A en croire les derniers sondages réalisés par le quotidien El País, le parti de pseudo-gauche Podemos (Nous pouvons) est maintenant devenu la principale force politique en Espagne.
Si des élections avaient lieu aujourd’hui, 27 pour cent des Espagnols voteraient pour Podemos, 25,5 pour cent pour le parti socialiste (PSOE) et 20 pour cent pour le Parti populaire (PP) au pouvoir dirigé par Mariano Rajoy. Lors des élections européennes de 2009, le PSOE et le PP avaient réuni 80 pour cent des votes.
Le succès de Podemos dans les sondages souligne l’instabilité de la situation politique en Espagne et l’impopularité des partis de l’establishment grâce auquel la lutte de classe fut supprimée des décennies durant, après le passage en 1978 du régime fasciste du général Francisco Franco à la démocratie bourgeoise.
L’élite dirigeante est très consciente des conséquences de six ans de contre-révolution sociale depuis l’éclatement de la crise capitaliste mondiale, qui eut pour résultat le chômage de masse et la pauvreté généralisée. Sa première préoccupation est de bloquer une rébellion de la classe ouvrière contre les soupapes de sécurité traditionnelles – le PSOE, l’Izquierda Unida (Gauche unie, IU) et la bureaucratie syndicale – et d’empêcher le développement d’un mouvement indépendant. Le fait que l’élite dirigeante veut que Podemos remplisse ce rôle est révélé par la couverture médiatique dont le parti a bénéficié ces derniers mois.
Podemos a été créé en janvier afin de combler avec l’Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste, IA, tendance liée au Nouveau parti anti-capitaliste en France) le vide laissé par l’effondrement des principaux partis.
Pablo Iglesias, animateur de débats télé et universitaire, s'est avancé comme figure de proue de Podemos. C’est un ancien membre de l’organisation de jeunesse du Parti communiste espagnol (PCE), qui est resté étroitement lié à l’IU sous la direction du PCE. Iglesias est spécialisé dans la dénonciation populiste de la « caste » politique des partis traditionnels).
Le programme du nouveau parti est contient des revendications « anticapitalistes », dont la « nationalisation du système bancaire privé », l’« appropriation sociale » des grandes entreprises, « la lutte contre la fraude et la corruption », le soutien de l’indépendance catalane, le « rejet des interventions militaires et la sortie de l’OTAN ainsi que la défense ferme des relations de solidarité avec d’autres peuples. » Une grande importance est accordée à la création d’un « audit citoyen de la dette… pour identifier la part de dette illégitime [de la dette souveraine espagnole] ; les dettes illégitimement contractées ne seront pas payées. »
A peine ces revendications avaient-elles été annoncées que le parti commença à les abandonner. L’opposition à la « caste » devint volonté, selon Iglesias, « de dialoguer avec le PSOE et le PP parce ce que la responsabilité envers l’Etat nous fait avancer. …Nous ne sommes pas sectaires. Sur les questions programmatiques nous n’aurons de problèmes avec personne. »
Iglesias a déclaré être un « patriote », disant que s’il était nécessaire d’accroître le budget militaire, « Je le ferai. » En août, la fédération de Podemos au sein de l’armée a déclaré, « L’armée est aujourd’hui nécessaire et nous ne voulons pas amorcer un débat antimilitariste ».
Podemos a refusé de rejoindre la manifestation annuelle le 13 octobre devant la base navale des Etats-Unis et de l’OTAN à Rota (près de Cadix), prétendant une perte d’emplois en cas de fermeture de la base. Podemos est resté silencieux tout au long de la crise ukrainienne lorsque les puissances européennes, en collaboration avec Washington, ont orchestré un coup d’Etat soutenu par les fascistes à Kiev.
A la question de savoir quelle était la position défendue par son parti quant à l’intervention impérialiste menée par les Etats-Unis en Irak et en Syrie, pour laquelle l’Espagne a envoyé 300 soldats, Iglesias a déclaré, « L’Espagne devrait avoir une politique étrangère sérieuse et responsable et ne devrait pas réagir à des appels impressionnistes [des Etats-Unis]. »
Les remarques d’Iglesias n’ont rien à voir avec une opposition socialiste contre l’impérialisme mais reflètent plutôt les recommandations faites dans un récent rapport, « Vers une rénovation stratégique de la politique extérieure espagnole » réalisé par le groupe de pression financé par l’Etat espagnol, Instituto Elcano, à savoir que la « participation loyale [du pays] au sein de l’UE ne signifie pas que l’Espagne doive renoncer à réfléchir et à agir en son propre nom. »
Les responsables du PP comprennent le rôle de Podemos. José Monago, le président régional de l’Estrémadure qui, en début d’année, avait demandé d’être respectueux de Podemos, réclame maintenant de conclure des accords avec lui. Il dispose d’informations de première main de la nature anti-ouvrière et opportuniste de la pseudo-gauche pour avoir opéré des coupes sans précédent suite au soutien apporté au PP par l’IU de la région.
