Signe de tensions de plus en plus vives entre les deux premières économies mondiales, les Etats-Unis se sont clairement opposés à l’établissement par la Chine d’une Banque asiatique pour les infrastructures, dotée d’un capital de 50 milliards de dollars.
Selon un rapport publié par l’Australian Financial Review (AFR), le secrétaire d’Etat américain John Kerry a personnellement demandé au premier ministre australien Tony Abbott, lors d’une réunion à Djakarta suite à l’investiture du nouveau président indonésien Joko Widodo, de ne pas s’engager dans cette banque. Le président américain Obama aurait également soulevé la question mercredi lors d’une conversation téléphonique avec Abbott. L’AFR a dit qu’il « n’était pas sûr » que celle-ci ait bien eu lieu.
La Chine et vingt autres pays ont tout récemment signé un protocole d’accord à Pékin dans le but d’établir la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB). En plus de l’Australie, les autres absents notables de la cérémonie de signature furent le Japon, la Corée du Sud et l’Indonésie. Parmi les membres présents, il y avait l’Inde, la Malaisie, la Thaïlande et les Philippines.
La position officielle des Etats-Unis est de ne pas s’opposer en principe à l’idée d’une banque pour le financement de projets d’infrastructure en Asie; mais ils se disent « préoccupés par la nature de la proposition de l’AIIB dans sa version actuelle. »
On n’accorde pas trop d’importance à ces déclarations officielles. Il est largement admis que la véritable raison des objections des Etats-Unis est que la nouvelle banque pourrait recouper les activités de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement où les Etats-Unis et le Japon exercent un contrôle décisif.
Les Etats-Unis et le Japon craignent que l’AIIB puisse accroître l’influence économique chinoise dans la région. En Chine, cette banque dont le président Xi Jinping est l’instigateur, est considérée comme un contrepoids aux institutions financières existantes et au sein desquelles la Chine a vainement cherché à jouer un plus grand rôle.
Les médias gérés par l’Etat chinois ont accordé une place importante à la cérémonie de signature tout en relevant l’absence de l’Australie et d’autres puissances régionales. La position officielle est que, bien qu’elles n’aient pas signé le document fondateur, ces pays sont libres d’adhérer à une date ultérieure.
Le quotidien China Daily a déclaré à la Une que « l’absence de certaines grandes économies souligne les difficultés rencontrées par la Chine en tant que puissance émergente dans la prise d’initiatives de gouvernance au niveau mondial. »
Le New York Times a rapporté que la Chine considérait la nouvelle banque comme « un moyen d’accroître son influence dans la région au bout d’années de lobbying infructueux pour avoir davantage de poids dans d’autres organisations financières multinationales. »
Les autorités chinoises espèrent que les pays qui souhaitent profiter des opportunités économiques offertes par les projets de l’AIIB réagiront en dépit des objections émises par les Etats-Unis.
Il semble qu’il y ait eu des divergences au sein du gouvernement australien, le ministre du Budget Joe Hockey et le ministre du Commerce Andrew Robb préconisant une participation. La semaine passée, alors qu’il se trouvait à Pékin, Hockey avait dit que l’Australie « devait encore se prononcer » sur cette question.
La ministre des Affaires étrangères Julie Bishop s’est montrée elle, plus proche de la ligne des Etats-Unis, elle a dit qu’il y avait « un certain nombre de principes fondamentaux » à respecter et que la décision définitive serait prise par le premier ministre.
Le gouvernement de la Corée du Sud qui, tout comme l’Australie, est l’un des alliés militaires les plus proches des Etats-Unis dans la région, semble aussi avoir des opinions conflictuelles. Tout d’abord, l’on avait cru qu’il signerait le protocole d’accord mais il a décidé par la suite de ne pas participer au projet.
Selon une source diplomatique de Corée du Sud citée par le JoongAng Daily de Séoul, « si la Corée a été rayée de la liste des membres fondateurs de l’AIIB pour cette fois, elle se trouve encore dans un profond dilemme quant au genre de choix stratégique à faire vu que la Chine défie l’ordre international conduit par les Etats-Unis. »
Ces commentaires montrent clairement que ce qui est en jeu c’est bien plus que les protocoles concernant la contraction de prêts d’investissement et que les Etats-Unis considèrent l’initiative de la Chine comme un défi à leur hégémonie financière. Cette position n’est pas nouvelle. En 1998, suite à la crise financière asiatique, les Etats-Unis avaient sabordé une proposition du Japon de créer, en dehors du cadre du Fonds monétaire International, un fonds de 100 milliards de dollars pour aider les pays à faire face à leurs problèmes financiers. Ces propositions furent considérées comme un défi aux intérêts américains.
L’opposition américaine à une nouvelle banque soutenue par la Chine a subi des critiques de la part de certains milieux. S’exprimant dans AFR, Peter Drysdale, un commentateur économique de longue date de l’Asie et actuellement professeur d’économie à la Crawford School of Public Policy de l’Université nationale australienne, a signalé que les Chinois auraient pu entreprendre le financement d’infrastructures de façon unilatérale mais qu’ils avaient choisi d’« offrir un partenariat multilatéral pour cette initiative. »
Il a rejeté comme « absurde » l’affirmation que la nouvelle banque abaisserait les standards internationaux et dit : « Il ne devrait pas prendre plus d’une nanoseconde pour conclure que des économies comme l’Australie, la Corée, le Japon et les Etats-Unis devraient participer à cette entreprise. »
Un point de vue identique a été exprimé dans un éditorial publié il y a trois jours par le Guardian.
« C’est une exagération que de parler d’un rythme des réformes à la Banque mondiale et au Fonds monétaire International, car il n’y en a pratiquement pas eu en ce qui les concerne, les soi-disant ‘institutions de Washington’ qui, aux côtés du Trésor américain, ont à la fois soutenu et limité l’économie mondiale depuis 1945. L’on a discuté sans fin sur la façon de répercuter le changement dans le rapport de force économique mais cela a été rarement mis en œuvre. »
L’éditorial soulignait que « stratégiquement » les Etats-Unis ne pouvaient pas continuer à consolider un ordre économique obsolète en Asie. Contrairement à certains autres aspects de la politique chinoise, la proposition d’AIIB devait être appréciée dans le contexte d’une « montée pacifique » de la Chine. « Cette affaire relève de l’arrangement et non pas de la confrontation, » concluait-il.
De telles opinions cependant, qui se fondent sur des conceptions de rationalité économique, ignorent les considérations géopolitiques. En vertu de leur « pivot vers l’Asie » dirigé contre la Chine, les Etats-Unis considèrent toute proposition susceptible d’entraîner une expansion de l’influence chinoise comme hostile à leurs objectifs, qui sont axés sur le maintien de leur hégémonie dans la région.
(Article original paru le 27 octobre 2014)