Dans Brando’s Smiles : His Life, Thought and Work , Suzan L. Mizruchi dissipe plusieurs mythes et conceptions erronées entourant Marlon Brando (1924-2004), l’acteur américain le plus dynamique du 20e siècle.
Se basant en particulier sur un examen de la vaste collection de livres, de scénarios de film, de matériel de recherche et de notes de film, Mizruchi nous livre un Marlon Brando beaucoup plus complexe et crédible que le personnage rustre ayant de la difficulté à s’exprimer qui nous a été livré par les médias sensationnalistes.
Mizruchi, professeur d’anglais à l’université de Boston, a choisi de se concentrer sur trois mythes qui sont peut-être les plus présents dans la conscience publique: Brando était une personne sans éducation qui peinait à s’exprimer et qui a élevé la grossièreté au rang de modèle dans les années 1950; il était l’ami des opprimés quand cela faisait son affaire; et après le début des années 1960, il était dans l’industrie du cinéma uniquement pour l’argent.
Né à Omaha, Nebraska en 1924, Marlon Brando déménage avec sa famille à Evanston en Illinois à l’âge de six ans et à Libertyville, aussi en Illinois, alors qu’il avait quatorze ans. De sa mère Dodie, Marlon hérite de son intérêt pour le métier d’acteur et une véritable et profonde préoccupation pour les opprimés. Selon son biographe, l’alcoolisme de Dodie en faisait une personne irresponsable et transmit à son fils une méfiance à l’égard des femmes qui fit en sorte qu’il fut impossible pour lui de développer une relation sérieuse.
Le fils hérita du physique de son père, Marlon Sr, un homme manquant d’assurance et un vendeur qui n’a jamais réussi à avoir du succès. Le père bat son fils à plusieurs occasions et est austère et autoritaire, générant chez son fils une hostilité qu’il garda toute sa vie à l’égard des figures d’autorités. Marlon Jr. dira plus tard, «quand j’avais à jouer une scène de colère, je me rappelais mon père me battant».
Lecteur avide, le caractère rebelle de Marlon en fait un néanmoins un étudiant médiocre. Il échoue à l’école élémentaire et à sa huitième année, il est expulsé de l’école militaire de Shattuck au Minnesota (que son père avait fréquentée), même si son talent d’acteur est déjà reconnu. Il n’obtiendra jamais son diplôme secondaire.
Il est clair pour Mizruchi que Brando était une personne profondément cultivée et réfléchie. Elle souligne sa remarquable collection de livres annotés, qui atteindra éventuellement 4000 volumes, incluant des œuvres sur la philosophie, l’histoire, la littérature et la science. Sa librairie contenait la collection complète des œuvres de Shakespeare (ainsi que des commentaires critiques), Freud, Jung, Albert Camus et plus de 700 livres sur les Indiens d’Amérique seulement.
Dès ses débuts sur Broadway dans la pièce antifasciste de Ben Hecht A Flag is Born (1946), Brando puise dans ses lectures pour jouer ses personnages. Durant le tournage du film d’Elia Kazan Sur les quais (1954), Brando lit des livres et des essais sur l’Homme révolté de Camus. Pour le film d’Edward Dmytryk Le bal des maudits (1958), Brando étudie La psychologie de masse du fascisme de Wilhelm Reich et annote les passages argumentant contre l’idée que le fascisme était le propre d’une seule nation.
Il se prépare aussi pour ses rôles dans les films de Kazan Viva Zapata! (1952) et La vengeance aux deux visages (1961, qu’il finira par réaliser) en lisant intensivement sur la population des Indiens d’Amérique. Pour le film de Francis Ford Coppola Apocalypse Now (1979), il étudie deux ouvrages de la philosophe Hannah Arendt.
Les annotations de Brando révèlent également qu’il lisait pour son épanouissement personnel. Dans sa copie des œuvres complètes de la poésie d’Emily Dickinson, il note qu’il s’identifie à la position «non conformiste» de l’auteur.
Quiconque demeure sceptique quant à la capacité de Brando d’exprimer des idées claires et éclairées est invité à faire une recherche sur YouTube pour des vidéos de Marlon Brando et Dick Cavette et écouter leur conversation durant le talk-show de fin de soirée de Cavett.
Brando’s Smiles met aussi à mal l’idée selon laquelle l’acteur était un allié opportuniste des opprimés et qu’il protestait contre leur souffrance uniquement ou partiellement pour s’attirer l’attention des médias.
Dès 1943, Brando apparait avec des acteurs tels que Paul Muni, Edward G. Robinson, John Garfield et Sylvia Sydney dans la reconstitution historique dramatique «We Will Never Die» («Jamais nous ne mourrons») une œuvre visant faire connaître le massacre des juifs européens. Quarante-mille personnes virent la reconstitution, écrite par Hecht avec la participation de Kurt Weill au Madison Square Garden à New York.
