Il y a 70 ans eut lieu un concert mémorable. Le 9 août 1942, la Septième Symphonie de Dimitri Chostakovitch dite « Leningrad » était jouée dans la ville du même nom, maintenant Saint Petersbourg. A l’époque, la ville se trouvait assiégée par l'armée allemande depuis plus d’une année, et ses habitants étaient soumis à une famine implacable. Karl Eliasberg conduisit un orchestre composé de quinze musiciens survivants de son orchestre de la radio et d’autres musiciens qui avaient été rappelés du front pour l’occasion. L'Orchestre philharmonique de Leningrad, alors sous la direction d’Evgueni Mravinski, avait été évacué à Novossibirsk, où son interprétation de la Septième Symphonie avait déjà rencontré un grand succès en juillet.
La partition de la symphonie fut transportée dans un avion spécial qui contourna le blocus pour atteindre la ville assiégée. Le jour même du concert, l’armée allemande commença une offensive soumettant la ville à de lourds bombardements. L’armée soviétique stationnée à Leningrad imposa le silence à ses canons antiaériens pendant la durée du concert.
« Les gens arrivèrent par petits groupes ou isolément. Par des itinéraires fréquentés, ils venaient des quartiers éloignées de la ville, faisant de larges détours pour éviter les endroits où des pancartes portaient l’inscription suivante:'Empruntez l’autre côté de la rue. Risques de tir d’artillerie'. Ils traversaient alors la rue pour gagner le côté sûr et regardaient le crépi et les corniches s’effriter, les pierres tomber des murs des immeubles mitraillés. Ils avançaient prudemment, l’oreille attentive au fracas du front et aux détonations des explosions voisines, se demandant si les tirs n’étaient pas en train de se rapprocher de la rue qu’ils suivaient, afin de rejoindre en toute hâte la grande salle des colonnes où se donnait le concert. » [1]
Valerian Bogdanov-Berëzovski, un compositeur ami de Chostakovitch qui assista au concert, écrivit deux jours plus tard dans le journal Leningradskaïa Pravda que le concert « se déroula dans un climat de fougue et de passion – comme un meeting, grandiose et solennel – comme un jour de fête nationale ». [2] On disait que la musique était audible jusque dans les tranchées de soldats allemands.
Peu après sa première, la Symphonie « Leningrad » commença une marche triomphale à travers les salles de concert du monde entier et devint l’œuvre la plus populaire de Chostakovitch. Outre la réception qui lui fut donnée dans les villes de l’Union Soviétique, elle fut jouée soixante fois en Amérique seulement et dans la plupart des plus grandes villes d'Europe orientale et occidentale. Elle fut jouée pour la première fois à Berlin au Staatsoper allemand sous la baguette de Sergiu Celibidache durant l'hiver 1946-1947. Partout, elle rencontra un accueil enthousiaste. Des critiques musicaux, des musiciens et des chefs d’orchestre comparaient la Septième Symphonie de Chostakovitch à l’« Héroïque » de Beethoven, qualifiant le compositeur de génie. De manière générale, sa Septième était identifiée au combat du peuple soviétique contre les forces du fascisme.
Pendant l’après-guerre, la Septième Symphonie ne fut jouée que rarement. En Union Soviétique, Andrei Zhdanov, le fonctionnaire culturel de Staline, décria l’œuvre pour cause de manque d’optimisme. Chostakovitch fut accusé d’avoir négligé d’opposer la puissance de l’Armée rouge à la violence des envahisseurs nazis dépeints dans le premier mouvement. En Occident, pendant la guerre froide, les œuvres de Chostakovitch, et tout particulièrement la Symphonie « Leningrad » furent dénigrées et abandonnées parce que considérées comme de la musique commanditée par Staline.
Cette vision demeura incontestée jusqu’en 1979, où les mémoires de Chostakovitch furent publiées à titre posthume par Solomon Volkov, le jeune critique musical soviétique qui avait émigré aux Etats-Unis après la mort du compositeur en 1975. [3] Les mémoires étaient basées sur des comptes-rendus de rencontres, autorisés par le compositeur lui-même et révélant Chostakovitch comme un opposant de Staline et de la bureaucratie qui régnait en Union Soviétique. Elles furent d’abord violemment attaquées dans le monde occidental et oriental et considérées comme une contrefaçon. Bien qu’il fût notoire que Chostakovitch était entré en conflit avec la bureaucratie régnante en 1936 et en 1948, cette dernière l’avait néanmoins employé comme ce qu'elle avait de mieux à montrer en fait de musique soviétique pendant la guerre et aussi plus tard, pendant la guerre froide.
