Lors de sa première conférence de presse depuis qu'il a gagné les élections fédérales du 19 octobre et qu'il est devenu le premier ministre du Canada, le chef du Parti libéral, Justin Trudeau, a reculé sur une de ses principales promesses électorales: le retrait des avions de combat CF-18 des missions de bombardements en Irak et en Syrie.
Lorsqu'on lui a demandé un échéancier de retrait, Trudeau a éviter de répondre directement à la question en indiquant simplement que son gouvernement agirait de manière «responsable». Il a poursuivi en indiquant que même si la promesse des Libéraux est respectée, l'armée canadienne demeurera un élément clé de la coalition menée par les États-Unis qui combat les forces de l'État islamique, mais dont le véritable but est de remplacer le régime syrien de Bashar al-Assad par un gouvernement plus soumis aux intérêts occidentaux.
Les libéraux ont toujours associé leur appel à mettre un terme à la mission de combat des Forces armées canadiennes à la promesse d'impliquer encore plus l'armée canadienne dans l'entraînement des forces utilisées en sous-main en Irak, tout en augmentant son financement pour des raisons «humanitaires».
Les relations canado-américaines ont été le principal thème de la conférence de presse d'une demi-heure de Trudeau. Le Premier ministre élu a souligné le fait qu'il avait déjà eu un entretien téléphonique cordial avec le Président Obama, et qu'une priorité de son gouvernement serait de renforcer les liens avec Washington.
En refusant de dire quand la mission de bombardement prendra fin, Trudeau répond à un malaise dans la classe dirigeante face à toute suggestion de réduire le rôle du Canada dans la guerre au Moyen-Orient. Jeudi dernier, le Globe and Mail a publié un éditorial cinglant dans lequel il encourage fortement Trudeau à expliquer son raisonnement derrière son engagement à retirer les CF-18.
L'ambassadeur américain au Canada, Bruce Heyman, a fait savoir que l'administration Obama n'avait pas perdu espoir de persuader Ottawa à continuer sa participation dans les raids aériens. «Je ne veux pas nécessairement prédire ce qui va se passer», a dit Heyman à Peter Mansbridge, le présentateur-vedette de CBC. «Il n'a pas encore formé son gouvernement et on aimerait pouvoir s'asseoir avec le gouvernement et discuter du caractère général de la coalition et de ce que nous voulons accomplir.»
D'importantes sections de l'élite dirigeante canadienne se sont ralliées à Trudeau et à ses libéraux pendant la campagne électorale parce qu'ils craignaient que la décennie d'austérité et de réaction sociale de Stephen Harper avait fait de son gouvernement conservateur un point de ralliement de l'opposition sociale grandissante. Elles étaient aussi de plus en plus frustrées par l'incapacité du gouvernement Harper à mener à terme des éléments clés de son programme, y compris de protéger et de cultiver la «relation spéciale» du Canada avec Washington.
Depuis 1940, les États-Unis ont été le partenaire stratégique et militaire le plus important du Canada. Le Canada a joué un rôle clé dans la fondation de l'OTAN et, sous l'entente de 1958 qui a fondé NORAD, il a accepté d'intégrer pleinement les systèmes de défense aérienne des deux pays.
Dans les années 1980, avec l'effondrement du boom d'après-guerre, la montée du protectionnisme aux États-Unis et la formation de blocs commerciaux régionaux, le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney, avec l'appui des sections les plus puissantes du capital canadien, a abandonné la «Politique nationale» traditionnelle du Canada pour forger un accord de libre-échange avec les États-Unis.
Dans les années 1990 et au début des années 2000, sous le dernier gouvernement libéral, la coopération canado-américaine a été renforcée dans plusieurs domaines. L'implantation de l'ALÉNA, qui a amené le Mexique dans les accords de libre-échange canado-américains, a eu lieu lors des premières années du gouvernement de Jean Chrétien. Les libéraux de Chrétien ont envoyé l'armée canadienne combattre dans les guerres menées par les États-Unis en Yougoslavie et en Afghanistan.
Dans la foulée du 11-Septembre, les libéraux ont aussi supervisé une vaste expansion de la collaboration transfrontalière entre les agences d'espionnage canadiennes et américaines. Les services secrets canadiens ont été intégrés encore plus au réseau d'espionnage mondial dirigé par la NSA et ont participé activement aux programmes de torture et d'extradition des États-Unis.
Le développement de cette collaboration s'est poursuivi tout autant sous Harper. Son gouvernement a augmenté la coopération entre les services de renseignement et a fait du Canada le plus proche allié des États-Unis dans leurs offensives économiques, géopolitiques et militaires à travers le monde: en Europe de l'Est contre la Russie; en Asie-Pacifique contre la Chine; et au Moyen-Orient.
Cependant, l'élite dirigeante s'inquiète depuis quelques années de l'incapacité de Harper d'influencer Washington et des reproches inutiles qu'il adressait à l'administration Obama, y compris en répétant les positions du premier ministre israélien d'extrême droite, Benjamin Netanyahou, sur le «processus de paix» entre l'Iran, Israël et la Palestine.
L'exemple qui est revenu le plus souvent pour montrer que Harper ne pouvait défendre adéquatement les intérêts stratégiques du Canada a été son incapacité d'obtenir l'appui des États-Unis pour l'oléoduc Keystone XL. Harper a été critiqué pour son ton belligérant (il avait dit entre autres que dans le cas de l'oléoduc «la question ne se pose même pas» tellement cela allait de soi), et pour avoir refusé d'imposer des plafonds de gaz à effet de serre à l'industrie canadienne du pétrole et du gaz, ce qui aurait pu servir de couverture politique à l'administration Obama.
