Le résumé non classifié du rapport de la Commission du renseignement du Sénat consacré aux méthodes d'interrogation de la CIA et publié le mardi 9 décembre révèle un programme de tortures et de sévices qui implique le gouvernement américain dans des crimes beaucoup plus vastes que ce qui avait été reconnu auparavant.
Le rapport de cinq cents pages sur les tortures commises sous l'administration Bush a été publié mardi matin, accompagné de remarques prononcées par la présidente de la Commission Dianne Feinstein. Il s’agit là de la synthèse d'un document plus important de 6.700 pages toujours classifié, compilé par le personnel du Sénat à partir de 6 millions de pages de documents.
Bien que le rapport de la Commission du renseignement ait été achevé en 2012, la CIA, avec la collaboration de l'administration Obama, avait cherché à en empêcher la publication.
Le rapport dépeint une agence de renseignement qui opère en dehors de toute contrainte légale. A sa lecture, on a l'impression d'une expérimentation grotesque avec des méthodes dont le but est de réduire les prisonniers à un état de soumission absolue.
Au delà du ‘waterboarding’ (euphémisme pour l’immersion répétée d'un prisonnier jusqu’à ce qu’il en meure), les méthodes de torture approuvées par la CIA comprennent la « réhydratation rectale » au moyen de laquelle les prisonniers subissent « l'alimentation rectale » « sans besoin médical documenté ». Ceci faisait partie d’un effort pour « exercer un contrôle absolu sur le détenu », selon le chef des interrogatoires de la CIA.
Des prisonniers étaient jetés contre des murs et soumis à des « rough takedowns » au cours desquelles cinq agents de la CIA hurlaient contre un détenu, l'arrachaient de sa cellule, le déshabillaient en coupant ses vêtements, et l'attachaient avec du ruban adhésif Mylar. Le détenu était cagoulé et tiré à maintes reprises le long d'un couloir pendant qu'on le frappait avec la main et lui assénait des coups de poing. »
D'autres détenus étaient soumis à des « simulacres d'enterrement » et gardés dans de petites boîtes où ils ne pouvaient pas bouger pendant de longues heures. Un prisonnier, Gul Rahman, a été forcé de prendre des « bains d'eau glacée » et ensuite a été « maintenu partiellement nu enchaîné à un sol de béton » jusqu'à ce qu'il meurt d'hypothermie. Un des agents responsables de la mort de Rahman a reçu une « prime » de 2.500 dollars de la CIA pour « travail supérieur constant ».
Selon la version abrégée du rapport, « Des agents de la CIA ont aussi menacé au moins trois détenus de faire subir des sévices à leur famille ce qui comprenait la menace de s’en prendre aux enfants d'un des détenus, celle de violer la mère d'un autre, de ‘couper la gorge de la mère [d'un troisième]’. »
En outre, « un interrogateur a dit à un autre détenu qu'il n'aurait jamais de procès, car dit-il 'nous ne pourrons jamais permettre que le monde soit informé de ce que je t'ai fait' », et un autre interrogateur a joué à la 'roulette russe' avec un prisonnier ».
Un employé de la CIA a noté que des prisonniers du centre de détention COBALT (décrit par le chef des interrogatoires comme « le cachot ») « ressemblaient littéralement à des chiens mis dans un chenil » et qui, quand on ouvrait la porte de leur cellule, « se recroquevillaient. »
Les méthodes de torture étaient telles que beaucoup de prisonniers tentaient de se suicider et de s’automutiler. Le résumé du rapport note que « Majid Khan se livrait à des actes d'automutilation dont deux tentatives de se couper le poignet, une tentative de se mordre l’intérieur du coude, une tentative de se couper une veine sur la partie supérieure du pied, et une tentative de se couper la peau au niveau du coude avec une brosse à dents affilée ».
La synthèse du rapport précise comment la CIA a engagé deux médecins, James Mitchell et Bruce Jessen (identifiés dans le rapport par les pseudonymes de Grayson Swigert and Hammond Dunbar), pour développer une méthode de torture qui permette de réduire les prisonniers à un état où ils étaient physiquement et mentalement détruits. Les médecins ont basé leurs recommandations sur la théorie de l’« 'impuissance acquise' », où des individus sont susceptibles de devenir passifs et déprimés en réaction à des événements contraires ou incontrôlables ».
Selon la version abrégée, Mitchell et Jessen « ont reçu 81 millions de dollars » de la CIA pour leurs services. En outre, « en 2007, la CIA leur a fourni un accord d'indemnisation pour de nombreuses années qui exonérait [la société de Swigert et Dunbar] et ses employés de la responsabilité juridique découlant de ce programme ».