L’avènement de l’ère de Gorbatchev et en particulier la dissolution de l’Union Soviétique aboutit à un retournement significatif de la réception réservée à la musique de Chostakovitch. Les musicologues ont commencé à réinterpréter ses œuvres, découvrant en elles une « critique larvée du système politique ». La fin de l’Union Soviétique, dont certains ont dit qu’elle sonnait le glas du socialisme et consacrait le triomphe du capitalisme, transforma le climat intellectuel dans tous les domaines de la vie culturelle et sociopolitique dans les années 1990, et ce changement se refléta dans la musicologie contemporaine. Cette tendance est exemplifiée par le musicologue britannique Ian MacDonald, dont la biographie de Chostakovitch fut publiée en 1990. Il tenta de trouver des « messages codés de résistance à la tyrannie communiste » dans tous les détails de la musique de Chostakovitch. [4]
Les mémoires publiées par Solomon Volkov furent également réhabilitées. De nombreux amis, musiciens et chefs d’orchestre ayant connu Chostakovitch confirmèrent que les affirmations faites par Volkov dans son livre représentaient un compte-rendu généralement correct des opinions du compositeur. Néanmoins, Solomon Volkov résista à l’interprétation maintenant très répandue de l’attitude de Chostakovitch. Interviewé par le musicologue hambourgeois Gunther Wolter à New York en 1995, il dit : « De nos jours, tout le monde dit, oui, bien sûr, nous avons toujours vu Chostakovitch comme une sorte de dissident secret, mais ce n’était pas le cas. Placer Chostakovitch dans le camp des dissidents serait aussi erroné que de l’étiqueter comme partisan de Staline et de la bureaucratie soviétique officielle. » La vérité est que Chostakovitch était toujours du côté des opprimés. [5]
La symphonie « Leningrad » aujourd’hui
Depuis lors, de nombreuses œuvres de Chostakovitch ont partout été intégrées dans le répertoire. Néanmoins, la Septième Symphonie, dite « Leningrad », est largement négligée et rarement jouée. Pourquoi en est-il ainsi ? Cela reste une énigme tant pour les critiques que pour les musiciens. La Septième Symphonie ne peut pas facilement être réconciliée avec l’interprétation conventionnelle selon laquelle Chostakovitch pratiquait, dans ses œuvres, une critique larvée du « système communiste ». Cette manière de penser est contredite en particulier par le premier mouvement, dans lequel une référence claire est faite à la guerre et à la menace du fascisme. Beaucoup l’ont aussi critiquée pour être trop longue et trop bruyante, n’étant dès lors plus acceptable pour le public de concert d’aujourd’hui. Certains disent que la valeur de la symphonie réside en premier lieu dans sa qualité de document historique. Dans les circonstances prévalant à l’époque, son langage musical simplifié aurait captivé les masses, mais les temps auraient changé.
