Sous prétexte de « renforcer la sécurité de la Turquie en chassant les groupes terroristes de la frontière et maintenir l’intégrité territoriale de la Syrie », l’armée turque a lancé une escalade majeure de la guerre en Syrie, mercredi, avec une opération transfrontalière baptisée Euphrate Shield (Bouclier de l’Euphrate).
Des unités turques ont commencé leur assaut sur l’État islamique (ÉI) et les milices kurdes à 4 heures, heure locale, appuyées par des chars et soutenues par des bombardements d’artillerie intensifs et des frappes aériennes, y compris l’appui aérien de la coalition menée par les États-Unis. Cette incursion est la première, depuis novembre dernier, lorsque la Turquie a abattu un avion de guerre russe près de la frontière turco-syrienne, où des avions de combat turcs ont frappé à l’intérieur de la Syrie.
L’invasion survient seulement quelques jours après que la ville turque de Karkamış du côté syrien de la frontière fut visée par une série d’obus de mortier. Les autorités turques ont évacué des milliers d’habitants.
Il y a également eu un certain nombre d’attaques de l’ÉI en Turquie au cours des deux dernières années, entraînant la mort de centaines de civils. L’ÉI est le principal suspect dans une explosion mortelle samedi dernier lors d’un mariage dans la province sud-est de Gaziantep qui a fait 54 morts. Après l’attentat suicide, le gouvernement turc a promis de « chasser complètement de la frontière turque » les éléments terroristes.
L’Opération Bouclier Euphrate implique l’invasion de la Syrie et l’établissement d’une zone tampon, en violation flagrante de la souveraineté syrienne. Cela a depuis longtemps été préconisé par le gouvernement turc et, à plusieurs reprises, par les alliés de l’OTAN. La candidate présidentielle démocrate américaine Hillary Clinton appelle à l’imposition d’une « zone de sécurité » en Syrie comme moyen de se tailler une base d’opérations dirigées surtout contre le régime du président Bachar al-Assad soutenu par l’Iran et la Russie.
Le vice-premier ministre turc Numan Kurtulmus avait dit plus tôt cette semaine que des propositions visant à établir une « zone sécurisée », une zone tampon sous contrôle international, devraient être considérées à nouveau.
L’escalade turque augmentera fortement les tensions dans une situation déjà instable et explosive, où les États-Unis, les grandes puissances européennes, l’Iran, la Russie et la Chine interviennent tous pour soutenir des factions concurrentes dans la guerre syrienne.
Une fois l’invasion lancée, il est devenu clair que Washington la soutenait. Alors que la situation reste extrêmement fluide, il apparaît que le gouvernement Obama, après avoir endommagé ses relations avec la Turquie en soutenant tacitement le coup d’État militaire du 15 juillet contre le président turc, Recep Tayyip Erdogan, tente de reconstruire ses liens avec Ankara au détriment des milices kurdes qu’il soutenait.
Le vice-président américain Joseph Biden est arrivé à Ankara au moment où l’invasion de la Syrie se déroulait. Après avoir réitéré sans aucune crédibilité l’affirmation de Washington, selon laquelle il « n’avait pas eu connaissance à l’avance » du coup d’État, il a déclaré le soutien du gouvernement américain pour l’invasion par Ankara de la Syrie et a approuvé ses objectifs clés.
Lors d’une conférence de presse avec le Premier ministre turc Binali Yildirim, Biden a insisté pour que les forces kurdes syriennes se plient aux exigences turques et retournent à la rive orientale de l’Euphrate si elles voulaient continuer à recevoir le soutien des États-Unis. « Nous avons indiqué très clairement qu’elles doivent retraverser le fleuve. Elles ne peuvent pas et ne vont pas, en aucun cas, obtenir le soutien américain si elles ne respectent pas cet engagement », a-t-il dit.
Les responsables russes, qui avaient cherché à développer des liens plus étroits avec le régime turc suite au coup d’État manqué, ont exprimé leur préoccupation face à l’escalade militaire. Le ministère russe des Affaires étrangères a averti que l’opération aérienne et terrestre de la Turquie pourrait conduire à « une dégénérescence amplifiée de la situation dans la zone de conflit » et à « des poussées des tensions inter-ethniques entre les Kurdes et les Arabes ».
Le régime d’Assad et les milices kurdes syriennes ont dénoncé l’invasion. Le ministère syrien des Affaires étrangères a déclaré qu’il « condamne la traversée de la frontière turco-syrienne par des chars turcs et des véhicules blindés vers la ville de Jarabulus, avec une couverture aérienne de la coalition menée les États-Unis, et [qu’il] considère qu’elle représente une violation flagrante de la souveraineté syrienne ».
