La décision du Pentagone de porter des accusations de désertion et de mauvaise conduite devant l'ennemi à l'endroit de l'ancien prisonnier de guerre en Afghanistan, Bowe Bergdahl, est un geste vindicatif et politiquement réactionnaire. Son but est d'intimider les soldats qui, comme Bergdahl, se retournent contre la sauvagerie des guerres que l'impérialisme américain mène au Moyen-Orient et en Asie centrale ou s'opposent à de futures guerres des États-Unis dans le monde.
Bergdahl, un sergent qui était sur le point d'amorcer une année de service en Afghanistan, a quitté son unité située dans la province de Paktika en juin 2009. Il a été capturé par les talibans, détenu comme prisonnier, souvent dans des conditions barbares, et a été forcé de participer à des vidéos de propagande. L'administration Obama a négocié sa libération en mai dernier dans le cadre d'un échange de prisonniers dans laquelle des prisonniers talibans depuis longtemps détenus ont pu quitter Guantanamo Bay.
Même si les médias américains et l'extrême droite propagent depuis longtemps des mythes à propos des prisonniers de guerre de la guerre du Vietnam afin de justifier rétroactivement ce bain de sang impérialiste, ces mêmes éléments ont immédiatement lancé une campagne de diffamation contre l'unique prisonnier de guerre de la guerre en Afghanistan dès qu'il a été libéré. D'anciens membres de l'unité de Bergdahl ont joué un rôle important dans cette campagne.
Il y a eu des affirmations – qui se sont révélées fausses – que Bergdahl aurait quitté son unité pour rejoindre les talibans et combattre avec eux et qu’une dizaine de soldats américains, dans les mois qui ont suivi sa disparition, seraient morts au cours de missions pour retrouver et sauver Bergdahl. À l'apogée de cette campagne, le Wall Street Journal a publié un commentaire qui suggérait que Bergdahl devrait subir la peine de mort pour désertion en temps de guerre.
La vraie raison pour la férocité de cette attaque était le mécontentement que Bergdahl a exprimé publiquement contre la guerre en Afghanistan et, en particulier, sa critique corrosive de la conduite de l'armée américaine dans ce pays dévasté. En 2012, le magazine Rolling Stone a publié des extraits de courriels que Bergdahl a envoyés à ces parents en Idaho dans lesquelles il déclare: «J'ai honte d'être Américain. L’horreur de l’arrogance bien-pensante qu’ils ont adoptée. Tout ça est révoltant. »
«Je suis désolé pour tout ce qui arrive ici», poursuit-il. «Ces gens ont besoin d’aide, mais ce qu’ils reçoivent est le pays le plus arrogant du monde qui leur dit qu’ils ne sont rien, qu’ils sont stupides et qu’ils ne savent pas comment vivre.» Faisant référence à un évènement particulièrement horrible dont il a été témoin, il ajoute : «Nous ne faisons même plus attention lorsque quelqu’un parle de passer sur leurs enfants avec nos véhicules blindés.»
En réaction à la campagne de droite contre Bergdahl, la machine du Pentagone a commencé à produire sa parodie de justice qu’est la «justice militaire». Le lieutenant-général Kenneth Dahl a interviewé Bergdhal et d’autres membres de son unité et a présenté un rapport à l’état-major. La semaine dernière, le général Mark Milley, chef du commandement des forces armées à Fort Bragg en Caroline du Nord, a autorisé les mises en accusation contre Bergdahl. Une audience préliminaire est prévue pour le 22 avril afin de déterminer s’il y aura cour martiale ou un plaidoyer négocié, ou si les accusations seront rejetées.
Eugene Fidell, l’un des avocats de Bergdahl, affirme que le rapport de l’armée démontre que Bergdahl a quitté son poste non pas pour déserter, mais pour rejoindre un autre avant-poste militaire et faire état de la situation dans sa propre unité. Dans une note de service qu’il a rendue publique, Fidell a écrit: «Le rapport conclut essentiellement que le sergent Bergdahl ne prévoyait pas quitter l’armée de façon permanente, comme c’est le cas pour une désertion “longue” classique… Il conclut aussi qu’il cherchait précisément à faire connaître l’état de la situation qu’il jugeait troublante à l’officier général le plus près.» Il peut bien s’agir dans ce cas d’une infraction à la discipline militaire, mais on peut difficilement parler de désertion.
Deux officiels de l’armée ont corroboré l’interprétation du rapport secret par Fidell dans des entrevues avec CNN. «Il est question d’un jeune qui s’inquiétait de la conduite de la mission», a dit l’un des officiels. «Il n’en avait pas marre et il ne planifiait pas déserter.»
Les représailles contre Bergdahl révèlent deux faits politiques intimement liés. D’abord, l’état-major est déterminé à faire un exemple de l’ancien prisonnier de guerre, en raison de l’opposition populaire aux guerres au Moyen-Orient et en Asie centrale, mais aussi parce qu’il y a de plus en plus d’agitation au sein même de l’armée, alors qu’approche la 15e année de la guerre en Afghanistan et que la guerre en Irak reprend, 12 ans après l’invasion de ce pays par les États-Unis.
Ensuite, l’administration Obama, qui avait au départ accueilli le retour de Bergdahl comme un triomphe diplomatique, qui devait être célébré par une séance de photos avec les parents du prisonnier de guerre dans la roseraie de la Maison-Blanche, s’inspire maintenant de la position prise par les dirigeants du Pentagone. C’est l’appareil militaire et les services de renseignement qui prennent les décisions à Washington, pas le «commandant» civil officiel.
Derrière les représailles contre Bergdahl se trouve la crainte qu’une croissance de la démoralisation et l’opposition dans les rangs de l’armée puisse prendre des proportions semblables à l’opposition durant la guerre du Vietnam, dans un contexte où les opérations militaires des États-Unis s’intensifient sans cesse et pas seulement au Moyen-Orient, mais de plus en plus contre de grandes puissances comme la Russie et la Chine.
(Article paru d’abord en anglais le 30 mars 2015)