Solomon Volkov s'est lui aussi rallié à la nouvelle tendance. Dans son livre Chostakovitch et Staline – L’artiste et le tsar (2004), il relève que la Septième Symphonie a été planifiée en premier lieu comme une musique s’opposant à la terreur stalinienne, mais aurait pris une signification différente après l’invasion nazie. Il affirme que le grand succès de la symphonie était surtout dû à la campagne de propagande menée tant par Staline que par les Américains et que d’autres compositeurs tels Béla Bartók et Serguei Rachmaninov l’avaient critiquée immédiatement après ses premières représentations à l’étranger. Il conclut ses commentaires par les termes suivants : « La Septième Symphonie était une cible facile : un hybride étrange, disgracieux de Mahler et de Stravinski, trop longue, trop ouvertement émotionnelle. » [6]
Krzysztof Meyer, le compositeur polonais qui a personnellement connu Chostakovitch et le respectait, auteur d'une biographie de ce dernier qui fait autorité et qui fut d'abord publiée en Pologne en 1980, écrit : « Cette Symphonie ‘Leningrad‘ est-elle véritablement le chef-d’œuvre qui éclipse tout ce que Chostakovitch avait composé jusque-là ? On ne saurait aujourd’hui répondre à cette question par l’affirmative... son programme et la simplicité de son langage lui permirent de captiver et d’émouvoir effectivement les larges masses. Aujourd’hui, cette Symphonie « Leningrad » nous gêne par la structure démesurée de certains épisodes… » [7]
En 1981, Krzysztof Meyer, alors professeur de musique à Cologne, a complété l’opéra « Les Joueurs » de Chostakovitch, dont le compositeur avait laissé des fragments à sa mort. L’œuvre fut présentée à Wuppertal en 1981. Dans les années 1970 et 1980, Meyer sympathisait avec l’intelligentsia polonaise rassemblée autour de Jacek Kuron qui a co-fondé le syndicat Solidarité. Au début de sa biographie, il atteste à Chostakovitch « des compromis divers » et « un indéniable opportunisme ». [8]
Bernd Feuchtner, directeur actuel de l’opéra de Heidelberg, publia son livre And Art Gagged by Crude Power en 1986. Les commentaires qu'il fait dans cette œuvre au sujet de la Septième Symphonie sont particulièrement abstrus. Adoptant un style postmoderne, il l’interprète comme une mise en cause générale de la violence et écrit : « Chostakovitch est manifestement resté lui-même pendant les années de guerre, écrivant une accusation furieuse contre le relâchement de la vigilance face à la violence - qu’elle prenne les traits de la terreur stalinienne ou ceux de l’agression fasciste qu’on avait niée pendant la période ‘de l’amitié’ (c.-à-d. du pacte germano-soviétique] ».
Feuchtner, ancien porte-parole culturel de la Ligue communiste ouest-allemande, maoïste, met encore explicitement le thème des variations qui parcourt le premier mouvement – et qui selon lui soulève « de l’anxiété en nous » en relation avec l’Armée rouge: « L’idée que cette conduite bassement militaire a un caractère national spécifique ne peut pas être déduite de la musique ». Il explique l’engouement du public pour la Symphonie « Leningrad » de la manière suivante : « En même temps, toutefois, cette démonstration de violence a aussi sa propre fascination. Un certain nombre d’auditeurs succombent à cette fascination à la première audition. Qui a été élevé sans éloge des vertus militaires ? … Tout ce qu’on peut dire du thème des variations, c’est qu’il incarne la stupidité qu’il célèbre lui-même. Cette stupidité n’est pas nationale, mais universellement humaine – internationalement inhumaine ». [9]
La meilleure réponse à des critiques suffisantes et déformatrices comme celles de Feuchtner sont les paroles même du compositeur. Il écrivit les trois premiers mouvements de la symphonie à Leningrad en septembre 1941 et les joua au piano à ses amis intimes. Plus tard, il se souvint dans ses mémoires : « Ma Septième Symphonie ‘Leningrad’ a été composée rapidement. Je ne pouvais pas ne pas la composer, c’était la guerre. Je devais être solidaire du peuple, je voulais créer l’image de notre pays en guerre et la capturer dans la musique ». [10]
Isaak Glikman, critique et directeur de théâtre ami de Chostakovitch, constate dans la préface à sa correspondance avec ce dernier, publiée en 1998, que le compositeur lui avait demandé de lui rendre visite au début d’août 1941. « … il se mit au piano et joua l’exposition si belle, si élevée de la 7e symphonie, ainsi que le thème des variations, qui invoquait l’invasion nazie… Après un moment de silence, il finit par dire ‘Je ne sais quel sera le destin de cette pièce’ - et il ajouta après cette pause : ‘Nos braves critiques me reprocheront sans doute d’imiter le Boléro de Ravel. Tant pis, moi, j’y entends la guerre. » [11]
Dans l’édition du journal Moskovski bolchevik du 19 avril 1942, Chostakovitch est cité ainsi: « On me fit savoir que je devais quitter la ville. Je m’y refusais absolument, d’autant plus qu’une atmosphère de lutte régnait partout. Femmes, enfants et vieillards montraient un courage exceptionnel ; je n’oublierai jamais l’héroïsme de ces gens qui vivaient sous une grêle de bombes. Les femmes surtout se comportèrent de manière admirable durant le siège de la ville. » [12]
Au début du blocus, le compositeur chercha en vain, à trois reprises, à rejoindre l’Armée rouge, mais fut par la suite incorporé dans la brigade de pompiers du conservatoire et affecté à la tâche de creuser des tranchées. Finalement, au début d’octobre, il fut évacué à Kouïbychev avec sa famille. Il y termina la symphonie en décembre 1941. Il n’avait aucun doute quant au parti qu’il prenait. Il soutenait la « violence » que le peuple utilisa pour défendre Leningrad et les acquis de la révolution d’Octobre.