Une source du ministère des Affaires étrangères a ajouté : « Toute partie qui souhaite lutter contre le terrorisme sur le sol syrien doit se coordonner avec le gouvernement syrien et l’armée […] Ce qui se passe dans Jarabulus maintenant n’est pas un combat contre le terrorisme. Au contraire, on remplace une forme de terrorisme par une autre ".
Les milices kurdes, qui ont une nouvelle fois été trahies par leurs soutiens impérialistes américains, fournissent encore un autre exemple de la faillite de leur orientation nationaliste bourgeoise et de leur dépendance à l’égard de l’impérialisme. Redur Xelil, porte-parole des Unités de protection du peuple (YPG), la milice kurde opérant en Syrie, s’est plaint du fait que l’action de la Turquie était une « agression flagrante dans les affaires intérieures syriennes », tandis que l’homme politique kurde syrien Aldar Xelil a dit que l’opération était une « déclaration de guerre » aux administrations autonomes kurdes dans le nord de la Syrie.
Dans une tentative de justifier l’incursion, les autorités turques se sont référées aux résolutions des Nations Unies appelant à un combat contre l’ÉI. Ils ont dit que la Turquie s’engageait dans un acte de « légitime défense consacré par la Charte des Nations Unies ».
Le président turc Erdogan a déclaré : « En ce moment, malheureusement, toutes les attaques qui ont eu lieu à Gaziantep et Kilis […] ont amené cette question à ce stade ». Se référant au sommet sur la sécurité turque de samedi dernier, Erdogan et les responsables turcs ont indiqué qu’ils avaient décidé qu’il « leur faut résoudre le problème ».
Lors d’une conférence de presse à Ankara seulement quelques heures après l’invasion, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu a déclaré que le but de l’opération était de dégager l’ÉI de la frontière sud. Le ministre turc de l’Intérieur Efkan Ala a souligné que l’opération se poursuivrait jusqu’à ce que la « menace terroriste à notre frontière soit éliminée ».
Les autorités turques ont également insisté sur le fait que la Turquie n’envahissait pas la Syrie seule, mais opérait en coordination avec la coalition menée par les États-Unis et en appui des combattants de l’Armée syrienne libre (FSA) visant à reprendre à l’ÉI la ville de Jarabulus au nord de la Syrie.
Cependant, le but de l’invasion turque ne se limite pas à chasser l’ÉI de Jarabulus. L’Opération Bouclier de l’Euphrate est une frappe préventive pour bloquer toute tentative par les milices kurdes syriennes de capturer Jarabulus avant que l’armée syrienne libre (FSA) ne soit en mesure d’en prendre le contrôle. Ne faisant aucune distinction entre l’ÉI et les YGP, Ankara a renforcé ses mandataires FSA contre les milices kurdes syriennes, la force dirigeante de la soi-disant alliance des forces démocratiques de la Syrie (SDF) soutenue par les États-Unis.
L’influence croissante en Syrie du Parti de l’union démocratique kurde (PYD) et le déplacement sur la rive ouest de l’Euphrate de son aile militaire, le YPG, plus tôt ce mois-ci ont alarmé Ankara, qui craint la mise en place d’une région kurde autonome soutenue par les États-Unis dans la région de la frontière syro-turque. Hier, suite au début de l’invasion, le ministre des Affaires étrangères Cavusoglu a appelé les forces kurdes syriennes à revenir à la rive orientale de l’Euphrate. « Les États-Unis soutiennent également cela […] Je dis très clairement que nous ferons ce qui est nécessaire », a-t-il déclaré.
La semaine dernière, après que des avions de guerre syriens ont bombardé les forces kurdes soutenues par les États-Unis dans la ville d’Hasakeh au nord de la Syrie, et que Washington a menacé de répondre en attaquant le régime syrien, la Turquie a lancé des barrages d’artillerie à la fois contre l’ÉI et les combattants kurdes près de Jarabulus.
Les partis de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti du Mouvement Nationaliste (MHP) d’extrême-droite soutiennent l’invasion turque. Lors d’une conférence de presse après une réunion du Conseil exécutif central, la porte-parole et vice-présidente du CHP Selin Sayek Boke a exprimé le soutien de son parti pour l’opération Bouclier de l’Euphrate, tout en critiquant le Parti de la justice et du développement (AKP) pour avoir attendu si longtemps pour attaquer l’ÉI à la fois à l’intérieur et en dehors de la Turquie. Le MHP est largement connu comme le principal défenseur d’une invasion des régions kurdes du nord de la Syrie et d’Irak.
(Article paru en anglais le 25 août 2016)