Le mois dernier, lors de son congrès fondateur, Podemos s’était encore plus orienté vers la droite. La revendication en faveur d’un « audit citoyen » de la dette a été remplacée par la déclaration que « le but n’est pas de ne pas payer la dette [. …] Nous pouvons essayer de promouvoir un processus ordonné de restructuration de la dette en Europe et notamment dans les pays périphériques [. ...] Ce n’est pas une question de volonté ou d’équité sociale (mais il s’agit de cela aussi) ; il s’agit principalement de l’efficacité économique. »
En fait, tout ceci n'est qu'une charade politique, car Podemos compte repayer toutes les dettes de l'Espagne aux banques. Quelques jours avant le congrès, une source anonyme de la direction du parti a dit au quotidien El Confidencial Digital que « l’Espagne devra payer la dette qui lui correspond » et le fait d’avoir dit le contraire durant les élections européennes était « une sottise. »
Iglesias avait aussi dit à son équipe de spécialistes en économie de « refaire entièrement » le programme économique présenté dans le manifeste électoral des élections européennes afin de soumettre une « alternative sérieuse » pour les élections législatives.
De plus, le congrès a renoncé à revendiquer une semaine de 35 heures et un départ à la retraite à 60 ans. Il a aussi remplacé sa revendication pour un revenu minimum universel par un revenu d’« intégration sociale », c’est-à-dire une subvention pour les revenus les plus faibles, une subvention qui en fait existe déjà.
En mai, le manifeste avait appelé à l’élimination des subventions pour l’enseignement privé et plus de soutien pour l’enseignement public et les étudiants issus de familles plus pauvres. Au congrès, toutefois, ces revendications furent remplacées par des critiques de la récente loi sur l’éducation qui accelère la privatisation de l’éducation. En réalité, ceci assure le statu quo tout en incluant de vagues propositions en faveur de « plus de bourses » et « l’étude de nouveaux modèles de financement du système universitaire donnant la priorité au financement public. »
Le congrès a aussi renoncé à l'ancienne structure « horizontaliste » de Podemos, où les décisions ressortaient d’assemblées locales influencées par le mouvement de protestation des indignados (« indignés ») de mai 2011. C'était un mécanisme par lequel les partis de la pseudo-gauche comme l’IA bloquaient toute discussion politique ou de perspective parmi les indignados et tentaient de limiter le mouvement à de l'activisme petit-bourgeois. Maintenant, le parti s'est doté d’une structure centralisée et bureaucratique, réduisant sensiblement le rôle des assemblées locales.
Ayant rempli son rôle de créateur du monstre de Frankenstein qu'est Podemos, l’IA risque maintenant de perdre ses postes au sommet de la hiérarchie et une expulsion du parti en raison d’un nouveau règlement interdisant la double appartenance instaurée par Iglesias. La fraction d'Iglesias a acquis un contrôle majoritaire au congrès après avoir remporté 80 pour cent des votes. Le candidat de l’IA, Pablo Echenique, ne put recueillir que 12 pour cent des voix.
Mis au pas par l’humiliante défaite du candidat de l’IA et omettant de faire une quelconque allusion au programme pro-capitaliste adopté par le congrès, le dirigeant de l’IA, Miguel Urban, qui avait été responsable de l’organisation de la participation de Podemos aux élections européennes, se prosterna devant Iglesias et ses compères. Il se plaignit dans Público du « malentendu et des divergences » qui s’étaient produits en insistant « Aujourd’hui notre projet et notre loyauté vont à Podemos. »
Quant à En Lucha, un parti de pseudo-gauche proche du Socialist Workers Party britannique, il justifie sa propre servilité à l’égard de cette organisation anti-ouvrière en prétendant que « malgré tout, Podemos est l’une des organisations les plus démocratiques qui existe en Espagne… plus qu’une bonne raison de ne pas démissionner mais de franchir dix étapes comme l’a dit Teresa Rodriguez, [dirigeante de l’IA et députée européenne de Podemos], tout en restant associé à ce processus qui est capable de lutter pour devenir une organisation de rupture et de changement. »
(Article original paru le 6 novembre 2014)