La banque centrale turque a relevé du jour au lendemain son taux d'emprunt de 7,75 pour cent à 12 pour cent dans une tentative désespérée de stopper la dégringolade de la lire. Cette hausse massive annoncée après une session extraordinaire, mardi à minuit, du conseil d'administration de la banque a surpris les marchés financiers, qui pour la plupart anticipaient une hausse de 2 points de pourcentage. Cette annonce est arrivée dans le contexte de mises en garde disant que ne pas réagir produirait un « carnage. »
La décision de la banque centrale fait suite à la chute de la lire, la semaine dernière, à son taux le plus bas jamais atteint par rapport au dollar américain, portant à ce jour cette année sa dégringolade à 10 pour cent. La banque a dit que sa nouvelle « politique monétaire serrée sera maintenue jusqu'à ce que l'on sente une amélioration significative sur le front de l'inflation. »
La Turquie était au coeur de la tempête financière de la semaine dernière, qui a fait plonger la valeur des devises des économies des marchés dits émergents, du fait des craintes que des taux d'intérêt à la hausse aux Etats-Unis ne provoquent une fuite en masse des capitaux. Cette crise a été déclenchée par la décision des autorités financières de l'Argentine de cesser de soutenir la valeur du peso, le laissant chuter de 12 pour cent, soit la chute la plus importante depuis la crise financière de 2001-2002.
La Turquie est particulièrement vulnérable aux turbulences mondiales car elle accuse un déficit courant de 60 milliards de dollars par an, dont 80 pour cent sont consolidés par des fonds à court terme. Il détient quelque 33 milliards de dollars de réserves étrangères, juste assez pour couvrir le coût des importations durant un mois et demi.
D'autres pays, dont l'Afrique du sud et l'Inde, qui dépendent eux aussi d'apports de capitaux hautement volatils pour couvrir les déficits de la balance de paiement, risquent eux aussi une crise majeure.
Il est certain que la décision de la banque turque a aggravé la crise politique du pays où le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, empêtré dans un âpre scandale de corruption, avait accusé ceux qui poussaient à augmenter le taux d'intérêt d'être engagés dans un complot. Prenant la parole avant la tenue de la réunion extraordinaire de la banque il a dit: « On ne laissera pas dégrader l'économie turque par le sabotage. »
La source principale des turbulences de la Turquie et des autres économies de « marchés émergents » n'est pas le « sabotage » ni un « complot » mais la conséquence du programme d'« assouplissement quantitatif » de la Réserve fédérale américaine. Des milliers de milliards de dollars ont été déversés sur les marchés financiers durant ces cinq dernières années afin de soutenir les grandes banques américaines et les institutions financières.
Suite à la décision de la Fed américaine le mois dernier de « réduire » son programme de 85 milliards de dollars par mois d'achat d'avoirs à 75 milliards de dollars, on s'attend à ce que les taux d'intérêt commencent à grimper aux Etats-Unis, inversant ainsi les flux de capitaux. Une étude publiée au début du mois par la Banque mondiale avertit qu'en cas de scenario catastrophe, les « marchés émergents » pourraient voir leurs flux de capitaux chuter de près de 80 pour cent.
Si la Fed décide de « réduire » davantage ses achats d'avoirs financiers après sa réunion d'aujourd'hui, cela pourrait à nouveau déclencher de rapides mouvements de devises.
Le gouverneur de la banque centrale du Brésil Alexandre Tombini a dit que « l'aspirateur » des taux d'intérêt à la hausse des grandes économies aspirerait l'argent des marchés émergents et obligerait leur banque centrale à augmenter les taux d'intérêt.
Hier, la banque centrale de l'Inde a augmenté les taux d'intérêt de 25 points de base, soit la troisième hausse de ces six derniers mois. D'autres pays pourraient bientôt suivre les décisions de la Turquie et de l'Inde.
Le consensus des marchés financiers semble être que la banque centrale sud africaine n'agira pas mais cela pourrait rapidement changer. L'Afrique du sud accuse le plus important déficit courant de son histoire. La semaine dernière, le rand est tombé à son plus bas niveau par rapport au dollar depuis octobre 2008, dans le sillage de l'effondrement de Lehman Brothers.
Le Brésil, la plus grande économie d'Amérique latine, connaît une croissance faible et un déficit courant qui a atteint son plus haut niveau depuis plus d'une décennie. La banque centrale du Brésil a élevé ses taux d'intérêt de 3,25 points de pourcentage depuis avril dernier, pour atteindre à 10,5 pour cent afin d'essayer de contenir l'inflation et d'intervenir activement sur les marchés financiers pour tenter d'éviter de grandes fluctuations de la valeur de sa monnaie.
Outre l'augmentation des taux d'intérêt américains, l'autre facteur majeur de la crise des devises est l'impact de la croissance qui se ralentit en Chine et les craintes qui s'amplifient à l'idée que le système financier du pays pourrait courir au désastre du fait de l'augmentation rapide de la dette ces cinq dernières années. Dans une tribune libre publiée dans le Financial Times lundi, Ruchir Sharma, responsable des marchés émergents chez Morgan Stanley Investment Management a averti que la Chine était confrontée « pour le moins, au risque sérieux d'un ralentissement majeur » voire même pire.
« Oubliez l'Argentine, » écrit-il. « Le vrai problème du monde émergent c'est le nuage noir de la dette qui flotte au-dessus de la Chine. » Sharma a fait remarquer que d'autres pays en voie de développement qui ont connu une explosion de crédit de même envergure que la Chine ont tous subi une crise du crédit et un ralentissement économique majeur. Proportionnellement au PIB, la dette de la Chine a augmenté de 71 points de pourcentage à 230 pour cent durant ces cinq dernières années.
Ce n'est pas uniquement l'augmentation du montant de la dette qui est inquiétante. Il y a cinq ans, selon Sharma, il fallait une augmentation de 1 dollar de dette pour générer 1 dollar de croissance économique. En 2013, il fallait près de 4 dollars, et un tiers de la nouvelle dette sert à rembourser la dette ancienne.
Il y a aussi de la nervosité concernant la stabilité du système bancaire fantôme de la Chine, où l'on estime qu'il existe une dette de près de 4,8 mille milliards de dollars. L'instabilité et la possibilité d'une crise sérieuse sont attisées par les démarches faites par les autorités financières gouvernementales pour resserrer le crédit et faire dégonfler la bulle de la dette qui s'est développée durant ces cinq dernières années.
Selon le dernier Global Data Watch publié par J P Morgan: « Les taux interbancaires en augmentation, tant que les liquidités restent serrées, continuent de faire monter les coûts d'emprunt et ceci ajouté à une croissance ralentie, risque d'amplifier les tensions financières. »
Un ralentissement significatif en Chine ou une crise financière auront un impact immédiat sur les économies qui l'approvisionnent en matières premières, dont le Brésil, l'Afrique du sud et l'Australie, ainsi que les pays d'Asie du sud-est qui fonctionnent comme des fournisseurs de pièces détachées et de composants pour l'industrie chinoise.
Si la plupart des analystes financiers maintiennent que l'instabilité actuelle n'est pas une répétition de la crise asiatique de 1997-98, la crise actuelle des devises comporte de nombreux ingrédients similaires, dont les prêts libellés en dollars qui sont de plus en plus difficiles à rembourser avec la chute de la valeur de la devise du pays. De plus, l'intégration toujours plus complexe des marchés financiers ces 17 dernières années signifie qu'une crise dans n'importe quelle région du monde peut avoir de rapides conséquences dans le monde entier.
(Article original publié le 29 janvier 2014)