«Je fais appel uniquement aux gens qui sont capables d’entendre»
Le manque de compréhension de la Septième Symphonie se reflète aussi dans les interprétations largement divergentes qu’en font les chefs et les orchestres. La première représentation à l’étranger, sous la baguette d’Arturo Toscanini, qui se conforma à l’exigence d’une symphonie héroïque de guerre, était furieusement condamnée par Chostakovitch : « Tout est faux ». Dans la période de l’après-guerre, les interprétations couvraient toute la gamme de l’insipide et dénué d’émotions à l’excessivement mélodramatique, du vivement joyeux au triste et endeuillé ; ou elles ont simplement été trop lisses et superficielles, par exemple, comme certains enregistrements produits dans l’ancienne Union Soviétique. Dans la plupart des cas, il ne reste que peu de l’esprit combatif de la population de Leningrad, et tout aussi peu de la tragédie de l’histoire soviétique.
Chostakovitch lui-même a dit que la meilleure interprétation fut celle du Philharmonique de Leningrad sous Evgueni Mravinski. Il estimait qu’elle était précise et en accord avec ses intentions. C’est pourquoi l’auteur de cet article à déniché un enregistrement d’Evgueni Mravinski des années 1950 afin de connaître une interprétation de la Symphonie « Leningrad » la plus proche possible de l’interprétation originale.
L’opinion que les auditeurs de nos jours ne seraient plus capables de comprendre cette symphonie est un préjudice élitiste typique d’universitaires et de journalistes d’art fortunés. En réalité, la symphonie n’a rien perdu de sa force émotionnelle. A nouveau, elle est au diapason de l’esprit du temps et des sentiments de millions de gens.
Le premier mouvement, qui dure 27 minutes – avec l’incursion soudaine du thème de la marche et ses onze variations, énoncé doucement par les violons et les altos accompagnés d’un petit tambour militaire, puis varié par la flûte, le hautbois et le basson, devenant de plus en plus dominant au fur et à mesure que s’ajoutent plus d’instruments et culminant finalement en un ouragan de vents et de percussions, « devant la toile de fond enragée des violons dont les cordes sont frappées de l’archet - une technique instrumentale évoquant l’image de squelettes dansants » (Ivan Sollertinski) [13] - une telle expérience ne peut laisser aucun public indifférent !
Le thème dit de l’invasion est emprunté de l’opéra « Lady Macbeth du district de Mzensk » et rappelle aussi l’air « Alors je vais chez Maxim’s » de « La Veuve joyeuse » de Franz Lehár, l’opérette favorite de Hitler.
A l’origine, Chostakovitch attribua des titres aux quatre mouvements : « La guerre », « Souvenirs », « Les grands espaces de ma patrie » et « La victoire », mais les retira par la suite – ils s’accordaient trop facilement aux exigences de la bureaucratie stalinienne, réclamant une symphonie héroïque de guerre.
Après tout, Chostakovitch connaissait la vérité : Staline avait préparé la voie à Hitler en décapitant l’Armée rouge. En 1937, son ami intime, le Maréchal Mikhaïl Toukhatchevski fut accusé d’être un « espion allemand » et « conspirateur trotskyste » et par la suite, exécuté. Toukhatchevski avait prévenu Staline d’une attaque imminente de Hitler, mais Staline passa outre cet avertissement, conclut, en 1939, le pacte germano-soviétique et berçait le pays d’illusions. Leningrad ne disposait pas de provisions suffisantes et manquait de dispositifs de défense militaire. Chostakovitch observa dans ses mémoires que le peu qui était disponible état dû à la prévoyance et à l’autorité de Toukhatchevski. Staline permit que Leningrad soit ruinée et Hitler lui asséna le coup de grâce.