Brando demeure une personne extrêmement réservée après avoir atteint le statut de célébrité. Au même moment, soutient Mizruchi, il utilisera toujours sa célébrité à des fins publiques et «il prend instinctivement le parti des plus vulnérables et des exclus».
La participation de l’acteur dans le mouvement des droits civils et le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam est bien connue. Mieux connue encore – et plus notoire – a été sa décision de laisser l’activiste amérindienne, Sacheen Littlefeather, se présenter à sa place lors de la cérémonie de la remise des Oscars de 1973 et expliquer qu’il avait refusé d’accepter le trophée du meilleur acteur pour son rôle dans le film Le Parrain à cause de la manière dont Hollywood traitait les Amérindiens.
Mizruchi affirme que les membres de l’académie et les médias étaient dans l’erreur de prétendre que Brando aurait dû venir refuser lui même le prix au nom des Amérindiens. À la place, la biographe indique qu’en «substituant un Indien d’Amérique à une étoile d’Hollywood», Brando donna aux Amérindiens l’auditoire mondial qu’il cherchait à leur offrir depuis plus d’une décennie. Elle [la substitution] appuyait également sa critique de longue date contre une industrie médiatique motivée par les profits et les instincts primaires qu’elle nourrit. » Quoi qu’on en pense, la volonté de Brando de prendre position et de défendre ses principes ne peut être remise en question.
L’argument que Brando n’était «intéressé qu’à l’argent» après le milieu des années 1960 est contredit par ses performances et préparations dans les films tels que Burn! (1969), Le dernier Tango à Paris (1972), Le Parrain, Missouri Breaks (1976), Une saison blanche et sèche (1989) et Apocalypse Now. Sa performance dans ce dernier film personnifiant le colonel des Forces spéciales devenu fou durant la guerre Walter E. Kurtz est le résultat d’une longue lecture sur la guerre du Vietnam – et sur la philosophie orientale – et sa décision de restructurer la scène finale et d’écrire le discours de Kurtz, incluant la scène finale de la mort, que Brando qualifiera de «l’une des meilleures scènes que j’ai jouées».
L’auteur de ces lignes n’est pas d’accord avec cette évaluation, mais les efforts qu’il a mis dans le développement de son personnage démontrent qu’il ne prenait pas ses rôles à la légère à cette époque.
Il est presque inévitable, compte tenu de la complexité du personnage public de la vie de Brando et le climat intellectuel actuel, qu’il y ait des éléments insatisfaisants dans la biographie de Mizruchi.
Une évaluation plus globale de la période d’après-guerre aux États-Unis, qui devrait nécessairement inclure une évaluation sérieuse de la chasse aux sorcières anticommuniste et son impact à long terme, est nécessaire pour avoir une ferme compréhension de certains éléments contradictoires de la vision de Brando et de son évolution. L’influence néfaste de l’existentialisme et de différentes tendances antimarxistes, auxquelles se sont abreuvés des intellectuels comme l’acteur sans peut être même le réaliser pleinement à la fin des années 1940 et début 1950, est l'un des sujets qui auraient dû être abordés.
Marlon Brando arriva à New York à 19 ans en 1943 et s’enrôla rapidement à la New School for Social Reaserch. Mizruchi nous informe que la New School développait et enseignait une théorie sur le totalitarisme, «qui supposait des similarités entre les régimes fascistes et communistes». Arendt, que Brando lisait avec attention, était membre de la faculté à ce moment et faisait vigoureusement la promotion de cette théorie.
Mizruchi présente ces faits, mais la biographe ne nous dit pas si elle est en accord avec cette conception, quel rôle elle peut avoir joué durant la période de «terreur rouge» anticommuniste d’après-guerre et de guerre froide et jusqu’à quel point Brando était en accord avec cette théorie. De plus, l’impact qu’auraient pu avoir les implications pessimistes et morbides de l’existentialisme et l’école de Francfort sur l’approche de Brando sur le jeu d’acteur et le cinéma n’est pas abordé non plus.
Dans son autobiographie, Brando: Songs My Mother Taught Me (1994), l’acteur/biographe écrit avec passion et authenticité, particulièrement à propos de la politique et du rôle d’acteur. Malheureusement, la majorité du matériel de cette discussion de Brando sur ces sujets ne se retrouve pas dans la biographie de Mizruchi. Pourquoi ces passages n’ont pas été inclus ou analysés ne peut être que matière à spéculation, mais leur absence affaiblie une œuvre par ailleurs importante.
Malgré ces faiblesses, Brando’s Smile : His Life, Thought and Work vient corriger une bonne partie des mythes qui entourent la vie et l’œuvre de Marlon Brando. Mizruchi nous livre ainsi un portrait beaucoup plus complet et captivant de l’acteur.
(Article paru d’abord en anglais le 19 novembre 2014)