Le rapport abrégé note que vingt-six prisonniers au moins ont été détenus sans aucun fondement. L’un de ces prisonniers était « mentalement retardé » et sa détention avait pour unique fonction d’obtenir des informations sur un membre de sa famille.
Il énumère des dizaines de cas où de hauts responsables de la CIA ont menti au Congrès et au public. Au cours d’une seule audience devant le Comité du renseignement du Sénat, celle du 12 avril 2007, Michael Hayden, directeur de la CIA à l’époque, a menti sur dix-sept sujets ayant trait aux programmes de torture.
Il contient également des informations très révélatrices sur les relations entre la CIA et les grands groupes de médias.
A ce propos il précise comment « en cherchant à manipuler les reportages de presse sur le Programme de détention et d’interrogation de la CIA, les officiers de la CIA ….ont fourni des informations générales non-attribuées au sujet de ce programme aux journalistes pour des livres, des articles ou des émissions… »
Le premier directeur juridique adjoint de la CIA John Rizzo, a noté qu’une fois le directeur de la CIA avait « béni » un journaliste qui était favorable aux programmes de torture. Ces efforts faisaient partie d’une « campagne publique » comprenant une stratégie de fourniture d’informations fausses aux journalistes sur les programmes de torture.
Le document indique que la CIA avait une relation particulièrement coopérative avec le New York Times, que ce journal avait « fourni à la CIA une ébauche détaillée » d’au moins un article et que le journaliste du Times Douglas Jehl avait « informé la CIA qu’il soulignerait le fait que les techniques d’interrogation renforcée de la CIA fonctionnaient, qu’elle étaient approuvées par une procédure inter-agences et que la CIA s’était donnée beaucoup de peine pour garantir que le programme d’interrogation soit autorisé par la Maison Blanche et le Département de la Justice. »
Obama, qui a collaboré avec le directeur de la CIA John Brennan – lui-même l’un des architectes du programme de torture de la CIA dans le gouvernement Bush – pour faire obstacle et bloquer le rapport du Sénat, a publié une déclaration jeudi qui faisait l’éloge de la CIA. Il a ajouté qu’il espérait que la décision de mettre de façon officielle fin au programme de torture aiderait à réhabiliter l’image des Etats-Unis au plan international.
Le rapport, a dit Obama, « renforce mon opinion de longue date que ces méthodes sévères non seulement contrevenaient à nos valeurs en tant que nation, mais qu’elles ne servaient pas nos efforts plus larges de contre-terrorisme ou nos intérêts en matière de sécurité nationale. »
Depuis sa prise de fonction, Obama a insisté pour dire que le gouvernement Bush n’aurait pas à répondre des crimes perpétrés sous son mandat. Dans une déclaration préparée d’avance lundi il a, une fois de plus, cherché à exonérer ceux qui en étaient responsables: « Dans les années qui ont suivi 9/11, avec la peur légitime d’autres attaques et avec la responsabilité d’empêcher d’avantage de pertes de vies catastrophiques, le gouvernement précédent confrontait des choix déchirants…. »
« Plutôt que d’y voir une raison supplémentaire de relancer une vielle dispute, j’espère que le rapport d’aujourd’hui peut nous aider à laisser ces techniques là où il convient – c'est-à-dire dans le passé, » a-t-il ajouté.
Les efforts déployés par la Maison Blanche et de la CIA pour étouffer ce rapport se sont poursuivis jusqu’à vendredi dernier, où le secrétaire d’Etat John Kerry a entrepris la démarche extraordinaire de faire directement appel à Feinstein pour qu’elle en retarde la publication. Le but transparent de cette requête était de permettre au nouveau Sénat contrôlé par les républicains de prendre ses fonctions en janvier et de faire en sorte que l’abrégé du rapport soit enterré par la Commission du renseignement du Sénat qui sera alors passée sous contrôle républicain.
En attendant, d’anciens responsables du gouvernement Bush, menés par l’ex-vice-président Dick Cheney, se sont précipités pour défendre le programme de torture et pour dénoncer la divulgation du rapport.
Mardi soir, sur NBC News, l’ex-directeur de la CIA Michael Hayden a prétendu que les méthodes décrites dans le rapport du Sénat ne pouvaient être qualifiées de torture. « Aussi mal que puissent penser les gens du comportement passé de la CIA….si tout le monde sur la planète prenait modèle sur le comportement de la CIA, le traitement global des détenus dans le monde connaîtrait en réalité une amélioration, » a dit Hayden.