Les deux premiers thèmes du premier mouvement n’ont dès lors rien à voir à l’idylle de la « construction paisible du socialisme » que les fonctionnaires culturels staliniens tentaient de lire dans la musique. Une belle mélodie initiale, qui laisse pourtant songeur, entre en dialogue avec un deuxième thème lyrique ressemblant à une chanson. Les violons du deuxième thème, toutefois, vibrent et semblent brouillés en tout cas dans l’interprétation d’Evgueni Mravinski.
Est-ce un dialogue entre les gens vivants de Leningrad et les innombrables révolutionnaires d’octobre 1917 qui – comme Toukhatchevski - furent assassinés sur ordre de Staline ? Le tremblement des violons semble s’élever, exhortant et plaintif, de tombes sans inscription. Toukhatchevski n'était pas seulement un général d’armée hors norme qui, encore jeune, avait été nommé commandant par l’ancien chef de l’Armée rouge, Léon Trotski. Il était aussi un violoniste assez doué, et il paraît même qu’il avait fait de la lutherie ! Dans ses mémoires, Chostakovitch dit qu’il avait érigé sa Septième Symphonie en monument à Toukhatchevski, au directeur de théâtre Vsevolod Meyerhold et aux nombreuses autres victimes de Staline enterrées à des endroits inconnus.
A la fin de l’enfer de la guerre du premier mouvement, la reprise entre avec un adagio. Hautbois et basson plaignent les victimes de la bataille, mais les violons reviennent au thème initial et tentent de reprendre le thème de la marche – mais ils sont à nouveau prévenus du péril imminent par les cordes qui vibrent tranquillement, les voix montant des tombes. Un battement doux de tambour ramène promptement le thème de la marche, émergeant à distance et concluant le mouvement.
Le deuxième mouvement est un scherzo présentant une structure inhabituelle, des éléments de danse et une conclusion qui laisse songeur. Il est imprégné d’humeurs changeantes d’humour, de danse joyeuse et de chagrin.
Chostakovitch a décrit ce mouvement en ces termes : « …un intermezzo lyrique, très tendre. Contrairement au mouvement précédent, il n’a aucun programme et ne contient aucune image concrète. On y trouve une pointe d’humour (je ne peux m’en passer !) ; Shakespeare n’ignorait pas la valeur de l’humour dans la tragédie, et il savait que l’on ne peut pas imposer aux auditeurs une tension continue ». [15] La tonalité alterne entre les modes majeur et mineur ; le son tremblant des hautbois et violons s’y faufile et s’apaise en se muant en un épisode de danse calme. On peut y percevoir la population de Leningrad qui vit dans une « ambiance de souffle retenu » [16], soumise à un véritable tour de montagnes russes entre espoir et désespoir.
Au début du troisième mouvement, on a froid dans le dos. Ce début est aussi lourd et funeste qu’un enterrement, suivi de cantilènes (chants) endeuillées par les flutes et les cordes, exprimant un chagrin infini pour les souffrances de la population. Mais il se mue en colère et militantisme transmis par la soudaine tonalité majeure des cors puissants, un rythme de valse et une reprise du thème de la marche. Sigrid Neef, une musicologue et dramaturge de l’ancienne République Démocratique Allemande stalinienne, constate ici une « étonnante et subtile différentiation entre un chagrin presque pétrifié et un épanchement de peine libre et sans entraves ». [17]
Le dernier mouvement, qui était censé communiquer la confiance dans la victoire de l’Armée rouge, se développe effectivement en une sorte de marche de la victoire. Mais la marche a une qualité ironiquement altérée et glisse soudainement d’une tonalité majeure resplendissante vers une sombre mineure, ouvrant la voie à des nuances plaintives qui minent la jubilation. L’engagement de l’orchestre complet à la fin accroît la sensation de tourmente. Le chagrin se fait entendre. Le destin de l’Union Soviétique ne sera pas déterminé uniquement par la victoire de l’Armée rouge.
L’Armée rouge fut capable de battre Hitler en dépit de la trahison de Staline, uniquement parce que la classe ouvrière soviétique était prête à combattre. Toutefois, la guerre catastrophique ne fut pas suivie de l’effondrement du régime stalinien, ni d’un renouveau de l’Etat ouvrier, contrairement aux espoirs que non seulement Chostakovitch avait nourris.
Après la guerre, Staline exploita la victoire pour consolider sa machinerie d’oppression. Il continua la persécution des artistes tels que Chostakovitch, condamné comme formaliste à l’occasion d’une conférence de l’Union des compositeurs en 1948 et on lui interdit de faire jouer une bonne partie de ses œuvres.
