépondérante de l’immense appareil militaire et de renseignement et sa capacité à exercer de fait un droit de veto sur les responsables civils élus du pays.
Si Kerry et les militaires sont à couteaux tirés, c’est lié aux priorités contradictoires dans la poursuite par les États-Unis de leur politique impérialiste à l’échelle mondiale. Le soutien de Kerry et d’autres pour le cessez-le-feu n’est motivé par aucun souci humanitaire pour l’effusion de sang en Syrie, mais par leur désir d’utiliser la collaboration avec la Russie comme un moyen de sauver au moins une partie des forces par procuration qu’ils ont soutenues, lesquelles sont au bord d’une déroute complète aux mains des forces gouvernementales soutenues par la Russie. Ils espèrent pouvoir employer une combinaison de diplomatie et de menaces militaires pour faire pression sur Moscou de sorte qu’il se résigne à quelque chose qui ressemblerait au changement de régime que Washington a recherché avec son intervention sanglante en Syrie au cours des cinq dernières années.
Pour leur part, les couches décisives du commandement militaire américain se concentrent de plus en plus sur les préparatifs d’un conflit militaire direct avec la Russie. Des réserves concrètes ont été soulevées quant aux partage des informations permettant de viser des cibles de l’État islamique et du Front al Nosra – en dehors du fait que ce sont les principaux combattants soutenus par les États-Unis pour renverser le régime – car cela pourrait fournir à la Russie des renseignements sur les protocoles militaires des États-Unis que Moscou pourrait utiliser pour se défendre contre des frappes aériennes en Russie ou dans son voisinage proche.
Dans des conditions où les États-Unis renforcent leurs forces depuis l’Europe orientale et les anciens États baltes jusqu’à la mer Noire dans un encerclement de la Russie de plus en plus agressif, c’est devenu une préoccupation majeure.
L’hystérie anti-russe générée par les médias capitalistes américains – avec en tête le New York Times – au sujet d’une implication supposée du Kremlin dans le piratage du Parti démocrate et d’allégations que Donald Trump serait manipulé par Poutine est entièrement liée à ces préparatifs de guerre.
L’émergence de divisions entre l’armée et le gouvernement Obama sur l’accord convenu avec Moscou sur la Syrie constitue un avertissement urgent que le risque de guerres encore plus sanglantes, et même d’une conflagration nucléaire, ne cesse de croître.
(Article paru en anglais le 15 septembre 2016)