La Turquie poursuit son invasion de la Syrie

Soutenus par l’US Air force et des « conseillers » militaires américains, les soldats turcs ont poursuivi leur invasion du nord de la Syrie jeudi. 

L'Opération « Bouclier de l'Euphrate » est nécessaire selon Ankara pour prendre la ville de Jarablus aux forces de l'Etat islamique et repousser les Unités de protection du peuple kurde en Syrie (YPG) à l'est de l'Euphrate. En réalité, l'opération militaire constitue une escalade majeure de l'opération de changement de régime soutenue par les Etats-Unis, visant à renverser le gouvernement de Bachar al-Assad, menace de plonger toute la région dans la guerre et d'y impliquer les grandes puissances. 

Cela fut étayé mercredi par un communiqué publié par la Maison Blanche en réponse à une enquête parrainée par l'ONU affirmant que les forces d'Assad avaient mené deux attaques à l’aide d’armes chimiques ces deux dernières années. Même si l'enquête a jugé impossible d'identifier le responsable des attaques chimiques dans six des neuf cas examinés, le porte-parole de la Maison Blanche et du Conseil national de sécurité, Ned Price, déclaré sans vergogne dans un communiqué, « Il est désormais impossible de nier que le régime syrien a utilisé à plusieurs reprises du chlore industriel comme arme contre son propre peuple en violation de la Convention sur les armes chimiques et de la Résolution 2118 du Conseil de sécurité de l'ONU ». 

Le gouvernement Obama a maintes fois exploité des allégations fabriquées d'utilisation d'armes chimiques afin d'augmenter la pression sur le régime Assad et de créer un prétexte pour la guerre. Plus tôt ce mois-ci, des affirmations non vérifiées d'une attaque au gaz de chlore par le gouvernement dans la province d'Idlib ont été largement répandues, alors que des attaques chimiques, confirmées, des forces de l'opposition contre des civils à Alep ont été ignorées.

Washington s’est trouvé au bord de la guerre totale avec le régime Assad en août 2013 après qu’on a concocté une campagne montée de toutes pièces prétendant que le gouvernement syrien avait lancé une attaque à l'arme chimique à Gouta près de Damas, une fabrication révélée par une enquête subséquente du journaliste Seymour Hersh. Une partie importante de l'establishment politique et militaire des États-Unis n'a jamais pardonné à Obama d’avoir décidé d'abandonner l'intervention directe des États-Unis.

Comme on pouvait s'y attendre, Price n'a fait aucune mention des atrocités commises par les soi-disant forces islamistes modérées financées et armées en Syrie par la CIA et l’armée américaine. Au cours de la guerre de changement de régime initiée par les États-Unis, la population syrienne (22 à 24 millions d’habitants) est descendue à 17,1 millions dont 12,2 millions ont besoin d'aide humanitaire et 8,7 millions sont des réfugiés déplacés à l'intérieur. 4,8 millions de Syriens ont en outre été enregistrés par l'ONU en juillet en tant que réfugiés à l'étranger. 

Le soutien des États-Unis à l'invasion turque, y compris celle du vice-président Joseph Biden, en visite en Turquie le jour où elle a été lancée, aggrave encore une situation politique et militaire hautement explosive au Moyen-Orient. Un peu plus d'un mois s’est écoulé depuis qu’un coup d'Etat soutenu par les USA a cherché à renverser le gouvernement Erdogan à Ankara, en partie motivé par les tentatives du président turc de retisser des liens avec la Russie et l'Iran. Ces tensions ont été révélées mercredi alors que Biden était interrogé sur l'extradition de l'imam turc Fathullah Gülen, qui vit en Pennsylvanie et qu’Erdogan accuse d'avoir orchestré la tentative de coup du 15 juillet.

Il est clair que le soutien de Washington à l'invasion turque vise à créer les conditions d'une intervention plus large pour renverser le régime d’Assad. La Turquie veut établir une zone sous son contrôle dans le nord de la Syrie, le long de la frontière turque, afin de bloquer l'émergence d'une zone contrôlée par les Kurdes. Mais la saisie de territoire syrien en violation du droit international prépare le terrain à un choc direct ou une attaque organisée impliquant les forces d'Assad qui servirait de justification à une intervention plus large de l'OTAN. Cela accroîtrait la probabilité d'une guerre avec la puissance nucléaire qu’est la Russie, qui est intervenue en Syrie l'an dernier pour défendre sa seule base militaire hors de l'ex-Union soviétique et soutenir son principal allié dans la région.

Quelques jours seulement avant l'intervention turque, les Etats-Unis ont accusé le régime d'Assad d’avoir bombardé une zone proche d’un endroit où des forces spéciales américaines opéraient en appui à la milice kurde des YPG combattant l’Etat islamique (EI) dans la ville de Hasakeh. Le général Stephen Townsend, commandant militaire de l'armée américaine en Irak et en Syrie, a par la suite averti que les forces américaines se défendraient si elles se trouvaient menacées, une menace tacite qu’elles ouvriraient le feu contre les forces gouvernementales syriennes, ou leurs alliés russes.