«En composant la Septième, j’ai commencé à revenir à la vie»
Des critiques de la Septième Symphonie aiment à se référer au fait que Chostakovitch avait déjà projeté l’œuvre avant l’attaque fasciste. Le Philharmonique de Leningrad avait effectivement annoncé l’inclusion de la Septième Symphonie de Chostakovitch dans sa saison 1941-42. Lui-même a aussi insisté, dans ses mémoires, qu’elle n’était pas seulement un écho à l’agression de Hitler ; elle était son « requiem » pour les nombreuses victimes de la terreur stalinienne.
Si cela nous frappe comme une chose contradictoire, ce n’est qu’en apparence. L’opposition de Chostakovitch au régime stalinien n’avait rien à voir avec l’anticommunisme. A la différence de dissidents tels que Soljenitsyne et Sakharov, il rejetait intuitivement l’idée de retourner à des relations capitalistes. Le déclenchement de la guerre contre l’Union Soviétique, le 22 juin 1941 - il avait justement l’intention d’aller voir un match de football avec son ami Isaak Glikman -, avait donné un nouveau sens à l’idée générale de la Septième Symphonie qu’il avait déjà conçue, et le poussa à la coucher sur le papier le plus vite possible.
« Encore avant le début de la guerre, il n’y avait sans doute pas une famille de Leningrad qui n’avait perdu quelqu’un… Chacun avait quelqu’un à pleurer. Mais il fallait pleurer silencieusement, sous la couverture, pour n’être vu de personne. Tous se craignaient mutuellement… Je devais exprimer cela. Je sentais que c’était mon devoir. Je devais écrire un Requiem consacré à tous ceux qui avaient péri, qui avaient été suppliciés. Je devais décrire l’effroyable machine destructrice et protester contre elle. Mais comment le faire ? J’étais toujours suspect… Et soudain, la guerre arriva. Et aussitôt, le malheur devint commun. » Et il continue en soulignant : « … ce n’est qu’après la Septième que je suis revenu à la vie… Les temps étaient durs, mais on respirait plus librement. » [18]
Ce que la plupart des biographes et interprètes de l’œuvre de Chostakovitch contestent ou n’arrivent pas à comprendre, c’est la profonde solidarité de ce dernier avec les ouvriers soviétiques. Né en 1906 dans une famille érudite de Leningrad à l’ascendance révolutionnaire polonaise, il était l’un des nombreux artistes soviétiques inspirés par la révolution d’Octobre. A l’âge d’onze ans, pendant la révolution de février 1917, il commençait à former ses premières impressions politiques à la vue d’un cosaque qui faucha un garçon à coups de sabre devant ses yeux. « Je ne l’oublierai jamais », dit-il dans ses mémoires. Le morceau de piano qui commémore cet incident – « Marche funèbre en mémoire aux victimes de la révolution » - est l’une de ses premières compositions. Il avait seulement récemment commencé l’apprentissage du piano.
En avril 1917, lui et des camarades d’étude se rassemblèrent à la gare de Finlande, où Lénine arriva de l’exile - bien entendu sans être pleinement conscients du rôle que ce dernier allait jouer dans les événements suivants. A seize ans, il fut admis au Conservatoire par Alexander Glazounov. Lorsqu’on lui demanda de soumettre une thèse finale en vue d’obtenir son diplôme, il écrivit sa Première Symphonie, dont l’optimisme révolutionnaire pétillant lui valut un succès immédiat et retentissant.
Le directeur de théâtre légendaire Vsevolod Meyerhold, qui tombera victime des purges de Staline, l’appela plus tard à son théâtre à Moscou, où se retrouvait l’avant-garde artistique après la fin de la guerre civile. Ici, Chostakovitch collabora avec Meyerhold pour produire son opéra « Le Nez » (basé sur un récit de Gogol), mit en musique « La Punaise » de Maïakovski et écrivit également son opéra « Lady Macbeth du district de Mzensk ». Cet opéra fut joué avec succès plus de vingt fois avant d’être soudainement condamné dans un article dicté par Staline paru dans la Pravda sous le titre « Du chaos à la place de la musique ». De plus, l’article dénonça le compositeur de l’opéra comme « ennemi public ». Chostakovitch fut interdit de faire jouer ses œuvres pour presque deux ans et était menacé chaque jour d’arrestation.
