Garry Trudeau, le créateur de la bande dessinée Doonesbury, est attaqué par des éditorialistes et commentateurs de droite pour avoir publiquement critiqué les caricatures antimusulmanes qui ont été publiées dans le magazine français Charlie Hebdo et les avoir associées à une forme de discours haineux.
Trudeau a fait ces brèves remarques le 10 avril, à l’Université de Long Island, où il a reçu le prix George Polk en hommage à sa carrière de plus de quatre décennies en tant que dessinateur durant laquelle il a souvent dû lutter contre la censure de ses positions libérales. Il y a trois ans seulement, 50 journaux avaient refusé de publier sa bande dessinée durant une semaine où il s’en était pris de façon cinglante aux politiciens républicains qui s’étaient opposés au droit d’avortement même en cas de viol ou d’inceste.
Le principal point qu’a fait Trudeau est que Charlie Hebdo ne faisait pas la satire des plus puissants, mais qu’il calomniait les couches les plus opprimées de la population française, les immigrants musulmans, pour qui les taux de chômage, de pauvreté, de harcèlement par les policiers et d’incarcération sont les plus élevés.
Trudeau a été évidemment horrifié par le massacre survenu en janvier dans les bureaux de Charlie Hebdo, lorsque deux tireurs islamistes ont abattu 12 personnes, dont la plupart des dessinateurs les plus en vue du magazine. Il a participé à un hommage en ligne rendu aux dessinateurs assassinés. Le fait qu’il ait refusé de se joindre à la glorification d’une rétrospective du contenu des caricatures, malgré le raz-de-marée de propagande médiatique en ce sens, est un acte de courage intellectuel et moral.
Pour cette raison, des commentateurs de droite – dont David Frum du quotidien The Atlantic, Cathy Young du magazine Reason et Ross Douthat du New York Times – ont calomnié sa déclaration en la présentant comme une attaque contre les victimes du terrorisme. Frum a lancé l’attaque la plus radicale en citant l’attentat à Charlie Hebdo, l’attaque qui lui était associée dans une boulangerie cachère de Paris et l’attaque qui a suivi à Copenhague au Danemark en affirmant: «Pour ce lourd bilan de morts et de destruction – et pour de nombreuses autres morts – Garry Trudeau a rejeté le blâme sur les gens qui ont dessiné et publié les caricatures choquantes.»
Le chroniqueur de droite soutient que Trudeau a appliqué la «théorie du privilège» au massacre de Charlie Hebdo, le justifiant parce que ses victimes faisaient partie de l’élite blanche, tandis que les tireurs étaient des immigrants musulmans pauvres. «En jetant le blâme de l’attentat sur les journalistes tués, plutôt que sur les tireurs, Trudeau a fait référence au statut social défavorisé de ces derniers», écrit Frum.
Il affirme ensuite que les médias aux États-Unis qui ont fait des reportages sur les caricatures antimusulmanes de Charlie Hebdo ne les ont pas republiées, car ils craignaient s’exposer à une attaque terroriste, concluant alors que, «La violence fonctionne.»
Trudeau a offert une explication différente pour la non-publication des caricatures antimusulmanes dans une entrevue à l’émission «Meet the Press» du réseau NBC dimanche dernier, dans laquelle il a abordé la question de l’attaque droitière contre ses propos à l’Université de Long Island. Les rédacteurs en chef américains n’ont pas publié les caricatures, car elles étaient humiliantes et racistes, a-t-il maintenu. Si de pareilles caricatures avaient ciblé des Afro-Américains, elles auraient été universellement dénoncées.
Douthat et Young ont tous deux cité la chronique de Frum avec approbation, faisant écho, dans leur propre critique acerbe, à l’affirmation voulant que Trudeau ait fondé ses propos sur une version extrême de politiques identitaires. Ces critiques sont calomnieuses et sans fondement, comme il est aisément démontré par une lecture de ce qu’a réellement dit Trudeau. Le caricaturiste a cité l’exemple des grands satiristes des Lumières françaises.
«Traditionnellement, la satire a réconforté les affligés tout en affligeant les aisés. La satire frappe vers le haut, contre l’autorité de toute sorte, le faible contre le tout puissant. Les grands satiristes français comme Molière ou Daumier frappaient toujours vers le haut, tournant l’égoïste et l’hypocrite en ridicule. Ridiculiser les défavorisés n’est presque jamais drôle, c’est simplement méchant.
«En frappant vers le bas, en s’en prenant à une minorité impuissante et démunie avec des dessins vulgaires et grossiers qui se rapprochent plutôt du graffiti que de la caricature, Charlie s’est aventuré dans le discours haineux…»
La même question a été soulevée dans une perspective publiée par le World Socialist Web Site immédiatement après l’attentat contre Charlie Hebdo. Le président du comité de rédaction du WSWS, David North, a rejeté l’affirmation de l’historien britannique Simon Schama selon qui le magazine français s’inscrivait dans la tradition des grands satiristes du seizième allant jusqu’au dix-neuvième siècle. Il a écrit:
«Schama situe Charlie Hebdo dans une tradition où il n’a pas lieu d’être. Tous les grands satiristes auxquels Schama fait référence étaient des représentants du siècle démocratique des Lumières et qui faisaient des puissants partisans corrompus des privilèges aristocratiques les cibles de leur mépris. Dans sa représentation implacablement dégradante des musulmans, Charlie Hebdo se moque des pauvres et des faibles.»
North a expliqué que l’orgie de louanges envers Charlie Hebdo, résumée dans le slogan «Je suis Charlie» mis de l’avant lors des manifestations à Paris, était une tentative pour justifier idéologiquement l’impérialisme américain et français
«L’assassinat des dessinateurs et rédacteurs de Charlie Hebdo est présenté comme une attaque contre les principes de la liberté d’expression qui sont, essaie-t-on de nous faire croire, si chers en Europe et aux États-Unis. L’attaque contre Charlie Hebdo est ainsi présentée comme une nouvelle offense par les musulmans qui ne sont pas capables de tolérer les “libertés” occidentales. Il faut déduire de cette conclusion que la “guerre contre le terrorisme” – c’est-à-dire l’assaut impérialiste contre le Moyen-Orient, l’Asie centrale, l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale – est une nécessité inévitable.
Ces positions sont doublement hypocrites, considérant l’assaut sur les droits démocratiques, y compris la liberté de presse, dans tous les pays occidentaux et particulièrement aux États-Unis. L’administration Obama surveille plus de journalistes et poursuit plus de lanceurs d’alerte que tout autre gouvernement dans l’histoire des États-Unis, faisant un exemple de ceux qui ont joué un rôle clé dans l’exposition des crimes du gouvernement américain, tels que Bradley (Chelsea) Manning, Edward Snowden et Julian Assange.
Trudeau ne se dit pas être un opposant de l’impérialisme, mais plutôt un libéral qui soutient apparemment l’administration Obama, même s’il en est quelque peu déçu. Cela n’enlève toutefois rien à son opposition, qui est basée sur des principes, à la tentative de la droite qui vise à attiser les préjugés antimusulmans.
(Article paru d’abord le 27 avril 2015)
Voir aussi :
Le discours hypocrite de la «liberté d’expression» au lendemain de l’attaque contre Charlie Hebdo