Townsend a également dévoilé des plans pour intensifier les frappes aériennes des États-Unis en Syrie et en Irak en soutien à leurs forces locales par procuration essayant de reprendre Mossoul et Raqqa à l’EI.

Le ministère russe de la Défense a rapporté vendredi que deux navires russes en Méditerranée ont tiré pour la première fois des missiles de croisière à longue portée contre des cibles djihadistes en Syrie. Cela suit de près l'utilisation par Moscou de bases aériennes iraniennes pour ses frappes aériennes en Syrie.

La politique de Washington en Syrie et dans la région en général est pleine de contradictions. Ses efforts de rapprochement avec Ankara risquent de saper sa politique antérieure en Irak et en Syrie consistant à compter sur les milices kurdes auxquelles les Etats-Unis et leurs alliés ont fourni, en tant que collaborateurs clés dans la lutte contre l'EI, de vastes quantités d’armes et de l’entraînement. Que cela puisse avoir des conséquences explosives au-delà de ces deux pays en attisant d’avantage la guerre civile qui fait déjà rage en Turquie s’est montré mercredi, lorsque le chef du Parti républicain du peuple (CHP), d'opposition, a évité de justesse deux tentatives d'assassinat d’activistes du Parti des travailleurs kurdes (PKK).

Même les conséquences immédiates de l'incursion turque restent difficiles à prévoir. Les responsables turcs et occidentaux ont affirmé jeudi que les forces des YPG à l'ouest de l'Euphrate avaient commencé à se retirer, mais les représentants kurdes contactés par AP ont refusé de le confirmer. La Turquie aurait donné aux forces kurdes un délai d'une semaine pour le faire.

Tard jeudi, les forces turques auraient ouvert le feu sur les unités des YPG soutenues par les Etats-Unis au sud de Jarablus, l'agence de presse Anadolu parlant de coups de semonce. L'Observatoire syrien pour les Droits de l'homme a rapporté que les YPG avaient avancé de huit kilomètres vers le nord dans une action visant à préempter des gains territoriaux de rebelles syriens soutenus par la Turquie. Le colonel Ahmad Osman, chef du Groupe Sultan Mourad combattant aux côtés de la Turquie, a menacé explicitement une confrontation directe avec les YPG si ces derniers ne battaient pas en retraite. « Nous n’avons pas l’intention actuellement de les affronter, mais si nous devons les affronter, nous le ferons, » a-t-il déclaré à Reuters.

Des affrontements impliquant des troupes turques et les milices kurdes pourraient rapidement faire que le conflit syrien, qui a déjà fait dans les 400.000 morts, déborde en Turquie; ce pays est membre de l'OTAN et accueille des déploiements importants de forces américaines et d'autres pays et leurs armements.

La perspective très réelle d'une guerre régionale dégénérant rapidement et dans laquelle les grandes puissances s’engageraient est le résultat de plus d'un quart de siècle de guerre de l'impérialisme américain et de ses alliés au Moyen-Orient, en commençant par la guerre du Golfe de 1991contre l' Irak. Les divisions sectaires s’enflammant en Syrie et dans la région et la destruction de sociétés entières trouvent leur origine dans la campagne irresponsable de Washington pour assurer son hégémonie sur la plus importante région pétrolifère du monde, au détriment de ses rivaux géopolitiques, la Russie et la Chine surtout.

Les médias américains ont réagi à la dernière escalade de violence militaire au Moyen- Orient en intensifiant leur campagne de propagande en faveur d’une guerre totale. Deux articles du New York Times écrits par deux de ses plus célèbres bellicistes, Roger Cohen et Nicholas Kristof, ont tenté de recouvrir les intérêts prédateurs impérialistes de Washington d’un vernis de propagande «humanitaire».

Cohen a dénoncé Obama pour avoir refusé d'intervenir de façon plus agressive en Syrie et a fait porter la responsabilité de la guerre civile sanglante exclusivement au président russe Vladimir Poutine et à Assad. Déplorant qu’Obama n’ait pas lancé la guerre en Syrie en 2013 après les allégations fabriquées d’emploi d’armes chimiques, Cohen a déclaré: « Rien ne pourrait être pire en Syrie que la situation obtenue actuellement. Les avions cracheurs de bombes d'Assad et ses aérodromes auraient dû être anéantis tout au début de la guerre, avant l’EI. La ligne rouge aurait dû être respectée ».

Dans un article écœurant d'hypocrisie humanitaire, Kristof a assimilé le régime d'Assad à l'Allemagne nazie, affirmant: «Aujourd'hui, à notre honte, Anne Frank est une fille syrienne » et a exhorté Obama « à faire davantage pour essayer d'arrêter le massacre en Syrie. »

Ces adeptes impérialistes des Droits de l’homme ignorent le fait que de tels prétextes éculés ont été invariablement employés pour légitimer une vaste escalade de violence militariste sous leadership américain, qui a coûté la vie à des millions d'hommes, de femmes et d'enfants dans la région et au-delà. Cela ne semble d’ailleurs pas troubler Cohen ni Kristof que les alliés de Washington dans le bain de sang syrien soient des forces extrémistes islamistes qui, il y a encore un mois, étaient la section syrienne officielle du réseau terroriste al-Qaida.

(Article paru en anglais le 26 août 2016)

Loading