A la différence de beaucoup d’autres compositeurs tels Prokofiev, Chostakovitch refusa d’émigrer vers l’Ouest, cherchant plutôt de trouver une façon de continuer de composer en Union Soviétique sans capituler devant Staline. Il défendait l’opinion que les compositeurs ne devaient pas rester à l’écart de la population et voulait écrire pour un large public. Il dit, au début de ses mémoires : « Je suis passé dans la vie non comme un badaud, mais comme un prolétaire ! ».
Pendant la guerre civile, il devait gagner de l’argent pour pourvoir aux besoins de sa famille en accompagnant les films dans des cinémas au piano. Jusqu’à la fin de sa vie, Chostakovitch avait une aversion presque physique contre les intellectuels privilégiés qui cherchaient la faveur de Staline dans l’intérêt de leur propre avancement. Sa méfiance envers les pays occidentaux naissait de la même antipathie. Dans des discussions avec Solomon Volkov, il parle avec un sarcasme cinglant des journalistes occidentaux qui posent les questions les plus stupides et sont payés pour le faire. Il réserva une critique particulièrement tranchante aux intellectuels occidentaux gauchistes qui venaient à Moscou en tant qu’« amis de l’Union Soviétique » et écrivaient des articles minimisant la barbarie des procès de Moscou. Ceux-ci incluaient Lion Feuchtwanger, André Malraux, George Bernard Shaw et « l’humaniste encore plus célèbre Romain Rolland », qui lui donnaient des « nausées ».
Avant de composer la Septième Symphonie, Chostakovitch s’était consacré à l’orchestration de l’opéra « Boris Godounov » de Modest Moussorgski. Il est intéressant d’observer, dans les Mémoires, les parallèles qu’il établit entre le thème de cet opéra et le régime stalinien : « De même, j’ai toujours été profondément impressionné par la certitude de Moussorgski que l’antagonisme entre le pouvoir et le peuple opprimé est insoluble. Donc, le peuple est à jamais condamné à la souffrance et à la haine. Tandis que le pouvoir, dans ses tentatives de s’affermir, ne fait que se décomposer et empester. L’avenir, c’est le chaos et la catastrophe nationale… Et s’est à cela que je m’attendais en 1939. »
Plus loin, il dit qu’il était d’accord avec la base éthique de « Boris Godounov ». « L’auteur condamne sans compromis la nature amorale d’un pouvoir antipopulaire. Un tel pouvoir est inévitablement criminel. Je dirais même inéluctablement criminel. C’est un pouvoir que les vers rongent de l’intérieur. Et le plus odieux, c’est qu’il essaie de se réclamer du peuple. » [19]
Chostakovitch n’était pas politicien, et bien qu’il ait peut-être admiré l’attitude de trotskystes tels que le critique d’art Alexander Voronski, il n’arriva pas à saisir l’importance des disputes politiques et théoriques entre l’Opposition de Gauche et la bureaucratie stalinienne. A un moment, il déclare dans ses mémoires que ces conflits avaient « plutôt une valeur scolastique », et que « peut-être aurait-il mieux valu que Voronski se soit entendu avec Staline sur la question du socialisme… » ; peut-être serait-il alors resté en vie et aurait pu continuer à aider d’autres artistes. [20]
Néanmoins, Chostakovitch était conscient, d’un point de vue artistique, de deux positions fondamentales de l’Opposition de Gauche, même s’il ne saisissait pas entièrement leur signification. Premièrement, la bureaucratie stalinienne ne pouvait être réformée parce qu’elle était « rongée de l’intérieur », et deuxièmement, le fait que Staline commettait ses crimes au nom du socialisme avait les conséquences les plus graves et était « particulièrement odieux ». C’est pourquoi Chostakovitch avait une telle affinité avec des sympathisants de Léon Trotski tels que Meyerhold et Toukhatchevski.
La Symphonie « Leningrad » est une expression de la solidarité de Chostakovitch avec les traditions révolutionnaires de l’Union Soviétique qui continuaient d’inspirer les ouvriers en 1941, en dépit de la brutalité du régime de Staline. Ils n’hésitaient pas à défendre ce qui restait des acquis de la révolution d’Octobre. Quelques cinquante ans plus tard, en 1991, la bureaucratie stalinienne commit son ultime crime en démantelant l’Union Soviétique.