Des relations tendues ont aussi été révélées dans les questions commerciales et des forces armées. L'annonce faite par l'administration Obama qu'elle avait conclu une entente avec le Japon dans l'industrie de l'automobile durant les négociations entourant le Partenariat transpacifique (PTP), et ce, à l'insu du Canada, a provoqué un malaise au sein de sections de la bourgeoisie canadienne qui doutaient de la capacité du gouvernement Harper de défendre les «gains» que le Canada avait faits dans l'ALÉNA. De plus, de nombreuses voix se sont fait entendre au cours des deux dernières années pour critiquer le gouvernement parce qu'il n'avait pas fait l'acquisition de nouveaux chasseurs, d'avions de recherche et de sauvetage, de navires de guerre ainsi que de navires de ravitaillement. Tout cet arsenal est vu comme étant essentiel pour moderniser les Forces armées canadiennes et leur permettre d'intervenir en alliance avec les États-Unis à travers le monde.
Un thème central de la campagne électorale de Trudeau était le besoin de solidifier les liens entre le Canada et les États-Unis. Tout en reconnaissant timidement et de manière hypocrite l'opposition de la population face à la participation du Canada dans la guerre au Moyen-Orient, le chef libéral a profité de toutes les occasions pour exprimer son appui à la campagne de l'OTAN et des États-Unis contre la Russie. Reprenant les positions de Harper, Trudeau a déclaré qu'il irait dire à Poutine en personne qu'il est une «brute». Au débat des chefs sur la politique étrangère, Trudeau a affirmé qu'il fallait que le Canada renforce sa présence militaire en Arctique, où Ottawa est en compétition avec la Russie pour des territoires.
Au même moment, les libéraux, comme tous les autres partis, n'ont pas du tout mentionné la révélation troublante de la CBC qu'en 2013 le chef d'état-major de la défense du Canada, Tom Lawson, avait tenu une série de rencontres avec le chef de l'armée des États-Unis, le général Martin Dempsey, pour discuter la possibilité d'une intégration complète des forces armées des deux pays. Une autre option discutée était la création d'une force d'intervention étrangère commune et permanente. Le fait que les libéraux n'aient pas daigné soulever les implications d'un tel développement durant la campagne électorale montre qu'ils sont fondamentalement d'accord avec l'intégration accrue du Canada dans l'offensive mondiale de l'impérialisme américain. Cela montre aussi qu'ils savent très bien que la très grande majorité de la population est opposée à une perspective de guerre sans fin.
On discute depuis longtemps chez les stratèges de la politique étrangère de la nécessité pour Ottawa d'adopter une approche différente vis-à-vis des relations entre le Canada et les États-Unis. Trudeau a prononcé un important discours en juin lors d'un événement organisé par Canada 2020, un groupe de discussion «progressiste», où il a présenté le programme de son parti pour un «véritable changement» dans les relations canado-américaines. Il a alors voulu montrer qu'il prenait ses distances par rapport au legs de son père, Pierre Trudeau. Premier ministre de 1968 à 1984, sauf durant un an, Trudeau avait adopté une position plus indépendante sur certaines questions de politique étrangère et avait imposé des limites à l'investissement américain au Canada, ce qui avait entraîné un refroidissement des relations avec Washington, surtout quand Richard Nixon et Ronald Reagan occupaient la Maison-Blanche.
Pour aider à réparer les «dégâts» causés par le gouvernement Harper, Trudeau a dit qu'il mettrait sur pied un comité dans son cabinet qui serait chargé de superviser les relations avec Washington. Même si Trudeau est en faveur de Keystone XL, il a affirmé que cet enjeu ne devait pas être aussi central aux relations canado-américaines qu'il l'est devenu sous Harper.
Trudeau a aussi dit vouloir une plus grande coordination des politiques continentales en Amérique du Nord, surtout sur les questions de l'énergie et des changements climatiques. Cela permettrait, a-t-il affirmé, aux trois pays membres de l'ALÉNA de mieux exploiter leurs abondantes ressources énergétiques et de développer une position commune de négociation sur les émissions de gaz à effet de serre et les autres problèmes environnementaux. Derrière la rhétorique, l'objectif de telles politiques est clair: utiliser l'«indépendance» énergétique de l'Amérique du Nord dans la géopolitique mondiale; promouvoir les intérêts des sociétés canadiennes et américaines dans les marchés en croissance des énergies vertes et renouvelables; et mettre sur pied une politique de lutte aux changements climatiques qui va désavantager la Chine et d'autres rivaux.
Trudeau a fait savoir qu'il avait bien l'intention d'adopter cette approche quand il a noté que le premier appel téléphonique international qu'il a reçu après avoir donné sa conférence de presse postélectorale venait du président mexicain Enrique Pena Nieto.
La stratégie nord-américaine de Trudeau a des adhérents tant au Canada qu'aux États-Unis. Dans un article intitulé «Amérique du Nord: Une nouvelle orientation est nécessaire» (North America: time for a new focus), écrit pour le Conseil des affaires étrangères (Council of Foreign Relations) par le général américain à la retraite David Petraeus ainsi que par Robert Zoellick, un ancien représentant de la Banque mondiale, les avantages perçus par Washington sont décrits. «Il est temps de placer l'Amérique du Nord à l'avant-plan de la politique des États-Unis. Le développement et la mise en œuvre d'une stratégie pour une coopération économique, énergétique, de sécurité, environnementale et sociétale des États-Unis avec ses deux voisins peut renforcer notre pays sur le continent et accroître son influence à l'étranger», écrivent les auteurs.
(Article paru d'abord en anglais le 24 octobre 2015)