La controverse autour de l’attaque d’al Qaïda l’année dernière contre des installations diplomatiques américaines et de la CIA à Benghazi, en Libye, a été ravivée dans le contexte de l’aggravation de la crise politique du gouvernement Obama.
Alors même que le débat entre la Maison Blanche et ses adversaires républicains devient plus animé, les véritables enjeux qui sous-tendent l’attaque du 11 septembre 2012, et qui a coûté la vie à l’ambassadeur américain, Christopher Stevens, et à trois autres Américains, restent toutefois cachés.
Certains Républicains sont allés jusqu’à suggérer que le traitement de l’affaire Benghazi par le gouvernement pourrait devenir un motif de destitution du président démocrate. Il y a une impression générale qu’Obama, qui est aussi mêlé à des controverses concernant l’espionnage par l’Etat des médias et le harcèlement par le fisc (Internal Revenue Service, IRS) de groupes politiquement opposés au gouvernement, a de gros ennuis du fait d’une politique anti-démocratique et militariste pratiquée à l’insu du peuple américain.
Comme d’habitude, la présentation de ces développements par les médias américains est malhonnête et délibérément trompeuse.
Les médias ont en grande partie réduit l’affaire à un changement mineur de la politique électorale, à savoir, si la Maison Blanche, cherchant à parer une attaque des Républicains à la veille des élections de 2012, était pour quelque chose dans la modification des « points de discussions » préparés pour l’ambassadrice américaine d’alors à l’ONU, Susan Rice, qui avait fourni la première explication publique de l’attaque mortelle à Benghazi.
Cette thèse, qui a été avancée par les Républicains, suggère que la Maison Blanche était déterminée à empêcher que la vérité concernant Benghazi n’interfère avec le projet d’Obama d’être candidat sur la base des supposés succès de la « guerre contre le terrorisme », et plus particulièrement l’assassinat d’Oussama ben Laden. Ainsi, le gouvernement a faussement représenté l’assaut à Benghazi comme étant une manifestation anti-américaine spontanée de Libyens indignés par une vidéo antimusulmane produite aux Etats-Unis et diffusée sur internet.
Une centaine de pages de courriels publiées par la Maison Blanche mercredi pour tenter d’étouffer la controverse montrent que la CIA, le Département d’Etat, le Pentagone, le FBI, le Conseil national de sécurité et la Maison Blanche sont tous intervenus pour modifier le script de Rice, et que le Département a exercé la plus forte pression pour enlever des références à al Qaïda et aux milices islamistes libyennes qui figuraient dans le premier projet.
Ces inquiétudes suggèrent que l’enjeu dépasse de loin le simple fait de priver les Républicains d’une occasion de ternir le bilan d’Obama ou bien que la controverse actuelle est simplement le résultat d’une stratégie républicaine de torpiller la candidature anticipée d’Hillary Clinton à la présidence démocrate en 2016.
La principale motivation pour dissimuler l’identité de ceux qui ont assiégé les installations américaines à Benghazi a ses origines dans les relations complexes que Washington a nouées avec les éléments qui ont exécuté cet attaque. Ni la Maison Blanche démocrate, ni la direction républicaine du Congrès n’a un quelconque intérêt à sonder cette question.
Depuis plus d’une décennie déjà, Washington, tant sous Bush que sous Obama, a cherché à justifier ses interventions militaires à l’étranger et ses attaques contre les droits démocratiques sur le plan national, au nom d’une guerre mondiale sans fin contre le terrorisme, et tout précisément une soi-disant lutte pour éradiquer al Qaïda.
La réalité est toutefois que les Etats-Unis et leurs agences de renseignement entretiennent depuis longtemps avec ces forces une relation bien plus complexe que ne veut l’admettre quiconque dans le gouvernement américain.
Il y a des liens qui remontent à la fondation d’al Qaïda en tant que complément aux efforts entrepris par la CIA de fomenter et de financer à la fin des années 1970 une insurrection islamiste contre le gouvernement afghan qui était soutenu par l’Union soviétique. Avant cela, le renseignement américain considérait depuis longtemps les organisations islamistes réactionnaires du Moyen-Orient, de l’Iran et de l’Indonésie comme des agents utiles dans ces régions pour lutter contre les influences socialistes et nationalistes de gauche.