Chostakovitch coula en un chef d’œuvre musical l’histoire de l’Union Soviétique, avec toutes ses contradictions et sa tragédie. Il voyait la mobilisation des ouvriers pour la défense de l’Union Soviétique comme une chance pour un renouveau culturel de l’Etat ouvrier et le renversement du régime réactionnaire stalinien. C’est là l’énigme de sa Septième Symphonie.
L’auteur recommande aussi : The legacy of Dmitri Shostakovich (7 avril 2000)
Un bel enregistrement par Evgueni Mravinski et le Philharmonique de Leningrad datant de 1953, semblable à celui de 1957 examiné dans le présent article, est disponible auprès d’Amazon.com en format MP3 et sur quelques CDs. You Tube donne accès à un enregistrement dont la source n’est pas bien spécifiée mais dont l’interprétation se rapproche de celle de Mravinski : http://www.youtube.com/watch?v=dEt_0r1JEHc
Notes :
1. Krzysztof Meyer, Dimitri Chostakovitch, traduit de l’allemand par Odile Demange, Fayard 1994, p. 267
2. Ibid.
3. Solomon Volkov, Témoignage, Les mémoires de Dimitri Chostakovitch, traduit du russe par André Lischke, Albin Michel, 1980. Au cours de la rédaction du présent article, il s’est avéré que les traductions allemande et anglaise du texte original russe présentent des divergences importantes.
4. Cité et traduit de Fred Mazelis, “The legacy of Dmitri Shostakovich”, sur www.wsws.org/de, 7 avril 2000. La biographie d’Ian MacDonald, The New Shostakovich, a été rééditée en 2006.
5. Cité et traduit de Universal Messages: Reflections in Conversation with Günter Wolter. Tempo, Numéro 200, 1997, publié par Cambridge University Press, p. 16
6. Solomon Volkov, Chostakovitch et Staline, L’artiste et le tsar. Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Anatolia, Editions du Rocher, 2004, p. 221
7. K. Meyer, pp. 268-69
8. Ibid., p. 12 Le KOR, fondé par Jacek Kuron, combinait anti-stalinisme avec pro-capitalisme. Kuron participait comme ministre du travail dans le premier gouvernement bourgeois après l’effondrement de la Pologne staliniste.
9. Traduit de l’article original, qui cite et traduit Bernd Feuchtner : „Und Kunst geknebelt von der groben Macht” - Dimitri Schostakowitsch. Künstlerische Identität und staatliche Repression (Et l’art bâillonné par le pouvoir cru – Dimitri Chostakovitch: identité artistique et répression étatique) Sendler Verlag, Frankfurt 1986, pp. 170.
10. Volkov, Témoignage, p. 195 (dans l’édition allemande, p. 174)
11. Dimitri Chostakovitch, Lettres à un ami, Correspondance avec Isaac Glikman (1941-1975), traduit du russe par Luba Jurgenson, Albin Michel, 1994, p. 26
12. cité dans Krzysztof Meyer, op. cit. p. 263
13. Traduit de l’article original qui cite et traduit Sigrid Neef, « I listened to the life of my people and observed its struggle ... (J’ai écouté la vie de mon peuple et observé sa lutte…) » dans les notes au programme du 11 au 15 décembre 2009 du Philharmonique de Munich, p. 16. Ivan Sollertinski (1902-1944) était un musicologue et ami intime de Chostakovitch. Il était considéré comme expert au sujet de Gustav Mahler et s’était fait une renommée en Union Soviétique. Sous son influence, Chostakovitch devint un inconditionnel de Mahler. Dans les années 1920, Sollertinski était directeur artistique du Philharmonique de Leningrad, dont il incluait dans le répertoire des œuvres de l’avant-garde occidentale, telles que les « Gurrelieder » de Schönberg et un concerto pour piano de Krenek.
14. Chostakovitch : 7e Symphonie dite « Leningrad », Philharmonique de Leningrad, sous la baguette de Evgueni Mravinski, enregistré en 1957, Omega Classics 200
15. cité dans K. Meyer, p. 261
16. Sigrid Neef, voir note 13, p. 18
17. Ibid.
18. Volkov, Témoignage pp. 176-77
19. Ibid. p. 276
20. Ibid. p. 232
(Article original paru le 25 août 2012)