On nous répète depuis longtemps que le 11 septembre 2001 « a tout changé », mais il n’a pas complètement changé cette relation qui était si étroitement liée aux attaques terroristes de ce jour-là.
Dans son intervention en Libye, Washington a utilisé des combattants liés à al Qaïda comme une force intermédiaire sur le terrain dans la guerre pour l’éviction du régime séculaire du colonel Mouammar Kadhafi, en les armant, les conseillant et les utilisant pour assurer la suite de la campagne de bombardement massif des Etats-Unis et de l’OTAN.
Christopher Stevens était clairement l’homme clé de cette relation, ayant soigneusement étudié les détracteurs islamistes de Kadhafi avant de lancer la guerre pour un changement de régime. Il avait été envoyé à Benghazi en avril 2011 où il coordonnait l’armement, le financement et la formation des soi-disant rebelles, éléments qui avaient été précédemment qualifiés par les Etats-Unis de terroristes et, dans certains cas, enlevés, emprisonnés et torturés par la CIA.
En octobre 2011, l’intervention impérialiste en Libye paracheva sa victoire avec le meurtre par lynchage de Kadhafi aux mains des forces soutenues par les Etats-Unis.
L’une des raisons pour laquelle l’affaire de Benghazi continue de troubler les eaux politiques à Washington est que la même stratégie est actuellement employée à une échelle encore plus vaste en Syrie où une fois de plus des milices encore plus dangereuses liées à al Qaïda servent comme force combattante la plus importante dans la guerre pour l’éviction de Bachar al Assad. Comme en Libye, l’objectif est de renforcer l’hégémonie des Etats-Unis sur la région riche en pétrole, aux dépens des rivaux du capitalisme américain, notamment la Russie et la Chine. De plus, le changement de régime à Damas est recherché car il est un moyen de préparer une guerre encore plus étendue contre l’Iran.
Avec l’intervention syrienne qui est en train de s’embourber, le fiasco de Benghazi sert de mise en garde quant aux récompenses potentielles en cas de réussite lors de ces entreprises. Il y a manifestement de profondes divisions au sein de l’appareil d'Etat américain au sujet de cette politique.
L’explication la plus plausible pour ces événements sanglants de Benghazi en septembre dernier est que les relations établies avec al Qaïda au Maghreb islamique ont mal tourné après la chute de Kadhafi, peut-être parce que les Islamistes croyaient que les promesses américaines n’avaient pas été tenues et qu’ils n’avaient pas été dûment récompensés pour les services rendus. Avec l’assassinat de Stevens, qui était l’envoyé américain auprès de la « révolution libyenne », ils ont fait passer un message fort à Washington.
Ce type de « retour de flamme » a une longue et terrible tradition dans les interventions mondiales de l’impérialisme américain. Le 11 septembre 2001, ceux qui avaient été accusés pour les attentats terroristes avaient précédemment été acclamés par Washington comme étant des « combattants de la liberté » et avaient été soutenus dans la guerre contre l’Union soviétique en Afghanistan.
Et même avant, le soutien accordé par le gouvernement Kennedy aux « gusanos » cubains lors de l’invasion ratée de la Baie des Cochons en 1961 à Cuba avait produit aux Etats-Unis une couche de terroristes d’extrême droite convaincus d'être les victimes d’une politique de double jeu. Ces relations pernicieuses ont vraisemblablement joué un rôle dans la fin brutale du gouvernement Kennedy lui-même.
En dernière analyse, les efforts concertés entrepris par le gouvernement Obama, le Département d’Etat et diverses agences de renseignement pour éviter de mentionner al Qaïda dans le rapport sur les attaques de Benghazi visaient à camoufler les relations secrètes durables qui existent avec ce réseau terroriste et le fait qu’une fois de plus elles créent des crises explosives dans lesquelles les populations du Moyen-Orient et potentiellement des Etats-Unis mêmes sont les victimes innocentes.
(Article original paru le 16 mai 2013)